Si vous croyez que la croyance au complot visant à la domination islamique du monde est un phénomène nouveau, vous vous trompez. Elle est aussi vielle que l’impérialisme né il y presque 200 ans.
L’idée d’un tel complot a été inoculée dans les cerveaux européens par la littérature populaire et plus spécifiquement par le roman d’aventure. L’initiateur en est un écrivain et politicien écossais, John Buchan (1875-1940). Ce fils d’un pasteur sans grands moyens fut le défenseur du libre échange, du droit de vote féminin et d’une limitation des pouvoirs de la Chambre des lords, mais par contre un adversaire farouche des réformes sociales introduites par le parti libéral, réformes qu’il considérait comme des incitations à la haine de classe. Après avoir rendu des services à l’Empire comme administrateur colonial en Afrique du Sud et comme fonctionnaire dans les services secrets militaires, il devint le baron Tweedsmuir et termina sa vie comme gouverneur du Canada. Ses lourdes charges ne l’ont pas empêché de produire une vaste œuvre littéraire.
John Buchan est surtout connu pour son roman Les Trente-neuf Marches, publié en de 1915 et adapté à l’écran par Alfred Hitchcock en 1935. Son héros, l’aventurier Richard Hannay, entamera un an plus tard sa carrière d’agent secret dans le roman Greenmantle (1916), traduit sous le titre Le Prophète au manteau vert. Le vert est la couleur emblématique de l’islam.
L’islam n’était pas étranger au colonialisme britannique. L’Inde comptait (et compte) une grande population de culture islamique et celle-ci était majoritaire dans les possessions de Sa Majesté au Moyen-Orient. Obéissant à la règle que pour régner il faut diviser, le pouvoir colonial manipulait les islamistes contre le Congrès à majorité hindou et au Moyen-Orient contre la domination ottomane. Rappelez-vous Lawrence d’Arabie. Puisqu’on projette facilement ses propres vices sur les autres, les Britanniques pensaient que leurs concurrents impérialistes faisaient de même: convoitant l’Inde et l’Afghanistan, le tsar ne pouvait qu’inciter les populations coloniales, dont les musulmans, à la révolte contre les Britanniques.
L’Égypte où passait et passe toujours le canal de Suez était la pièce maîtresse dans le contrôle britannique de la route maritime vers l’Inde. La chute de la ville soudanaise de Khartoum en janvier 1885 qui coûta la vie au général Gordon avait fortement ébranlé Londres. Le mahdi, c’est-à-dire le libérateur envoyé par Dieu, avait osé prendre les armes contre la civilisation occidentale, menaçant le pouvoir britannique en Égypte.
Dans le roman Le Prophète au manteau vert le héro part en 1915 pour une mission secrète contre le Kaiser et son allié ottoman qui ourdissent un complot pour soulever les musulmans contre l’Empire britannique. Le « prophète » du roman a des allures de mahdi. Notez que les musulmans, tout comme les « jaunes » d’ailleurs, ne sont pas supposés capables d’initiative. Il faut des « blancs » pour les diriger, en l’occurrence un Allemand, ou tout au moins un madhi, un illuminé fanatique, une sorte de Bin Laden.
Citons le John Buchan : « La terre écume d’un pouvoir incohérent et d’une intelligence inorganisée. Réfléchissez au cas de la Chine. Là vous avez des millions de cerveaux agiles obnubilés par les arts de la tromperie. Ils n’ont pas de direction, pas de force motrice, ce qui fait que la somme de leurs efforts est futile, et le monde se moque de la Chine. » Quand ce géopoliticien écossais écrivit ces lignes la Chine avait engendré Mao Zedong.
Si la Russie tsariste était un allié de la Grande-Bretagne en 1915, la situation était différente après la révolution d’octobre 1917. La Russie était devenue un ennemi et les bolchéviques ne pouvaient, selon Whitehall, que continuer les manipulations inaugurées par le tsar, mais cette fois-ci contre le monde de la libre entreprise. Il est vrai que les communistes avaient tout intérêt d’avoir les populations musulmanes de leur côté pendant la guerre civile dans laquelle la Grande-Bretagne, la France et le EUA intervenaient militairement du côté des Blancs et n’hésitaient pas d’inciter les musulmans contre les Rouges. Les bolchéviques avaient compris qu’un appel aux peuples coloniaux de se libérer pouvait changer les rapports de forces en leur faveur. L’Internationale communiste organisa en 1920 le 1er congrès des peuples de l’Orient à Bakou (Azerbaïdjan). Ils y firent même preuve d’un certain opportunisme, mais aussi d’une certaine mentalité colonialiste selon G. Safarov, l’envoyé de Lénine en Asie centrale. La majorité des délégués au congrès était de culture musulmane. Zinoviev, le président du Komintern appelait à la guerre sainte contre l’impérialisme, « ce qui provoqua un enthousiasme extraordinaire et les délégués brandirent sabres et revolvers aux cris de ‘Djihad’, ‘Vive l’insurrection de l’Orient !’, et ‘Vive la IIIe Internationale !’ » Pour protéger leurs arrières, les Soviétiques signèrent en 1921 des accords avec l’Iran, avec la Turquie et avec l’Afghanistan.
Tout cela frappa l’Occident impérialiste de stupeur. Les Rouges allaient provoquer le chaos total en Asie et menacer la civilisation, une idée partagée par un certain Winston Churchill qui voyait derrière tout ça un complot ourdi par les communistes et les juifs, lecteur qu’il était des Protocoles des Sages de Sion, cette saloperie antisémite concoctée par les services secrets tsaristes. L’idée que les bolchéviques convoitaient l’Orient n’est toujours pas morte dans la tête de certains historiens. Le journaliste Peter Hopkirk a publié deux livres sur les rivalités russo-britanniques en Asie centrale, d’ailleurs bien documentés sur le plan de l’espionnage et les actions secrètes des deux côtés de la barricade. Le premier (non traduit) date de 1984 et porte le titre Mettre le feu à l’Orient. Le rêve de Lénine d’un empire en Asie (« Setting the East Ablaze. Lenin’s Dream of an Empire in Asia »). Le deuxième qui date de 1994 est traduit, si je ne me trompe pas, sous le titre Le Grand Jeu («On Secret Service East of Constantinople. The Plot to Bring Down the British Empire ») a comme sujet le complot des Allemands et des Turcs pendant la Ière Guerre mondiale pour détruire l’Empire britannique. Il mentionne d’ailleurs le Prophète au manteau vert.
Croire qu’un empire asiatique faisait partie des rêves de Lénine signifie ne pas comprendre un seul mot des conceptions bolchéviques et de l’Internationale communiste (avant le règne de Staline). Ce n’étaient pas des empires qu’ils voulaient, mais des pays libérés de l’impérialisme. La position de Lénine sur le droit des nations à l’autodétermination en est la preuve concluante… du moins si on n’est un adepte de la théorie du complot.
(La semaine prochaine: Blake et Mortimer vivants)
publié également sur le blog du NPA du Tarn