Éric Toussaint interviewé par Maud Bailly
En 2012, la Troïka a procédé à une restructuration de la dette grecque qui n’a pas été bénéfique : pourquoi ?[1]
C’est exact. Le contexte est le suivant : à partir de début 2010, la Grèce a été victime d’attaques spéculatives des marchés financiers qui ont exigé des taux d’intérêt totalement exagérés en contrepartie de financement servant à rembourser sa dette. La Grèce était donc au bord de la cessation de paiement parce qu’elle ne parvenait pas à refinancer sa dette à des taux raisonnables. La Troïka est intervenue avec un plan d’ajustement structurel sous la forme d’un « Mémorandum ». Il s’agissait de nouveaux crédits octroyés à la Grèce, à condition qu’elle rembourse ses créanciers : c’est-à-dire avant tout des banques privées européennes, à savoir dans l’ordre les banques françaises, allemandes, italiennes, belges… Ces crédits étaient bien évidemment assortis de mesures d’austérité qui ont eu un effet brutal, voire catastrophique, sur les conditions de vie des populations et l’activité économique elle-même.
En 2012, la Troïka a organisé une restructuration de la dette grecque concernant uniquement les créanciers privés, à savoir des banques privées des États de l’Union européenne qui avaient déjà réussi à fortement se désengager mais conservaient tout de même certaines créances sur la Grèce, et d’autres créanciers privés tels que des fonds de pension de travailleurs grecs. Cette restructuration impliquait une réduction de la dette grecque de l’ordre de 50 à 60 % à l’égard des créanciers privés. La Troïka elle-même, qui avait prêté de l’argent à la Grèce à partir de 2010, a organisé la restructuration de la dette grecque en refusant de réduire les créances qu’elle détenait. Cette opération a été présentée comme une réussite par les médias dominants, les gouvernements occidentaux, le gouvernement grec ainsi que le FMI et la Commission européenne. On a tenté de faire croire à l’opinion publique internationale et à la population grecque que les créanciers privés avaient consenti des efforts considérables pour tenir compte de la situation dramatique dans laquelle se trouvait la Grèce.
En réalité, cette opération n’a absolument pas été bénéfique pour le pays en général, et encore moins pour sa population. Après une baisse momentanée de la dette au cours de l’année 2012 et au début 2013, la dette de la Grèce est repartie à la hausse et a dépassé le niveau atteint en 2010-2011. Les conditions imposées par la Troïka ont entraîné une chute dramatique de l’activité économique du pays, le PIB a baissé de plus de 25 % entre 2010 et début 2014. Et surtout, les conditions de vie de la population ont été dramatiquement dégradées : violation des droits économiques et sociaux et des droits collectifs, régression en matière de système de retraite, réduction drastique des services rendus par la santé publique et l’éducation publique, licenciements massifs, perte de pouvoir d’achat… Ajoutons de plus que l’une des conditions à l’allègement de la dette grecque était le changement de droit applicable et de juridiction compétente en cas de litige avec les créanciers. En somme, cette restructuration de dette peut être considérée comme totalement contraire aux intérêts de la population grecque et de la Grèce en tant que pays.
En quoi compares-tu cette restructuration de la dette grecque avec le Plan Brady qui a été déployé dans les pays du Sud suite à la crise de la dette qui a éclaté en 1982 ?
Le Plan Brady[2] a effectivement été mis en place à la fin des années 1980 et a concerné une vingtaine de pays du Sud endettés. Il s’agissait d’un plan de restructuration de dettes avec un échange des créances bancaires contre des titres garantis par le Trésor états-unien, à condition que les banques créditrices réduisent le montant des créances et qu’elles remettent de l’argent dans le circuit. Le volume de la dette a été réduit de 30 % dans certains cas, et les nouveaux titres [les bons Brady] ont garanti un taux d’intérêt fixe d’environ 6 %, ce qui était très favorable aux banquiers. Le problème était ainsi réglé pour les banques et repoussé pour les débiteurs.
On retrouve les mêmes ingrédients au sein du Plan Brady que dans les restructurations de dettes imposées à la Grèce, mais aussi à l’Irlande, au Portugal et à Chypre.
1° : Le Plan Brady, tout comme les Mémorandums imposés aux pays de la « périphérie » de l’Union européenne, ont en commun le fait que les autorités publiques des grandes puissances et des institutions internationales remplacent comme principaux créanciers les banques privées. Tous ces plans visent donc à permettre aux banques privées de se retirer comme créanciers principaux des pays concernés et de s’en tirer à bon compte, en étant remplacées par les pouvoirs publics des grandes puissances créancières et par des institutions multilatérales comme le FMI. C’est exactement ce qui s’est passé dans le cadre du Plan Brady. En Europe, c’est la Commission européenne, le Mécanisme européen de stabilité [MES], la BCE et le FMI qui ont, en tant que créanciers, remplacé progressivement et massivement les banques privées et les autres institutions financières privées.
2° : Toutes ces opérations sont bien évidemment accompagnées de conditionnalités qui imposent la mise en œuvre de politiques d’austérité et d’orientation néolibérale extrêmement dures.
3° : L’autre point commun, c’est l’échec de ces restructurations pour les pays débiteurs. Dans le cadre du plan Brady, même des économistes néolibéraux comme Kenneth Rogoff et Carmen Reinhart[3] reconnaissent que celui-ci n’a pas été bénéfique pour les pays concernés : les réductions de dette ont finalement été beaucoup plus faibles que ce qui avait été annoncé et, sur le long terme, le montant total de la dette a augmenté et les montants remboursés sont considérables. On peut en dire autant aujourd’hui de la Grèce, de Chypre, du Portugal et de l’Irlande.
En somme, si la restructuration de dette n’est pas la solution, quelle voie préconises-tu pour que les États puissent résoudre le problème de la dette ?
Il s’agit pour les États de poser des actes souverains unilatéraux : 1° en réalisant un audit intégral de la dette – avec une participation citoyenne active ; 2° en suspendant le paiement de celle-ci ; 3° en refusant d’en payer la part illégitime ou illégale ; 4° en imposant une réduction du reliquat. La réduction du reliquat [c’est-à-dire de la part restante, après annulation de la part illégitime et/ou illégale] peut s’apparenter à une restructuration, mais en aucun cas elle ne pourra isolément constituer une réponse suffisante.
Que se passe-t-il si un gouvernement entame des négociations avec les créanciers en vue d’une restructuration sans suspendre le paiement de la dette?
Sans suspension de paiement préalable et sans audit rendu public, les créanciers se trouvent en situation de domination. Or il ne faut pas sous-estimer leur capacité de manipulation, qui amènerait les gouvernements à faire des compromis inacceptables. C’est la suspension du paiement de la dette en tant qu’acte souverain unilatéral qui crée le rapport de force avec les créanciers. De plus, une suspension force les créanciers à se montrer. En effet, quand il s’agit d’affronter les détenteurs de titres, s’il n’y a pas de suspension ceux-ci agissent de manière masquée, opaque car les titres ne sont pas nominatifs. Et c’est seulement en faisant basculer ce rapport de force que les États créent les conditions pour pouvoir imposer des mesures qui fondent leur légitimité sur le droit international et et sur le droit interne. Dans le cas des créanciers de la Grèce, du Portugal, d’Irlande et de Chypre, la Troïka constitue le créancier principal et sera forcé à se mettre à table pour négocier.
Dans ce cas, le gouvernement pourrait entamer une négociation afin de démontrer à l’opinion publique que les créanciers adoptent une position inacceptable et qu’il ne lui reste pas d’autre issue que d’opter pour une action unilatérale?
Oui, mais cette démarche comporte un risque. Il n’est pas exclu que les créanciers fassent traîner la négociation et réussissent à créer de la confusion dans l’esprit de la population en faisant passer le gouvernement pour intransigeant et en gagnant un maximum de temps, alors que le pays a besoin d’une solution d’urgence et ne peut pas se permettre de vider ses caisses pour payer la dette.
Définir le moment opportun pour décréter la suspension du remboursement de la dette correspond aux conditions spécifiques de chaque pays : état de la conscience de la population, situation d’urgence ou non, chantage ou non des créanciers, situation économique générale du pays… Dans certaines circonstances, l’audit peut précéder la suspension de paiement ; dans d’autres, les deux actions doivent se dérouler simultanément.
[1]Ce texte est extrait de la partie finale d’une longue interview publiée le 19 janvier 2015 : http://cadtm.org/Restructuration-audit-suspension
[2]Le Plan « Brady » tire sa dénomination du nom du secrétaire d’État au Trésor états-unien entre 1988 et 1993, Nicholas Brady. http://www.treasury.gov/about/history/pages/nfbrady.aspx
[3]Kenneth Rogoff a été économiste en chef du FMI et Carmen Reinhart, professeur d’université, est conseillère du FMI et de la Banque mondiale.