Le lendemain de l’élection du 7 mai, George Kerevan, le tout nouveau député du Parti national écossais (SNP), parcourait sa circonscription de Lothian Est. Un groupe de jeunes femmes de la classe ouvrière l’a interpellé, lui indiquant fièrement qu’elles avaient toutes voté pour le SNP et qu’elles voulaient prendre des « selfies » avec lui. Quand Kerevan leur a demandé pourquoi, elles ont répondu : « mais c’est parce que c’est historique ! » Naturellement, elles avaient raison. La veille, le SNP venait de gagner 56 sièges sur 59 et n’en n’avait laissé qu’un seul à chacun des autres partis, les Conservateurs, les Libéraux Démocrates et les Travaillistes.
Lorsque l’on compare les résultats des élections du 7 mai en Ecosse et en Angleterre, la phrase qui revient le plus souvent est : « ce sont deux pays ». Bien sûr, la structure du vote est complètement différente en Ecosse et en Angleterre. En dépit d’un écart de 5% (36% pour les Conservateurs, 31% pour les Travaillistes), seule une poignée de sièges a changé de main entre le Parti travailliste et le Parti Conservateur. Entre eux, ses gains et les pertes s’annulent. Les Conservateurs ont gagné parce qu’ils ont conservé une part suffisante de leur matelas de voix qui n’a pas été vers le Parti pour l’Indépendance du Royaume-Uni (UKIP), alors que l’UKIP a plus gagné sur le Parti travailliste que sur les Conservateurs, et que les Libéraux Démocrates se sont effondrés au profit des Conservateurs.
Le seul point commun avec l’Ecosse est l’effondrement des Libéraux Démocrates : à l’exception d’un seul, tous les sièges qu’ils détenaient en Ecosse ont été perdus au profit du SNP. Mais l’événement énorme, historique est la déroute totale du Parti travailliste écossais qui a perdu 40 des 41 sièges qu’il détenait. Et, dans la très grande majorité des cas, avec une marge tout à fait significative. Par exemple, à Glasgow, où le SNP a pris 7 sièges aux travaillistes, il l’a emporté avec une majorité absolue des voix dans toutes les circonscriptions, avec des scores qui vont de 52 à près de 59%. Même situation dans les anciens bastions travaillistes de Coatbridge, Motherwell, Falkirk, Inverclyde, ainsi qu’à Kirkcaldy, l’ancien siège détenu auparavant par Gordon Brown. Il y a eu, à travers tout le pays, un déplacement massif des suffrages des milieux ouvriers du Parti travailliste vers le SNP, avec une tendance générale : plus le siège était un siège acquis au Parti travailliste et plus le déplacement a été important. Le SNP a, sans doute, bénéficié également du taux de participation qui a été plus élevé en Ecosse (71.1%) que pour l’ensemble du Royaume-Uni (66.1%).
Bien sûr, on peut souligner que, du fait des conséquences bien connues du système électoral (majoritaire à un tour), le SNP a remporté 56 sièges avec seulement 50% des suffrages. Mais, pendant des années, c’est le Parti travailliste qui a bénéficié de ce système. En 2010, il avait remporté les deux tiers des sièges avec 42% des suffrages. Le fait important est qu’entre 2010 et 2015 le SNP a progressé de 20 à 50% des voix, alors que le Parti travailliste passait de 42 à 24.3%.
Dans la mesure où les résultats avaient été largement anticipés par les sondages, ils n’ont pas constitué une surprise. Mais ils se situent quand même dans la fourchette haute des prévisions. Les jours précédents le scrutin, à Edinburgh, si on ne pouvait pas dire que tout le monde portait un badge du SNP, ni que toutes les fenêtres arboraient ses affiches électorales, par contre on ne discernait aucun signe des autres partis.
Ce déplacement massif des voix trouve ses racines dans la campagne du référendum. Au fur et à mesure du développement de cette campagne, de plus en plus d’électeurs travaillistes ont été gagnés à la cause de l’indépendance. Les quatre régions qui ont voté « oui » étaient des régions où le Parti travailliste était hégémonique. Celui-ci n’a pas seulement fait campagne pour le « Non ». Il a fait une campagne extrêmement virulente, de confrontation, s’appuyant sur la « stratégie de la peur », ressassant les conséquences supposées négatives de l’indépendance, parfois de façon totalement irréelle, parfois de façon plus fondée, par exemple en ce qui concerne les retraites. Mais, surtout, le parti travailliste a mené cette campagne en commun avec les Conservateurs et les Libéraux Démocrates. Ce qui a fourni à la campagne pour le « Oui » l’occasion de rappeler à tous à quel degré le Parti travailliste était partie prenante du même consensus néo-libéral que ses alliés.
Sans surprise, le 7 mai, le SNP a remporté les suffrages de la grande majorité de ceux qui avaient voté « Oui », en majorité d’anciens électeurs travaillistes. Mais il a aussi conquis quelques votes qui s’étaient portés du le « Non ». La campagne du SNP a été centrée sur deux idées. La première est que le SNP était le parti le plus efficace pour défendre les intérêts de l’Ecosse à Westminster, le SNP répétant régulièrement que l’enjeu de ce scrutin n’était pas la question de l’indépendance. Le second axe de la campagne du SNP tournait autour de l’opposition à l’austérité. Lors des débats télévisés, la Première Ministre, Nicola Sturgeon, a eu un impact considérable en dehors d’Ecosse, formant de fait une sorte de coalition avec Leanne Wood de Plaid Cymru et Natalie Bennett des Verts d’Angleterre et du Pays de Galles.
L’ancien Secrétaire d’Etat pour l’Ecosse, Alistair Carmichael, seul député Libéral Démocrate subsistant, a été soumis à des pressions considérables pour le forcer à démissionner de son siège d’Orkney et des Shetland. Il a finalement admis être à l’origine de la rumeur selon laquelle Nicola Sturgeon aurait dit à l’Ambassadeur de France qu’elle souhaitait la victoire des Conservateurs. Ce qui a été démentit aussi bien par Sturgeon que par l’Ambassadeur. Ainsi, il est clair qu’elle ne l’a pas dit. Mais… l’a-t-elle pensé ? Il n’est pas difficile d’imaginer en quoi une victoire des Conservateurs peut servir la cause de l’indépendance. Mais que Nicola Sturgeon et le SNP aient ou non préféré secrètement une victoire des Conservateurs, ils ne s’y attendaient sûrement pas. Comme tout le monde, y compris David Cameron, ils s’attendaient à un Parlement sans majorité et bâtissaient des stratégies pour faire face à cette situation. Dans leurs cas, un soutien conditionnel à un gouvernement travailliste.
Mais, on le sait, ce n’est pas ainsi que les choses ont tourné. Quelles sont les conséquences pour l’Ecosse de la nouvelle situation ? À moyen et long terme, rien ne peut plus servir la cause de l’indépendance qu’une Ecosse condamnée à cinq années d’un gouvernement conservateur, disposant d’un soutien extrêmement réduit en Ecosse. C’est un retour à la situation qui prévalait avant 1997. Mais, à court terme, cette situation nouvelle et inattendue pourrait bien créer quelques problèmes au SNP. Les indépendantistes Écossais auraient pu profiter d’une situation où ils auraient soutenu le Parti travailliste, passé des accords avec lui, démontré qu’ils étaient capables de « faire la différence » en réussissant au moins à imposer certaines limites à l’austérité. Maintenant, ils sont dans l’opposition. Certainement, en tant que troisième parti par ordre d’importance numérique à Westminster, ils présideront deux commissions parlementaires et pourront poser chaque semaine deux questions au Premier Ministre. Mais ils ne seront pas en situation d’influencer la politique des Conservateurs comme ils espéraient pouvoir le faire avec le Parti travailliste. En tout cas, pas dans le cadre du Parlement. Ce gouvernement va devoir être combattu en dehors du Parlement, par les mobilisations de masse. Et ce n’est pas le terrain de prédilection du SNP. Et d’autres y sont plus à leur aise…
« Deux pays », sans doute. Mais, pour l’instant, un seul état. Et le gouvernement de cet état va se consacrer entièrement à la mise en œuvre de l’austérité. Une austérité qu’il va imposer à une Ecosse qui n’a jamais voté pour cela. Tous les partis et les forces qui se situent eux-mêmes à la gauche du spectre politique et qui sont favorables à l’indépendance vont devoir répondre à la nouvelle situation. Ils vont devoir combattre l’austérité, thème par thème. Et, simultanément, chercher comment donner une présentation crédible du mot d’ordre « Une autre Ecosse est possible », quel que soit par ailleurs le contenu que chacun donne à cette autre Ecosse.
Quelles sont ces forces ? Essentiellement : le SNP, les Verts, le Parti socialiste écossais (SSP) et le Projet écossais de gauche, qui n’en n’est qu’à ses débuts..
Le SNP n’est pas seulement la troisième force politique à Westminster ; il assume également le gouvernement à Edinburgh. Il n’aura pas seulement à combattre l’austérité au niveau du Royaume-Uni, il lui faudra aussi essayer de démontrer qu’il peut en modérer les conséquences en Ecosse. Ce qui peut s’avérer compliqué… L’Ecosse n’est pas prête de bénéficier d’une « dévolution maximale », c’est-à-dire de disposer de l’ensemble des pouvoirs à l’exception de ce qui concerne la Défense et les Affaires étrangères. Une dévolution plus large va être proposée sous forme d’une nouvelle Charte écossaise, basée sur le rapport de la Commission Smith mise en place après le référendum. Tel quel, cela ressemble beaucoup à un piège. Le SNP va se voir offrir des pouvoirs plus larges, notamment en matière budgétaire. Mais sa capacité à augmenter les recettes fiscales sera circosncrite à l’impôt sur le revenu, à l’exception de l’épargne et des investissements : en d’autres termes, la possibilité d’accroître la pression fiscale sur les couches populaires. Il est peu probable que cela ne soit pas complètement intentionnel de la part du gouvernement britannique.
Ainsi que l’a souligné Joyce MC Millan dans le journal The Scotsman du 2 mai, le SNP a trois possibilités : accepter ces propositions et essayer de réussir à les mettre en œuvre, ce qui est une option risquée ; refuser d’utiliser ces nouveaux pouvoirs et donner prise à l’accusation de ne pas utiliser ses pouvoirs pour limiter l’austérité ; ou ouvrir le débat à une autre niveau en défendant que l’on ne peut pas mettre fin à l’austérité en bricolant avec la dévolution. En réalité, il n’y a que deux voies pour sortir l’Ecosse de l’austérité : la première est d’en finir avec l’austérité au niveau du Royaume-Uni ; la seconde est de rompre avec l’austérité dans le cadre d’une Ecosse indépendante. Beaucoup de gens pourraient bien en conclure que la seconde solution est plus réaliste que la première.
Dans un article publié dans la dernière parution de la Scottish Left Review, Gregor Call argumente assez longuement pour établir que le SNP n’est pas un parti social-démocrate, comme le prétend Nicola Sturgeon et comme beaucoup le croient. Ses critères ne sont pas entièrement convaincants : par exemple, sa définition de la social-démocratie inclut la nationalisation des banques, ce qui a été réalisé dans certains pays mais pas, par exemple, par le Parti travailliste britannique. De toute façon, l’utilisation du terme est une question secondaire. L’important est que le SNP est et est perçu comme étant à gauche du Parti travailliste sur de nombreuses questions. Ce qui est illustré notamment par les consultations gratuites, la santé gratuite, des mesures auxquelles les travaillistes se sont opposés et qu’ils abrogeraient si, d’aventure, ils revenaient au pouvoir à Edinburgh ; c’est bien pourquoi, en dépit des critiques que l’on peut adresser à la politique menée par le SNP au gouvernement, sa campagne contre l’austérité était crédible.
Le SNP n’est certainement pas un parti qui lutte pour le socialisme ; il n’a absolument aucune intention de renverser le capitalisme. Néanmoins, l’afflux de nouveaux membres dans la foulée du référendum et même certains de ses nouveaux députés peuvent être à l’origine d’une tentative de pousser le parti vers la gauche. Et il est même possible qu’ils y parviennent, dans une certaine mesure.
Les Verts Ecossais sont d’une tout autre espèce. Ils ont réussi à occuper au moins une partie de l’espace qui existe à la gauche du SNP. Lors de leur campagne électorale, ils n’ont pas seulement promis d’en finir avec l’austérité et de revenir sur les coupes concernant la protection sociale, mais aussi de défendre les services publics et de re-nationaliser les chemins de fer. L’une des raisons qu’ils avancent pour expliquer leur opposition au TTIP (partenariat transatlantique de commerce et d’investissement) est que ce traité sanctuariserait les privatisations. Au cours d’une campagne où la pression pour le vote en faveur du SNP était énorme, ils ont tenu bon et récupéré leurs cautions dans de nombreuses circonscription, notamment à Edinburgh, même si leur meilleur résultat (plus de 6%) a été obtenu dans une des circonscription de Glasgow. Les Verts ont, comme le SNP, bénéficié d’une vague de nouvelles adhésions après la campagne référendaire.
C’est aussi le cas pour le SSP. Ce qui a constitué un soulagement bienvenu, après ce que l’on peut raisonnablement désigner comme une traversée du désert, suite à la crise née de l’affaire Sheridan. De nombreux jeunes, des travailleurs ont rejoint le parti et cela s’est reflété lors de sa conférence annuelle, le 23 mai dernier. C’était d’autant plus bienvenu que, lors de cette conférence, le SSP n’a pas laissé ce succès lui monter à la tête ni s’illusionner sur sa capacité à être à lui seul l’alternative de gauche. Lors des votes, il s’est prononcé en faveur de la participation à la construction d’une large alliance de gauche, pour présenter des candidats unitaires lors des prochaines élections au Parlement Ecossais, au printemps 2016 ; un projet que le journal Herald a baptisé le « Syriza écossais ». Cette décision était importante : aujourd’hui, le SSP seul ne peut incarner l’alternative de gauche en Ecosse. Mais une coalition large de gauche qui n’inclurait pas le SSP serait considérablement plus faible.
A part le SSP, les autres groupes de gauche impliqués dans ce projet sont de taille très réduite. Ce projet ne sera pas une alliance de partis. Parmi ses initiateurs, on compte des gens qui ont joué un rôle dirigeant dans la « Campagne radicale pour l’Indépendance » (Radical Independance Campaign), dans le mouvement « Les femmes pour l’indépendance » et dans d’autres campagnes de base et des réseaux qui ont constitué l’aile gauche de la campagne pour le « oui », sachant que la façon dont ces réseaux ont fonctionné a grandement influencé la campagne pour le « oui ». Ce projet est également soutenu par des syndicalistes, dont des vétérans qui ont participé aux sit-in lors du conflit des Chantiers naval de la Clyde en 1971, des universitaires et des écrivains. Et, aussi, Myrto Tsakatika, l’un des animateurs de Syriza en Ecosse. Les partisans de ce projet se réfèrent souvent aux partis européens tels que Syriza et Podemos.
Il est tout à fait évident qu’existe un potentiel considérable pour cette alliance de gauche en gestation. En Ecosse, il y a un public pour une force incarnant un défi socialiste, défendant la démocratie participative directe, la propriété sociale, la redistribution des richesses et la rupture avec l’Etat britannique. Et cette voie a été dégagée durant la campagne du référendum grâce à un travail consistant à la base et en privilégiant l’attitude qui consiste à initier le dialogue plutôt qu’à délivrer un message. C’est une démarche qui peut être utilisée non seulement sur le terrain électoral, mais aussi à travers les multiples formes de résistance à l’austérité qui vont émerger dans la période à venir.
Murray Smith. Traduction : François Coustal. Cet article a été publié sur le site de Socialist Resitance (http://socialistresistance.org/7482/scotland-after-may-7).
Murray Smith a milité en Ecosse au Scottish Socialist Party (Parti socialiste écossais), en France dans les rangs de la Ligue Communiste Révolutionnaire et au Luxembourg au sein de Déi Lénk (La Gauche).
Source : Ensemble