On peut considérer que « l’institution travail social » est d’abord et essentiellement au service d’un Etat qui contribue largement à l’encadrement et à la normalisation de populations qu’il stigmatise comme « déviantes » ou « marginales » ; au service d’une cohésion sociale qui tendrait à gommer toute aspérité, à évacuer tout grain de sable qui gripperait le fonctionnement ordonné d’une société. On peut.
On peut aussi considérer qu’il a existé et qu’il existe encore une forme de travail social qui rêve d’une démocratie solidaire visant l’émancipation de chacun. Un travail social qui questionne et interpelle quand des mesures politiques, quand des orientations économiques, produisent de l’indifférence ou de l’intolérance ; quand elles accentuent les inégalités, l’exclusion, enferment les femmes, les hommes, les jeunes dans des cases desquelles il ne serait pas possible de sortir. Un travail social qui œuvre au quotidien pour et avec les ayants-droits, afin que ceux-ci obtiennent la place légitime qui devrait leur revenir de droit dans une société qui se dit respectueuse et tolérante.
Observer certaines organisations sociales, parmi les plus visibles, autorise à imaginer le travail social comme outil étatique normatif et cadrant. S’intéresser au monde associatif, à son histoire et aux valeurs qu’il soutient depuis de nombreuses années, permet de mieux appréhender les logiques émancipatrices que porte, plus souvent qu’on ne le pense parfois, le travail social.
Il faut admettre ce paradoxe dans l’approche du travail social. De nombreuses instances le considèrent comme cet outil à leur service et aux services de leurs desseins. La conscience populaire soutient bien souvent cette approche des choses. Et le retour de bien des ayants-droits, confrontés, voire englués dans des relations difficiles avec ces professionnels du social renforcent encore cette approche. Par ailleurs, les travailleurs sociaux s’inscrivent, parfois résolument, dans une culture de leur profession d’abord au service des populations avec lesquelles ils et elles travaillent, d’abord dans une critique de l’ordre établi, et d’abord dans des logiques propositionnelles alternatives et porteuses des valeurs fondamentales de la démocratie (l’égalité, la liberté, la solidarité, le respect d’autrui, la tolérance…). Cette culture se trouve d’ailleurs renforcée au travers de l’enseignement du travail social qui, en Fédération Wallonie-Bruxelles pour le moins, a fait de manière claire et énoncée le choix d’une formation au service de cette culture professionnelle.
Une logique stigmatisante
Ce paradoxe, relativement permanent, dans lequel se trouve le travail social, est évidemment davantage bousculé par les prises de positions politiques de ces dernières semaines. Rappelons-nous cependant que c’est en 1991 qu’ont été mis en place les contrats de sécurité. Ces dispositifs impliquaient, dans leur trame, une dimension qui concernait les travailleurs sociaux. Essentiellement dans une logique de prévention, mais une logique de prévention stigmatisante puisqu’elle pointait les populations toxicomanes, les populations jeunes et les populations immigrées, comme celles dont il fallait protéger les autres, avec cette volonté de rassurer le bon peuple, de le sécuriser. C’est depuis 1991, et les dernières propositions issues de différents gouvernements renforcent cette logique, qu’il y a de plus en plus cette volonté de forcer l’orientation normative de la profession, déconsidérant totalement, par la même occasion, les cadres méthodologiques, éthiques et déontologiques dans lesquels s’inscrivent les pratiques de travail social. Ces cadres se sont pourtant forgés, au cours des années, au travers de longs débats et de solides réflexions dont l’objectif n’était que rarement la protection de prés carrés qui seraient détenus par les travailleurs, mais davantage la volonté de produire un travail efficace, véritablement efficace, à destination des ayants-droits.
Il faut bien se rendre compte que, quand des pouvoirs politiques font le choix de mêler les travailleurs sociaux à la lutte contre le radicalisme religieux ou contre la fraude sociale en imposant des pratiques, ils ne se contentent pas de rajouter l’une ou l’autre tâche aux travailleurs. Ce qu’ils font, c’est pervertir fondamentalement les missions, en total décalage avec la formation qu’ils ont reçue, les valeurs qu’ils défendent, et le plus souvent, les valeurs que les organisations pour lesquelles ils travaillent défendent également… au travers des missions pour lesquelles elles sont subsidiées!
Or, les travailleurs sociaux, et c’est leur métier, posent d’eux-mêmes des regards attentifs sur ce que certains appellent la fraude sociale ou le radicalisme religieux.
Lutte contre la «fraude sociale» ou criminalisation de la survie?
Alors que certains parlent de fraude sociale comme d’un fléau contre lequel lutter, d’autres (des associations de lutte contre la pauvreté) n’hésitent pas à définir cette lutte comme une criminalisation de la survie. Si, effectivement, des travailleurs sociaux (essentiellement de CPAS mais pas que) repèrent parfois des situations d’abus, le plus souvent, ils et elles constatent que quand les ayants-droits sortent du cadre, c’est avec la volonté d’entrevoir la dignité minimale que l’organisation sociale s’engage, dans plus d’un texte fondateur, à leur offrir… Les travailleurs sociaux constatent le plus souvent que l’aide publique apportée est bien loin d’atteindre cet objectif. Peut-on penser que ces travailleurs sociaux, au regard critique sur les missions qu’ils et elles sont chargé.e.s d’accomplir et observateurs avisés des situations qu’ils/elles rencontrent, accepteront sans sourciller de jouer ce rôle à la fois policier, justicier et délateur qu’on leur demande de jouer?
Quant au radicalisme… Peut-on décemment penser que des travailleurs sociaux déjà noyé.e.s de travail pour ce qui concerne leurs missions premières ne trouvent le temps de repérer les signes de radicalisme, ne soient capables de faire la différence entre moralisme, puritanisme ou conservatisme religieux et radicalisme? A moins que la demande sous-jacente ne soit une participation à la stigmatisation d’une population, dont on peut certes parfois regretter, pour certains de ses membres, la référence à certains dogmes religieux discutables et discutés, sans pour autant les catégoriser comme «fanatiques». La police et la sûreté de l’Etat sont bien mieux outillées pour cela que les travailleurs sociaux!
Que peuvent les travailleurs sociaux?
Face à la lame de fond qui semble transformer son métier, que peut le travail social? La solution la plus simple serait de dire non aux missions imposées et donc, de dire non à l’emploi. Une solution simple mais peu réaliste, parce que la notion de survie est aussi un concept qui concerne les travailleurs sociaux. Et le salaire lié à l’emploi aide à cette survie.
Parmi les compétences de bien des travailleurs sociaux, les pratiques de contournement (se jouer ou jouer avec le cadre) ne sont pas exceptionnelles. Pour être acceptables, ces pratiques souterraines se doivent de rester éthiques, ce qui consiste essentiellement en la confirmation étayée, qu’elles répondent toujours aux missions fondamentales du travail social. Cette confirmation trouve son fondement autant dans des textes que dans le dialogue intersubjectif avec d’autres professionnels ou d’autres personnes susceptibles de poser le regard critique et constructif nécessaire.
Mais les cadres ne présentent pas toujours une rigidité qui ne permette pas l’affirmation d’un travail de qualité comme réponse à des injonctions inopportunes… Affirmer un travail solide, sur base de valeurs démocratiques partagées, avec une méthodologie construite et des objectifs clairement définis, qui ne contredisent pas nécessairement l’essence des injonctions, permet aux travailleurs sociaux d’ouvrir de nouvelles voies en étant entendus par certaines instances capables de reconnaître la pertinence proposée. Cette affirmation qualitative doit au moins être portée au niveau organisationnel, travailleurs sociaux, direction et administrateurs de concert, voire davantage encore au sein d’un réseau d’organisations.
Envisager l’action collective face aux dysfonctionnements
Dans de tels cadres dysfonctionnels et porteurs de dysfonctionnements, l’action collective se doit en effet d’être envisagée. Entre organisations, mais aussi entre travailleurs sociaux. Parce que les organisations ne sont pas nécessairement soutenantes par rapport à cette logique qui consisterait à opposer la qualité d’un travail à des injonctions impertinentes… Les travailleurs sociaux qui n’ont pas envie de baisser leur culotte face à ceux qui agissent pour pervertir leur travail, appellent depuis longtemps à cette autre lame de fond, portée par des professionnels qui réaffirmeraient en nombre, de façon forte, ce qu’est le travail social, ses missions, son éthique et sa déontologie. Sans grand succès jusqu’à présent. Mais peut-être que « le Manifeste du Travail social » rédigé par le Comité de Vigilance en Travail social, qui a été publié récemment pourra-t-il changer la donne? C’est en tout cas un outil collectif au service du collectif qui rappelle les bases de ce qu’est et doit être le travail social émancipateur et démocratique.
Entre organisations et entre travailleurs sociaux. Mais aussi avec les ayants-droits… La véritable force d’un travail social démocratique et émancipateur, c’est bien à ce niveau là qu’il doit se jouer. Pas seulement dans un travail de guidance et d’accompagnement, sans doute nécessaire. Travailler le social en alliance citoyenne, véritablement participative et revendicatrice de droits légitimes, c’est bien là l’essence même du travail social qu’il faut défendre.
Article publié dans La Gauche #80, janvier-février 2017.
Retrouvez et signez le Manifeste du Travail social ici http://www.comitedevigilance.be/?Manifeste-du-travail-social&