Selon le Petit Robert, un restaurant est un établissement où l’on sert des repas moyennant payement. Cette définition est tellement générale qu’elle s’applique à tout endroit où vous pouvez manger un morceau en échange de monnaie sonnante et trébuchante. Il y a des bistrots, des trattorias, des McDonalds, des sandwicheries, des take-away etc. qui ont chacun une fonction spécifique. Mais quelle est la différence spécifique qui distingue le lieu où vous pouvez vous assoir, consulter le menu et choisir selon vos envies du moment ? Je parle du véritable restaurant, d’un établissement connu pour ses efforts gastronomiques, parfois cher, parfois à prix abordable et où l’on suit plus ou moins un certain rite : apéritif, entrée, choix du vin, plat principal, dessert, café, digestif, cigare… Un vrai marxiste approche la question de l’essence du restaurant, comme de toute institution, en partant de son histoire, de sa naissance et son développement à travers l’histoire. Le restaurant, tout comme l’État, n’a pas toujours existé. Il est né et s’est généralisé avec la révolution française. Le restaurant est donc une institution bourgeoisie. On n’y sert pourtant pas forcément ce qu’on appelle la « cuisine bourgeoise », cuisine « simple et bonne », toujours selon le Petit Robert. Les civilisations successives ont toutes connu des lieux où l’on pouvait consommer contre payement. Dans les auberges au Moyen Âge et aux Temps Modernes les voyageurs pouvaient passer la nuit et manger un morceau. En Chine, selon le roman célèbre Au bord de l’eau (XIVe siècle), on pouvait parfois y manger des pâtés faits de chair humaine, tandis que les maisons de thé servaient « une chair vivante ». Avant la Révolution de 1789, ‘restaurant’ voulait dire un potage fortifiant, qui restaurait les forces. Elle était servie dans des établissements luxueux. Ces bouillons étaient consommés par l’aristocratie. Les traiteurs parisiens considéraient ces « restaurateurs » comme des concurrents déloyaux. La concurrence libre et non faussée n’avait pas le droit de parole sous l’Ancien Régime. En 1765 un certain Monsieur Boulanger commença à servir à côté des bouillons des pieds de moutons dans une sauce blanche. Les traiteurs le traduisaient devant les magistrats et Boulanger fut contraint à se limiter dorénavant aux ‘restaurants’. L’Ancien régime compliquait sérieusement les libertés d’entreprendre. Le système des guildes avait établi des règles selon lesquelles certaines personnes pouvaient cuisiner certains plats et d’autres non. Il parait pourtant que l’histoire du procès de Boulanger a été inventée pour le besoin de la cause libérale. Il fallait une révolution sociale pour que l’établissement qui allait porter le nom de restaurant puisse voir le jour, lieu où le consommateur choisit selon ses goûts et désirs. Cette révolution, comme on sait, eut lieu. Elle détruisit les établissements aristocratiques et leurs châteaux tandis que leurs cuisiniers perdirent leur job. Que faire ? Ils ouvrirent des restaurants. Mais ici aussi des mythes se sont fait jour. Les révolutionnaires et la bourgeoisie radicale prétendaient que les restaurants avaient été ouverts pour permettre au peuple de jouir comme l’avait fait l’aristocratie. Les bols de bouillons, donc le résultat de grandes pièces de viande liquéfiées, étaient une expression de l’aristocrate efféminé, glouton et gaspilleur. Les citoyens devaient choisir un autre style. S’il est vrai que quelques restaurants dans le sens moderne avaient ouvert leurs portes avant la révolution, leur généralisation est certainement liée au développement de la société bourgeoise. Si vous voulez en savoir plus vous n’avez qu’à consulter Rebecca Spang (The Invention of the Restaurant. Paris and Modern Gastronomic Culture, 2000) et Amy Trubek (Haute Cuisine : How the French Invented the Culinary Profession, 2000). Il s’agit d’études académiques. A ma connaissance ils n’ont pas été traduits en français. Je me demande pourquoi. Signalons également L’Histoire de l’alimentation, sous la direction de Jean-Louis Flandrin et Massimo Montanari (Laterza, 1996). Bon appétit.
photomontage: Little Shiva