Le « moment populiste » est un concept proposé par la philosophe Chantal Mouffe. Selon Mouffe, la globalisation, l’hégémonie du capital financier et l’intégration de la social-démocratie à la politique néolibérale ont instauré une « post-démocratie ». Le principe du peuple souverain est devenu une formule creuse : il n’y a plus de souveraineté, donc plus de débat entre gauche et droite. La défense des intérêts de l’oligarchie financière est assurée par une caste qui ramène les problèmes politiques à des problèmes techniques, à trancher par des experts. Dans ce contexte, le rapport entre les principes d’égalité (la gauche) et de liberté (la droite), est déséquilibré en défaveur de la gauche. Or, le peuple, pour Mouffe, n’est pas une donnée sociologique: c’est une construction politique qui dépend du tracé de la frontière entre le « eux » et le « nous ». Le mode de cette construction politique constitue pour elle le populisme.
Aujourd’hui, il y a un « moment populiste » car on note partout une profonde frustration et une aspiration « populaire » à la démocratie, donc à la souveraineté, donc à un rééquilibrage entre égalité et liberté. Ces sentiments sont captés principalement par un populisme de droite, mais cette situation n’est pas une fatalité. « Le populisme de droite rétablit la souveraineté populaire, mais pas l’égalité » – notamment parce qu’il ethnicise les problèmes sociaux. Il construit donc un « nous » qui réduit la démocratie au lieu de l’élargir. C’est son talon d’Achille. La gauche peut et doit développer un populisme de gauche, seule façon de combattre le populisme de droite. Pour ce faire, Mouffe recommande de ne pas parler de « fascisme » ni « d’extrême-droite » : « C’est un moyen de ne pas chercher à comprendre », dit-elle. Or, il faut « reconnaître que les demandes qui sont à la base des mouvements populistes de droite sont des demandes démocratiques ». Marine Le Pen donne des réponses aux gens victimes de la « globalisation heureuse ». Le populisme de gauche, pour Mouffe, se distingue du populisme de droite en disant que l’adversaire est la mondialisation néolibérale, pas les immigrés.
Pauvre Gramsci !
Les marxistes distinguent la « classe en soi » et la « classe pour soi ». La différence, c’est la conscience. La classe en soi est une donnée sociologique. La « classe pour soi » se constitue par l’expérience des luttes, l’auto-organisation, l’extension et l’unification des luttes, qui permet au prolétariat d’aller au-delà de ses revendications pour jeter les bases d’une révolution complète des rapports sociaux, ainsi que des rapports humanité-nature. Mais Mouffe insiste : la construction d’un peuple n’est pas la constitution de la « classe pour soi ». C’est un processus « beaucoup plus transversal », qui centralise des « demandes hétérogènes » provenant de « différents secteurs sociaux ». Lesquels ? Mouffe cite le féminisme, les mouvements LGBT, l’écologie… Mais ce n’est pas le fond de l’affaire. Le fond de l’affaire est que la transversalité est nécessaire parce que nous ne sommes plus dans le capitalisme fordiste : « aujourd’hui, nous sommes tous sous la domination du capitalisme financier, y compris des secteurs sociologiques qui appartiennent à la droite ». Il s’agit donc de « reformuler le projet socialiste en termes de radicalisation de la démocratie ». Cela nécessite la cristallisation politique de revendications provenant aussi de secteurs du patronat. Cette cristallisation nécessite un leader charismatique qui mobilise les passions, car il n’y a pas que des arguments : en politique, les affects sont importants. Le populisme de droite l’a bien compris, le populisme de gauche doit faire de même.
Voilà, en très condensé, l’essentiel de la théorie politique qui suscite l’engouement d’une partie de la gauche aujourd’hui. Sous des dehors modernes et radicaux, c’est du très vieux vin dans une nouvelle outre. Le point de départ est faux : il consiste à séparer capital financier et capital en général, alors que les deux sont inextricablement imbriqués. Pour Mouffe et ses adeptes, l’ennemi n’est pas le capitalisme qui exploite le travail et détruit l’environnement, mais le capital financier globalisé qui vide la « souveraineté populaire » de son contenu. La perspective stratégique qui en découle est celle d’une « insurrection citoyenne » pour rétablir… quoi ? La « démocratie » et la « souveraineté » d’avant le tournant néolibéral, avec son « équilibre » entre gauche et droite – dans le cadre de la nation. Mouffe est explicite : se référant à Syriza et Podemos, elle considère que le populisme doit entrer dans les institutions pour les transformer. Telles sont, pour elle, les conclusions à tirer de l’analyse de Gramsci sur la conquête de l’hégémonie. Pauvre Gramsci ! Il doit se retourner dans sa tombe car ce que Mouffe propose est ce que la social-démocratie a prétendu faire… et qui l’a transformée en social-libéralisme.
Les citations sont extraites du débat Chantal Mouffe/Jean-Luc Melenchon