Je viens de lire le récit autobiographique de mon ami Yiğit Bener qui vient d’être traduit du turc en français chez Actes Sud. [1]
J’ai connu Yiğit à Bruxelles dans les années 1970-1980. Étudiant et militant dans une organisation d’extrême gauche, il avait dû fuir son pays après un coup d’état de l’armée turque. Il militait en Belgique dans le POS-SAP et il était dans notre équipe qui faisait chaque dimanche la maquette ( papier !) de nos hebdomadaires La Gauche et Rood.
Son livre nous offre une vision lucide, pleine d’humour, de poésie et surtout de questionnements. Je n’ai jamais lu un livre avec autant de points d’interrogation !
Yiğit décrit ce que signifie le retour dans la « patrie » pour un revenant, pour celui qui a été obligé de s’exiler tandis que des milliers d’autres personnes connaissaient la prison, la torture et la mort dans la République laïque, nationaliste et militariste de Turquie, la fière héritière de la révolution d’en haut imposée par Atatürk dans les années 1920 avec le soutien de l’URSS –au grand regret des Arméniens et des Kurdes.
Yiğit se demande aussi avec une certaine amertume où sont restés et que sont devenus les milliers de militants des années 1970. Et la réponse c’est qu’il y a eu une contrerévolution, un coup militaire qui a duré dix années qui a complètement détruit ce potentiel militant.
Mais il accuse aussi les forces de l’extrême gauche d’avoir été sectaires et surtout dogmatiques, avec les « leaders » imbus de leur propre importance et de leurs doctrines infaillibles.
Heureusement, le récit est beaucoup plus complexe et fin dans ses descriptions de la société turque avec sa fascination pour les uniformes (les petits garçons sont habillés en petits soldats dès avant l’école primaire…), pour les différents types de moustaches en fonction de sa position idéologique (on distingue un fasciste des Loups Gris d’un militant d’extrême gauche à leurs moustaches différentes). Sous ces aspects assez délirants, Yiğit dénonce surtout la fermeture des esprits et le dogmatisme, aussi bien à gauche qu’à droite.
Un nouveau problème se pose pour le « revenant » : les discussions sur l’islamisme et le port du foulard/voile par les femmes.
Á son grand étonnement, les gens avec qui il a un bon contact, des personnes progressistes dans son nouvel entourage, réagissent violemment contre le port de la burka et du voile par un nombre grandissant de femmes. Il y a une scène hilarante où une collègue est très fâchée à la vue d’une femme qui se baigne en mer en portant un burkini, c’est une nouvelle invention des fondamentalistes pour les femmes, la version « burka » de la bikini, seuls les mains, les pieds et le visage de la nageuse ne sont pas couverts. S’en suit une longue discussion avec la collègue et ensuite avec une des nombreuses tantes de Yiğit sur l’islam et les femmes. Notre revenant y découvre les « laïcards » turcs qui, au nom du progrès et de la libération des femmes, dénient aux femmes musulmanes le droit de porter des vêtements en accordance avec leur interprétation de la religion/culture musulmane. Et ils font également preuve d’un certain racisme « anti-arabe » et « anti-peuple peu éduqué » par rapport à ces femmes. Tout cela au nom du progrès et même au nom des acquis de la révolution kémaliste ! Et c’est là que notre revenant s’insurge. Il critique autant les militaires turcs et leurs politiques nationalistes et répressives que les réactionnaires religieux qui veulent imposer leur code de conduite à la société, en premier lieu aux femmes. Mais, il écoute aussi attentivement sa tante qui lui explique les luttes de sa grand-mère pour le droit à l’éducation des femmes et leur droit à une véritable émancipation. Aujourd’hui en Turquie, les femmes non religieuses voient d’un très mauvais œil l’influence grandissante des fondamentalistes dans la société. Car ces derniers ne se limiteront probablement pas à l’exigence de pouvoir porter un foulard dans tous les endroits publics mais ils pourraient être une menace pour les libertés actuelles acquises par les femmes en Turquie.
Cette discussion se conclut par des blagues entre la tante et son neveu, mais l’auteur fait en même temps preuve d’une ouverture d’esprit et d’un refus de tout dogmatisme laïc ou religieux.
Un autre aspect du livre, ce sont les réflexions concernant l’état du monde actuel. Il faut rebâtir les résistances aussi bien en Turquie que partout ailleurs, et donc aussi dans ce que Yiğit appelle dans le livre « l’autre monde » d’où il est revenu. De nouveau il refuse toute nouvelle recette ou tout dogmatisme pour les luttes à venir qu’il appelle de ses vœux.
Ce revenant nous donne une belle leçon d’humanisme et d’humilité.
« Il n’a pas peur d’être offensé, de mourir ou d’être anéanti ; il a peur d’offenser, de tuer, d’anéantir. » (p. 236)
[1] Yiğit Bener, Le Revenant, Actes Sud, mars 2015, ISBN 978-2-330-04830-3
source image moustaches: a little Mercerie