Impossible de sortir indemne de la rencontre avec « Exterminez toutes ces brutes! » – Éditions Les arènes, mars 2014 de Sven Lindqvist, un auteur plutôt méconnu en France, dont l’audience assez confidentielle lui apporte en fait une certaine reconnaissance dans la dénonciation des crimes de la colonisation européenne.
Ce livre, qui porte en effet sur la colonisation européenne en Afrique propose une série de courts textes, des instantanés qui embarquent le lecteur dans une recherche à la fois géographique et intellectuelle. Le titre choc est la phrase prononcée par un des personnages de Conrad dans Au cœur des ténèbres. Sven Lindqvist énonce littéralement la violence de la conquête coloniale : l’anéantissement de personnes dont l’humanité est niée. Bouleversé par cette phrase, Lindqvist se met à dérouler comme un fil rouge les faits ayant inspiré le roman de Conrad à partir des sources de l’époque. En contrepoint à une véritable recherche d’archiviste sur les racines des massacres coloniaux, il raconte son voyage sur les lieux des histoires réelles et des personnages à l’origine du livre de Conrad, tel ce capitaine belge au Congo qui plaçait les têtes d’Africains tués sur la clôture de sa maison.
Sous une forme narrative, c’est à une implacable démonstration, qu’assiste le lecteur. La puissance du livre est de mettre dans une lumière crue la légitimation idéologique qui permit aux Européens de perpétrer en Afrique des crimes contre l’humanité. C’est cette matrice raciste qui servit de substrat à la déshumanisation des « sauvages » confrontés aux « hommes blancs ». Un darwinisme social brutal les prétendait inaptes à « civilisation », il fallait donc les éliminer. Sven Lindqvist démontre magistralement que la seule supériorité européenne était d’ordre militaire et que la colonisation s’est opérée par la force et par le génocide de peuples entiers. L’idéologie raciste était en fait une justification de l’extermination par la force militaire. L’auteur relate des récits abominables de cruauté et de barbarie, qui ont été prononcés devant des sociétés savantes et des assemblées royales et princières, devant un public « civilisé », ne recevant que peu ou pas de critiques.
Il met totalement en évidence la généalogie européenne des théories racistes, ces mêmes élucubrations scientistes qui ont par la suite inspiré les nazis à échelle industrielle. Pour exemple, une des nombreuses citations qui émaillent le texte de Lindqvist : « Nulle philanthropie ou théorie raciale ne peut convaincre des gens raisonnables que la préservation d’une tribu de Cafres de l’Afrique du Sud… est plus importante pour l’avenir de l’humanité que l’expansion des grandes nations européennes et de la race blanche en général. »
« Exterminez toutes ces brutes ! » est un livre qui procède du travail de mémoire, un livre nécessaire qui met à nu la culpabilité européenne, n’épargnant pas au passage le pays d’origine de l’auteur, la Suède, qui participa sans états d’âme au processus de pillage et d’exploitation.
Cinquième édition d’un livre régulièrement réimprimé, l’ouvrage ressort en 2014 avec une préface de Patrick de Saint-Exupéry, journaliste essentiel dans la dénonciation du génocide des Tutsi au Rwanda. Une écriture précise qui souligne la continuité des pratiques coloniales et le risque réel de voir encore une société ivre d’arrogance s’octroyer au nom du «progrès» le droit d’éradiquer celles et ceux qu’elle considère comme des barbares, des brutes.
Gisèle Felhendler. Publié dans le numéro 27 d’Afriques en lutte.