Qu’une société garantisse un revenu décent à tous ses membres est évidemment un objectif légitime. Mais cela n’implique pas l’adhésion aux projets de revenu universel, de base, etc. Ces projets reposent en effet sur un postulat erroné, ils conduisent à une impasse stratégique et renoncent au droit à l’emploi.
Adieu au plein emploi,
vive le revenu
L’idée d’un revenu inconditionnel s’incarne en de multiples projets [1]. Mais, au-delà de leurs différences, ils se développent tous à l’intersection de deux propositions plus ou moins explicites. La première est connue: les gains de productivité font que le plein emploi est hors d’atteinte. Et comme toute activité humaine est créatrice de valeur, il faut redistribuer la richesse produite par un revenu déconnecté de l’emploi.
Admettons un instant, même si cette prévision est hautement discutable [2], que les gains de productivité liés aux nouvelles technologies soient porteurs d’une hécatombe d’emplois et qu’un emploi sur deux sera automatisé dans les deux prochaines décennies. Les tenants de la fin du travail nous disent alors: «vous voyez bien qu’il n’y aura plus d’emplois pour tout le monde, donc il faut un revenu universel pour redistribuer la richesse produite par les robots».
C’est ce «donc» qu’il faut absolument récuser. Un autre raisonnement est en effet possible: «Les robots font une partie du travail à notre place, donc notre temps de travail peut diminuer.» A l’échelle historique, c’est ce qui s’est passé (pas spontanément mais sous la pression des luttes sociales): les gains de productivité ont été en grande partie redistribués sous forme de réduction du temps de travail.
Petite économie politique du numérique
En pratique, il se trouve que les gains de productivité associés aux nouvelles technologies mettent du temps à se manifester. Les économistes sont à nouveau confrontés au «paradoxe de Solow»: on voit partout ces nouvelles technologies, sauf dans les statistiques de productivité. Les tentatives pour sortir de cette difficulté consistent à dire que le volume de production est mal mesuré par les méthodes habituelles: il aurait été sous-estimé, de telle sorte que les gains de productivité seraient finalement plus élevés qu’il n’y paraît. Les correctifs proposés reposent pour la plupart sur un oubli de la vieille distinction entre valeur d’usage et valeur d’échange que le numérique serait en train de brouiller.
Le développement de l’économie de plateforme (Uber, etc.) et des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) a en effet stimulé des innovations théoriques souvent impressionnistes mais qui s’appuient pour la plupart sur de nouvelles définitions de la production ou de la captation de valeur. La question qu’il faut alors se poser est de savoir si les nouvelles technologies rendent vraiment nécessaire un tel «dépassement» de la théorie de la valeur.
Un recul prudent – au risque du conservatisme – est ici nécessaire: il faut essayer de discerner ce qui est effectivement nouveau tout en prenant ses distances avec l’idée facile selon laquelle les innovations techniques détermineraient mécaniquement les mutations sociales adéquates. Cette fascination devant les prouesses de la technique conduit assez rapidement à la conclusion hâtive que le salariat est condamné.
Pour s’extirper de ce dispositif idéologique, le plus simple est de se demander quel est le modèle économique des entreprises «numériques». Autrement dit: comment gagnent-elles de l’argent? Apple vend des smartphones et des tablettes; son modèle se distingue par un quasi-monopole qui repose d’un côté sur une surexploitation de la main-d’œuvre, de l’autre sur la rente que lui procure l’addiction des consommateurs à son système clos. Mais, au bout du compte, Apple gagne de l’argent en vendant des marchandises. Il n’y a donc rien de nouveau sous le soleil de ce point de vue et cela permet de souligner un ressort idéologique qui consiste à mélanger deux choses: les performances remarquables du produit et le fait qu’il reste une marchandise classique. On pourrait dire la même chose d’Amazon, qui n’est pas autre chose qu’un distributeur de marchandises stockées dans d’immenses hangars (ou sur de gros serveurs pour les biens numériques) et manipulées par des prolétaires.
Le modèle de Google ou de Facebook est différent: leurs recettes proviennent de la valorisation des informations collectées sur leur parc d’usagers qui sont revendues sous forme d’espaces publicitaires ou de meilleurs référencements. Leur extravagante capitalisation boursière renvoie à leur capacité à monopoliser une part importante du marché publicitaire. Il s’agit donc d’un transfert plutôt que d’une création autonome de valeur, comme en témoignent les difficultés de Twitter qui n’a jamais réussi à dégager un bénéfice net, faute de mordre suffisamment sur le marché de la publicité.
La typologie des plateformes est encore plus diversifiée. Par exemple, Blablacar et Uber n’ont pas exactement la même logique. Dans le premier cas, la plateforme met en contact deux personnes qui ont choisi de faire le même trajet et partagent les frais. Il s’agit alors d’un transfert de revenu entre individus qui ne crée pas en soi de valeur. En revanche, la plateforme perçoit sa commission qui correspond à la vente d’un bien marchand, en l’occurrence le service de mise en contact. Uber, et beaucoup d’autres comme TaskRabbit aux Etats-Unis, fonctionnent plutôt comme des agences d’intérim, en mettant à disposition des «salariés» qui vont réaliser une tâche pour un client qui va payer pour cette prestation.
Les applications de mise en relation rendent ainsi possibles des transactions qui auraient été réalisées sous d’autres formes mais à un prix plus élevé, ou pas du tout. On pourrait parler d’entreprise virtuelle mettant directement en contact l’acheteur du service avec un «salarié». D’un point de vue strictement économique, il n’y a rien de vraiment nouveau sous soleil. La plateforme rentabilise son investissement et ses quelques salariés en prenant sa commission: la marchandise qu’elle vend, c’est le service de mise en relation. Le travailleur reçoit quant à lui une rémunération, comme le ferait un petit artisan. La grande différence est évidemment le contournement (potentiel mais pas inévitable) de toute législation sociale et fiscale. Ce secteur de la gig economy s’apparente au secteur dit informel ou non enregistré des pays en développement et le statut de ses participants est souvent plus proche de celui d’un journalier du XIXe siècle que de celui de salarié ou même de travailleur indépendant.
C’est particulièrement évident dans le cas du micro-travail qui consiste, comme l’explique le site foulefactory.com, à automatiser les «tâches manuelles les plus laborieuses» moyennant une rémunération minime. L’exemple emblématique est le Turc mécanique (Mechanical Turk) d’Amazon: cette plateforme (mturk.com) met en contact des particuliers et des entreprises qui proposent des micro-tâches. L’appellation même de Turc mécanique est révélatrice. Elle fait référence à une fameuse supercherie de la fin du XVIIIe siècle: un automate habillé à la mode turque jouait aux échecs (et gagnait la plupart du temps). En réalité, c’était un être humain qui manipulait le mannequin. Amazon revendique fièrement la référence à ce subterfuge en affichant le slogan «intelligence artificielle»: c’est reconnaître que beaucoup de tâches qui semblent avoir été automatisées sont en fait réalisées par de petites mains éparpillées à travers le monde et payées au lance-pierres. Amazon symbolise ainsi le véritable subterfuge idéologique qui consiste à transformer le recours à cette surexploitation en merveille de la technologie.
Adieux à la théorie de la valeur
Un pas supplémentaire est franchi avec les théories du digital labor. Ce travail gratuit réalisé par les consommateurs qui surfent sur Internet serait exploité, puisqu’il produit une information qui est intégralement captée par le site et qui sera revendue: il y a donc captation de la valeur produite par les «prosommateurs» (prosumers).
Ce schéma conduit à des élaborations théoriques parfois saugrenues et qui peuvent même être présentées dans un cadre conceptuel évoquant la théorie marxiste de la valeur. C’est le cas de Christian Fuchs qui pousse jusqu’au bout la tradition opéraïste italienne: «l’usine est le lieu du travail salarié, mais le salon aussi. En dehors des lieux du travail salarié, l’usine n’est pas seulement à la maison: elle est partout [3]».
Pour Antonio Casilli, un autre théoricien du digital labor, nous créons donc de la valeur sans le savoir, notamment à travers les objets connectés: «le seul fait de se trouver dans une maison ou un bureau “intelligents”, c’est-à-dire équipés de dispositifs connectés, est déjà producteur de valeur pour les entreprises qui collectent nos informations» [4]. Il faut alors «reconnaître la nature sociale, collective, commune de tout ce qu’on produit en termes de contenu partagé et de données interconnectées, et prévoir une rémunération en mesure de redonner au common ce qui en a été extrait. D’où l’idée, que je défends, du revenu de base inconditionnel».
Cette justification du revenu de base repose sur une extension illégitime des concepts de valeur et d’exploitation, et finalement sur une incompréhension des rapports sociaux capitalistes. Le grand problème du capitalisme numérique est au contraire son incapacité à marchandiser les biens et services virtuels qu’il produit.
Deux autres adeptes du capitalisme cognitif vont encore plus loin en proposant un revenu social garanti qui devrait «être conçu et instauré comme un revenu primaire lié directement à la production, c’est-à-dire comme la contrepartie d’une activité créatrice de valeur et de richesse aujourd’hui non reconnue et non rémunérée» [5]. Le terme de revenu «primaire» renvoie à la répartition «primaire» des revenus, entre salaires et profits. Autrement dit, le revenu garanti est pensé comme une forme supplémentaire de revenu qui devrait se rajouter au salaire et au profit. Mais ce revenu correspondant à une création de valeur ex nihilo nous fait entrer dans un monde parallèle fantasmé qui n’est plus le capitalisme.
Pour solde de tout compte
La première impasse stratégique des projets de revenu universel est une forme de naïveté rarement soulignée qui renvoie d’ailleurs au postulat de base, à savoir que le plein emploi est désormais hors d’atteinte. Il est pourtant facile de montrer, presque arithmétiquement, que le plein emploi est pour l’essentiel une question de répartition [6]. Dire que le plein emploi est hors de portée revient donc à admettre qu’il est impossible de modifier le partage de la valeur ajoutée des entreprises dans le sens d’une création d’emplois par réduction du temps de travail.
Pourtant les projets de revenu universel impliquent eux aussi une modification de la répartition des revenus nécessaire pour financer le revenu inconditionnel à un niveau «suffisant» pour assurer un niveau de vie décent. Mais pourquoi ce changement dans la répartition – au moins aussi drastique – serait-il plus facilement accepté par les dominants qu’un partage du travail?
Les partisans du revenu universel sont ensuite confrontés à une contradiction fatale. Si le revenu est «suffisant» ou «décent», son financement implique de redéployer largement la protection sociale, parce qu’il n’y a pas de source autonome de création de valeur. C’est alors une régression sociale qui consiste à remarchandiser ce qui a été socialisé. Et si le revenu est fixé à un niveau modeste, comme étape intermédiaire, alors le projet ne se distingue plus des projets néo-libéraux et leur prépare le terrain.
En idéalisant le précariat comme s’il relevait tout entier d’un travail plus autonome, permettant de libérer les initiatives, on occulte ses formes les plus classiques et dominées. En appelant de ses vœux le dépassement du salariat vers un post-salariat adossé à un revenu de base, on fait le lit de ceux qui organisent en pratique le retour au pré-salariat. Les partisans progressistes d’un revenu à 1000 euros par mois risquent bien alors de servir d’«idiots utiles» pour la mise en place d’un revenu universel à 400 euros – pour solde de tout compte – qui permettrait en outre de réduire avantageusement les coûts de fonctionnement de l’Etat-providence.
Adieux au programme de transition
La combinaison de fondements théoriques erronés et d’orientations programmatiques hésitantes conduit fatalement à renoncer ou à tourner le dos aux axes essentiels d’un projet cohérent, à commencer par la réduction du temps de travail. Au-delà de quelques positions conciliatrices («c’est complémentaire») les partisans du revenu universel ignorent ou discréditent ce levier d’action. Pour Philippe Van Parijs, l’un des grands promoteurs de l’allocation universelle, c’est «une idée du XXe siècle, pas du XXIe siècle» parce que «la réalité du XXIe siècle» (à laquelle il faut donc se résigner) c’est la «multiplication du travail atypique, du travail indépendant, du travail à temps partiel, des contrats de toute sorte» [7].
En se projetant dans un futur indistinct, tous ces projets sautent par-dessus la nécessaire mobilisation autour de mesures d’urgence comme l’augmentation du salaire minimum et des minima sociaux (avec leur extension aux jeunes de 18 à 25 ans). Parce qu’ils se résignent à la précarisation, ils laissent en réalité le champ libre à des projets libéraux d’un revenu minimum unique et insuffisant se substituant aux minima sociaux existants.
En faisant miroiter un salaire à vie ou un revenu inconditionnel, ces projets font aussi l’impasse d’une version radicalisée de la sécurité sociale professionnelle assurant la continuité du revenu [8].
Enfin, ces adieux au plein emploi empêchent de poser la question des besoins sociaux et d’envisager une logique d’Etat «employeur en dernier ressort». La question écologique est absente, à moins peut-être que la frugalité du revenu de base ne suffise à enclencher la décroissance salvatrice.
De manière générale, le succès de ces projets s’explique sans doute par les coordonnées d’une période assez cauchemardesque. Portés par des apprentis gourous, ils semblent représenter autant de raccourcis permettant de contourner les obstacles et de passer à nouveau à l’offensive. On retrouve cette même quête de solutions miracle dans des domaines connexes: les monnaies magiques («libre», «double» ou «fondante») pour créer de l’activité, le retour aux monnaies nationales pour sortir de la crise de l’euro, le tirage au sort pour rétablir la démocratie, etc. Ces utopies incantatoires ne sont pas seulement stériles: elles sont aussi, malheureusement, autant d’obstacles à la construction d’une stratégie d’alternative ancrée dans la réalité des rapports sociaux. (22 décembre 2016, pour A l’Encontre)
Notes
[1] Michel Husson, «Fin du travail : le temps des gourous», A l’encontre, 23 juin 2016.
[2] Michel Husson, «Le grand bluff de la robotisation», A l’encontre, 10 juin 2016.
[3] Christian Fuchs, «Prolegomena to a Digital Labour Theory of Value», tripleC, 10 (2), 2012.
[4] Antonio Casilli, «Digital labor : à qui profitent nos clics?», Le Temps, 12 janvier 2015.
[5] Carlo Vercellone et Jean-Marie Monnier, «Mutations du travail et revenu social garanti comme revenu primaire», Les Possibles n° 11, Automne 2016
[6] Michel Husson, «France. Réduction du temps de travail et chômage: trois scénarios», A l’encontre, 4 avril 2016.
[7] Philippe Van Parijs, «La réduction du temps de travail est une idée du XXe siècle», L’Obs, 7 juillet 2016.
[8] Laurent Garrouste, Michel Husson, Claude Jacquin, Henri Wilno, Supprimer les licenciements, Syllepse, 2006.
Source : A l’encontre