La Gauche a interviewé Jérémie Cravatte, permanent CADTM et membre d’ACiDE (la plateforme d’audit citoyen de la dette en Belgique)
Le mémorandum de l’audit citoyen de la dette (attire l’attention sur l’enjeu que constitue la question de la dette publique : chaque année, c’est environ 45 milliards d’euros – intérêts et capital – que l’Etat paie à ses créanciers, soit 20 % de son budget. C’est, par exemple, six fois plus que les dépenses consacrées au chômage.
Le mémorandum d’ACiDe, comme d’autres documents (ceux du CADTM, du Réseau pour la Justice Fiscale, etc) montre bien d’où vient cette dette et qui en profite : le sauvetage des banques, les cadeaux fiscaux aux très riches et aux grandes entreprises, les taux d’intérêts, etc.
Alors, est-il encore nécessaire de réaliser un audit sur la dette ? Quels sont en fait les objectifs de cet audit ?
Jérémie Cravatte : En effet, on peut se faire une image « technique » de la démarche d’audit de la dette, qui consisterait uniquement à étudier celle-ci de fond en comble. En fait, ce n’est pas une question technique, elle est avant tout politique.
Pour nous, l’audit citoyen revêt trois objectifs.
Le premier, c’est de sensibiliser un maximum de personnes, de mettre la dette en débat et en question. C’est quand même la première dépense de l’Etat, dont on a bien soin de ne pas trop parler et surtout de ne pas remettre en cause. Une question trop compliquée, et puis, la dette, il faut bien la payer : c’est ce qu’on apprend dès le plus jeune âge, c’est ce que nous serinent une flopée de mandataires politiques et les grands médias. Il faut l’avouer, même dans les mouvements sociaux, cette question est peu présente malgré son impact sur nos vies quotidiennes.
Le deuxième objectif, c’est en effet de réaliser un travail approfondi d’enquête, basé sur des chiffres, des documents, des faits, argumentant en faveur de la remise en cause du remboursement aveugle de la dette. Il ne faut pas sous-estimer ce travail indispensable, si nous voulons qu’un large public s’empare de cette question et se mobilise, tous ces faits et chiffres nous seront utiles, on a déjà pu le remarquer.
Le troisième objectif, qui découle des deux premiers, c’est d’instaurer un contrôle démocratique sur les comptes publics, le budget de l’Etat et sa gestion : que fait l’Etat avec nos impôts, quelles priorités établit-il avec notre argent ? Et ce à l’échelle nationale comme locale.
Ce contrôle démocratique se situe dans la même démarche, dans le mouvement syndical, pour un contrôle « ouvrier » dans les entreprises, sur l’ouverture des livres de comptes, le contrôle les investissements, etc.
Où en est-on aujourd’hui dans cette démarche de l’audit citoyen en Belique ?
J.C : Nous avons, une dizaine de comités locaux de l’ACiDE (jusqu’à maintenant limités à la Wallonie, malheureusement), qui partagent le plus souvent deux démarches découlant des objectifs que je viens de mentionner : d’une part, le travail d’enquête, de recherche et d’analyse de documents et, d’autre part, sur base de ce travail, la sensibilisation et la mobilisation.
En ce qui concerne la première démarche, à Liège par exemple, le groupe ACiDE a commencé à analyser les comptes de la Ville. La tâche a été facilitée à partir de documents sur l’histoire de la dette de la Ville de Liège provenant soit du CADTM, soit de la LCR, ou encore d’autres sources. Un rapport est déjà réalisé. Sur base de ce travail, le groupe a formulé une dizaine de questions adressées aux autorités, sans réponses jusqu’à présent.
A Verviers, la tâche est plus compliquée encore. Sur base de quelques documents, le groupe ACiDE a relevé quelque-chose d’étrange : la commune a contracté des emprunts de faibles montants, il y a par exemple une trentaine d’années, et qu’elle continue à rembourser ! Le groupe a demandé des informations, des documents complémentaires. Il a d’abord essuyé un refus. Il a fallu que le comité s’adresse à la Région wallonne, au Ministre des Pouvoirs locaux et de la Ville d’alors, Paul Furlan, pour débloquer la situation et obtenir tant bien que mal quelques documents, facturés abusivement. Nous savions que c’était un droit garanti, sur base du Code de la Démocratie locale et de la Décentralisation. C’est important ici, surtout pour le travail des comités ACiDE, d’en citer un extrait : « Le droit de consulter un document administratif d’une autorité administrative provinciale ou communale et de recevoir une copie du document consiste en ce que chacun, selon les conditions prévues par le présent livre, peut prendre connaissance sur place de tout document administratif, obtenir des explications à son sujet et en recevoir communication sous forme de copie ».
Mais au fait, cet audit doit aboutir à quoi, en ce qui concerne la dette publique ?
J.C : La plateforme ACiDE regroupe une trentaine d’organisations : des secteurs syndicaux, des associations, des partis de la gauche radicale et de nombreux individus. Nous n’avons pas eu besoin de nous mettre d’accord sur l’ensemble de ce qui a trait à la dette, nous avons au contraire décidé de proposer un catalogue ouvert de pistes de solutions alternatives au paiement aveugle de la dette (celles-ci se retrouve dans le mémorandum, amélioré en brochure dernièrement).
Ce sur quoi nous sommes d’accord, c’est sur le fait que le travail de l’audit citoyen doit aboutir à déterminer, de manière collective et démocratique, quelles sont les emprunts, les dettes, dont la majorité de la population n’a nullement profité et que nous refusons de payer.
Bien évidemment, à l’occasion de l’annulation de ces dettes-là, et c’est un débat que nous devons avoir, il s’agira de protéger les éventuels petits épargnants qui ont vu leurs économies placées dans des titres de la dette, ainsi que des salariés ou des retraités qui ont « capitalisé » par exemple dans des fonds de pensions privés qui, à leur tour, ont placé cet argent dans des titres publics. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le CADTM trouve important que l’audit soit accompagné d’un moratoire, d’une suspension du remboursement de la dette, ce qui forcerait les détenteurs de la dette à sortir de l’anonymat et ainsi de les identifier afin de pouvoir décider qui pourrait être indemnisé, à quelle hauteur et avec l’argent de qui.
Pour le CADTM – et notre analyse est aujourd’hui largement partagée -, la dette publique est devenue un puissant et implacable mécanisme de transfert des richesses produites par les travailleurs vers les détenteurs de capitaux, les grandes institutions financières privées, belges ou étrangères, et leurs actionnaires. A ce titre, pour nous, l’aspect « illégitime » de cette dette recouvre une grande partie, si pas la totalité, de la dette publique.
Il y a quelques temps déjà, le CADTM lançait un texte-pétition : « taxer le capital ou annuler la dette : pourquoi choisir ? »
Ce texte était écrit à partir de la sortie de deux livres importants : « Dette : 5000 ans d’histoire » de David Graeber (qui mettait l’accent prioritaire sur l’annulation de la dette) et « Le capital au XXIème siècle » de Thomas Piketty (qui, lui, le mettait sur la taxation des grandes fortunes).
Et le CADTM ?
J.C : Ce texte, qui fut signé par une 40aine de signataires du mouvement syndical, d’ATTAC, de la LCR/SAP, etc., précisait qu’il n’était pas nécessaire de choisir entre l’imposition du capital et l’annulation des dettes et qu’il était plutôt judicieux de mettre en œuvre ces deux mesures simultanément. Cette position est assez proche de celle présentée dans le mémorandum d’ACiDE. Il y est indiqué que l’annulation d’une partie du stock de la dette doit être accompagnée de mesures complémentaires : l’impôt sur les grosses fortunes, l’augmentation de l’impôt sur les bénéfices des grandes sociétés, la lutte contre la grande fraude fiscale, la globalisation des revenus dans le calcul de l’IPP (l’impôt sur les personnes physiques), l’obligation pour les grandes entreprises et les grandes fortunes d’acheter des titres de la dette publique à rendement nul ou très faible, etc.
Ceci dit, nous sommes bien conscients que dans la gauche, en Belgique comme au niveau européen, il y a des positionnements différents ou complémentaires sur cette question.
En fait, il y a pour l’essentiel, trois types de propositions qui sont avancées.
Dans les mouvements de gauche, en Espagne, au Portugal, en Grèce, plusieurs partis mettent actuellement l’accent sur le rééchelonnement de la dette, la diminution des taux d’intérêts, la renégociation…
Une deuxième solution se concentre sur la taxation des riches. C’est ce qu’avance, par exemple, le PTB en Belgique.
Une troisième proposition porte sur l’annulation partielle ou totale de la dette, accompagnée de mesures complémentaires de taxation du capital (entre autres mesures). C’est ce qu’avancent l’audit espagnol, l’audit français, le CADTM et beaucoup d’autres mouvements sociaux.
Le CADTM, comme d’autres organisations de la gauche radicale, avancent un programme plus vaste de mesures complémentaires, permettant d’enclencher une transition vers un modèle post-capitaliste et post-productiviste, avec, par exemple, la socialisation intégral du secteur bancaire et de l’assurance.
Information et mobilisation, c’est, comme tu l’as souligné au début de l’interview, au cœur des objectifs de l’audit.
J.C : Je voudrais insister tout particulièrement sur la mobilisation. Toute cette démarche pour briser le cercle vicieux de la dette et de l’austérité doit déboucher et s’insérer dans de larges mobilisations. C’est également le sens de la démarche : participer à un mouvement plus large, qui intégrera la question de la dette. C’est la condition pour arracher des résultats concrets.
La mise en réseau de campagnes pour un audit citoyen de la dette qui existent déjà dans plusieurs pays européens – et leurs participations dans des mouvements plus larges – est à cet égard une initiative porteuse d’espoir.
Propos recueillis par Denis Horman