Texte d’une brochure intitulée « Léon Lesoil. Mort au camp de concentration de Hambourg-Nuengamme » publiée en hommage à Léon Lesoil au lendemain de la Seconde guerre mondiale.
Chronologie
1914 : S’engage dans l’armée.
1918 : Expulsé d’Amérique pour avoir pris la défense des bolchéviks
1919 : Entre au Parti Ouvrier Belge
1921 : Quitte le POB pour adhérer au Parti Communiste. Collabore au Drapeau Rouge et à l’organe des Chevaliers du Travail. Participe aux congrès de l’Internationale Communiste à Moscou.
1923 : Arrêté et impliqué dans le « Grand Complot », il est acquitté après un procès retentissant.
1927 : Exclu du Parti Communiste avec tous les trotskystes, il fonde le groupe de l’Opposition Communiste et collabore régulièrement à son organe Le Communiste », qui devient après 1933 « La Voix Communiste ».
1935 : Collabore à « L’Action Socialiste », organe de la l’aile gauche du POB dans le but d’accélérer la rupture des jeunes forces révolutionnaires groupées autour de Walter Dauge. Pendant la même année, il rencontra Trotsky à Anvers pour discuter avec lui du regroupement des forces révolutionnaires en Belgique.
1936 : Fonde le Parti Socialiste Révolutionnaire avec « L’Action Socialiste » et le groupe trotskyste Spartacus groupé autour de Vereecken. — Collabore régulièrement à « La Lutte Ouvrière ».
1938 : Participe a la conférence de fondation de la Quatrième Internationale
1939 : Arrêté au déclenchement de la guerre, il est relâché après quelques jours de détention.
1941 : Arrêté le 22 juin lors de l’attaque d’Hitler contre la Russie, il est interné à Huy, puis à Hambourg-Neuengamme.
Léon Lesoil
Fils d’ouvrier, ouvrier lui-même dès l’âgé de 13 ans, Léon Lesoil s’éveilla à la vie politique, pendant la première guerre mondiale. Entraîné par le courant patriotique et chauvin que déchaîna l’invasion de la Belgique par l’Allemagne, il s’engagea en août 1914. Sincèrement, il croyait à la guerre pour la défense du Droit, à la « guerre pour tuer la guerre». Emporté par sa foi, il se donna entièrement à cette « croisade ». Son courage militaire lui valut l’admiration et l’estime de ses chefs. A tel point que plus tard, lorsqu’il sera impliqué dans le fameux « Grand complot » communiste monté de toutes pièces par la bourgeoisie en 1923, son ancien chef, le commandant Oudenne viendra devant la Cour d’Assises lui rendre cet émouvant témoignage : « Je n’ai plus connu Lesoil depuis la guerre. Nos chemins ont été divergents. Mais maintenant qu’il est là, sur le banc de la Cour d’Assises, je tiens à déclarer que je lui garde toute mon estime et toute mon affection. Et j’espère que Lesoil de son côté, a gardé pour moi les mêmes sentiments ».
Pour qu’un militaire de carrière consentît à faire une telle déclaration en faveur d’un communiste accusé de « conspirer contre la sûreté de l’Etat », il fallait qu’il fût doué d’une nature exceptionnelle. Et tous ceux qui l’ont connu savent que Lesoil était en effet capable de mériter d’aussi rares témoignages de sympathie. Sa générosité naturelle, sa bonté, sa droiture, sa franchise portaient irrésistiblement vers les causes les plus nobles et les plus désintéressées, sans le moindre souci du danger.
A la fin de la première guerre mondiale, s’accomplira chez Lesoil ce que l’on peut appeler le grand tournant de sa vie. En 1916, il avait été envoyé en Russie avec la mission militaire belge pour renforcer le front russe. Quelques mois plus tard, en février 1911, éclatait la Révolution russe. Lesoil en vécut toutes les péripéties. Avec son infaillible instinct de justice, il ne tarda pas à comprendre la portée réelle de l’événement. Il comprit, que les bolchéviks — aussi calomniés à ce moment que les trotskystes aujourd’hui — exprimaient les aspirations profondes du peuple russe. A la lumière de la propagande bolchevique et de sa propre expérience, il comprit le sens réel de la guerre à laquelle il s’était donné en 1914. Il comprit que la « Guerre du Droit » n’était qu’un masque des appétits et de la réaction impérialistes. L’attitude des Alliés à l’égard de la Révolution russe, leur brutale et cynique intervention contre le pouvoir soviétique, contre les bolcheviks qu’il avait vus portés au pouvoir par l’immense majorité des soldats, des ouvriers et paysans russes, lui ouvrirent définitivement les yeux. A partir de ce moment, il est gagné au bolchévisme, il se donnera de tout son être à la cause de la Révolution Mondiale. Il s’y donnera avec le même élan, le même courage, la même intrépidité dont il avait maintes fois fait preuve sur les champs de bataille.
Avant l’armistice déjà, en 1918, il avait manifesté d’une façon éclatante son opposition à la guerre impérialiste. Son corps d’armée ayant dû quitter la Russie, il fut acheminé vers Vladivostok et l’Amérique. Là, dans une assemblée d’officiers de toutes les nations alliées, où il était question de recruter des hommes pour la croisade contre le bolchévisme, Lesoil se leva pour combattre cette proposition et prit hautement la défense des bolcheviks et du régime des Soviets. Ce trait magnifique de courage et de franchise lui valut l’expulsion immédiate du pays. « Vingt-quatre heures après, il était invité à s’embarquer et à retraverser l’Océan.
Rentré en Belgique, Lesoil se jeta dans la mêlée politique et prit une part active à la fondation, du Parti Communiste. Rapidement, il s’affirma comme un propagandiste et un agitateur de premier plan. Dans d’innombrables meetings, il prit la défense de la Révolution russe, il fit appel à la solidarité prolétarienne internationale et démasqua sans pitié les renégats du réformisme. Il travaillait à ce moment en qualité de géomètre au charbonnage du Gouffre à Châtelineau. La direction ne pouvait évidemment tolérer longtemps sa présence au milieu de son personnel, et elle n’attendait que l’occasion de s’en débarrasser. Cette occasion se présenta lors du Ier congrès international des organisations communistes qui se tint à Berlin au lendemain de la guerre, pour venir en aide à la Russie affamée par le blocus de l’Entente. Choisi par le Parti Communiste belge pour le représenter à ce congrès, Lesoil demanda à la direction du charbonnage un congé de 15 jours. Celle-ci le plaça devant l’alternative de renoncer à assister au congrès ou d’être renvoyé. Lesoil n’hésita pas. Il se rendit au congrès et perdit son emploi.
Pour gagner sa vie, il dut s’engager dans un autre charbonnage comme ouvrier à veine. Chassé à nouveau, et cette fois définitivement pour propagande communiste, Lesoil connut des moments très difficiles. Ceux qui l’ont connu draguant le résidu de la Sambre savent quels sacrifices il dut s’imposer pour assurer sa subsistance et celle des siens.
A partir de 1924, Lesoil fut mis à une nouvelle épreuve. C’est alors que commença, en effet, à l’intérieur du Parti Communiste, la lutte entre staliniens et trotskystes, entre ceux qui affirmaient que la victoire du socialisme était possible dans un seul pays et ceux qui prétendaient qu’elle n’était possible que par la Révolution Mondiale.
Dans cette lutte, qui se termina en 1927 par l’exclusion de toute l’opposition trotskyste, Lesoil fit preuve de la même fermeté et du même courage moral et intellectuel que dans sa lutte contre le patronat, le gouvernement capitaliste et ses alliés réformistes. Aucune pression, aucune tentative de corruption ne put le faire dévier de la ligne politique qu’il considérait comme la seule juste, comme la seule qui puisse conduire le prolétariat mondial à la victoire.
Jusqu’à la fin de sa vie, Lesoil restera pour le prolétariat belge le porte-drapeau du communisme authentique. Derrière son maître Trotsky, dont il fut un ami personnel, il défendra sans la moindre défaillance l’héritage de Lénine contre tous les falsificateurs et les renégats. En. 1938, il participera à la conférence de fondation de la Quatrième Internationale, Parti Mondial de la Révolution socialiste, dont il ne verra malheureusement pas le développement dans le monde entier pendant cette guerre.
Arrêté par la Gestapo le 22 juin 1941, lors de l’attaque de l’Allemagne contre la Russie, il fut interné d’abord dans la forteresse de Huy, ensuite au camp de Hambourg-Neuengamme, où il mourut le 3 mai 1942, épuisé par les travaux forcés, la sous-alimentation, et les mauvais traitements.
Telle fut, dans ses grandes lignes, la vie de Léon Lesoil. Ce fils d’ouvrier, courageux et doué, a eu maintes fois l’occasion de faire carrière dans la vie. Pendant la première guerre mondiale, sa conduite exemplaire lui ouvrait toute grande la carrière militaire. Lesoil resta insensible à toutes les avances de ses chefs. Il préféra la voie du bolchévisme, la lutte aux côtés des opprimés. Lesoil aurait pu faire carrière dans son métier de géomètre et mener une existence paisible de petit bourgeois.
Lesoil aurait pu faire carrière enfin dans le Parti Communiste à condition d’avoir l’échine et l’esprit assez souples pour se plier à tous les tournants et à tous les reniements du stalinisme. Lesoil préféra la voie de l’opposition intransigeante, la fidélité au bolchévisme de Lénine et de Trotsky. Lesoil, c’est l’incarnation de l’idéalisme révolutionnaire le plus pur.
Militants ouvriers, travailleurs des mines et des usines, que son souvenir reste vivant dans vos cœurs. Dans vos luttes de tous les jours, dans le combat sans merci que nous devrons entamer prochainement contre le capitalisme qui engendre les guerres, la barbarie fasciste et la misère, puisse l’exemple sublime qu’il nous a donné rester pour nous tous une leçon de courage et d’héroïsme.
Léon Lesoil devant ses juges
Arrêté en mars 1923 en même temps que tous les dirigeants du Parti Communiste, à l’occasion du fameux complot inventé par la bourgeoisie, Lesoil fut traduit ers Cour d’Assises avec Jacquemotte, van Overstraeten et une douzaine d’autres militants communistes. Ils furent tous acquittés et le procès n’eut d’autre résultat que de gagner à la cause communiste d’innombrables sympathies ouvrières.
Nous publions ci-dessous le résumé de la déposition faite par Lesoil devant la Cour d’Assises, tel qu’il a paru en éditorial dans le Drapeau Rouge du 21 juillet 1923. Le thème de cette déposition, c’est la révolte d’un soldat qui avait fait héroïquement son devoir parce qu’il croyait se battre pour une cause juste et qui s’aperçoit un beau jour qu’il a été dupé, que la guerre n’est qu’un règlement de compte entre deux bandes de rapaces. Ce thème n’est-il pas encore actuel ? Les travailleurs du monde entier n’ont-ils pas été dupés encore une fois pour les profits capitalistes ? La guerre « contre Hitler » ne s’avère-t-elle pas de plus en plus comme une guerre contre la classe ouvrière ? Et quel est le naïf qui oserait affirmer que les « Trois Grands », une fois Hitler et le Mikado écrasés, pourront assurer la paix au monde ?
Le capitalisme, c’est la guerre. Pas de paix possible en dehors de l’union, de tous les travailleurs du monde dans une lutte implacable contre le capitalisme. Cette vérité qui s’imposa à des millions de pauvres bougres pendant la première guerre mondiale, et qui s’imposera de-main à tous les travailleurs du monde en dépit, des montagnes de mensonges, Lesoil la développa simplement devant ses juges et le nombreux public qui suivait les débats du procès.
Quant au Drapeau Rouge, on mesurera le chemin qu’il a parcouru depuis 1923 en comparant cet éditorial avec ceux qu’on peut y lire aujourd’hui.
Le Président de la Cour :
« D’après les documents figurant au dossier vous avez, pendant la guerre, fait vaillamment, très vaillamment, votre devoir, et la Cour tient à vous rendre cet hommage. Vous vous êtes engagé en août 1914. Vous avez été blessé plusieurs fois, et vos blessures vous ayant rendu inapte au service de l’infanterie, vous avez sollicité un engagement dans la section belge des autos-canons opérant sur le front russe. Les services que vous avez rendus de ce chef vous ont valu une précieuse décoration, du gouvernement de Russie. Vous avez donc fait preuve d’un patriotisme ardent. Comment, dans ces conditions, expliquez-vous le changement qui s’est produit dans votre esprit et vous a amené à adhérer au Parti Communiste et à participer à la propagande qu’il mène contre la patrie ? »
Et Lesoil parla :
Devant les magistrats de la Cour et du Parquet général, devant les jurés appartenant tous à la moyenne ou à la grande bourgeoisie, devant les avocats presque tous attachés par la naissance, le genre de vie et les conceptions sociales à la classe dirigeante, Lesoil conta simple-ment sa vie d’enfant de la classe ouvrière, happé par l’usine dès l’âge de 13 ans, travaillant le jour et étudiant le soir. Il dit, sans phrases, son état d’âme à cette époque. Exclusivement préoccupé de pousser ses études, qui doivent lui permettre de faire sa trouée dans la vie et de conquérir sa place au soleil, il partage son temps entre le travail à l’usine, l’étude et les habituels délassements de la jeunesse de nos bassins miniers.
A 17 ans, il reçoit le diplôme de géomètre et à 21 ans, celui de conducteur de travaux des mines. Ajourné à deux reprises comme milicien, en 1912 et 1913, pour faiblesse de complexion, il est réformé définitivement en 1914. Comme il le dira lui-même, il est à ce moment indifférent au mouvement ouvrier, à l’histoire des peuples, aux combats de sa classe.
La guerre éclate. Il s’engage. Pendant quatre années, il est une unité dans ces immenses armées de millions d’hommes qui se heurtent sur tous les fronts de la guerre. Il porte en lui une foi exaltante dans la beauté de la cause pour laquelle il lutte et qu’il croit, fermement, comme on le lui a dit, être la cause du Droit, de la Justice, de l’humanité. Il croit, de toutes les forces vives de son être, que la victoire militaire apportera la paix au monde.
Il lutte et souffre pour que cette guerre soit la dernière des guerres ! Certes, il a des moments de défaillance. A de certaines heures particulièrement sombres, descendant au plus profond de lui-même, il a senti l’angoisse du doute l’assaillir. Il doit lutter pour que les faits qu’il voit se dérouler sous ses yeux ne viennent pas entamer la foi qui le soutient.
Mais l’enivrement triomphal de la victoire emporte tout cela ! Les gouvernements «démocratiques », grâce aux sacrifices de millions d’hommes, vont apporter la paix au monde. C’en est fini des massacres humains ! C’en est fini des haines atroces entre les peuples et les races ! Et il a le légitime orgueil d’avoir participé à cette œuvre immense, d’avoir aidé à tuer la guerre !
Puis, c’est le lent, mais inflexible et logique écroulement de tous ses espoirs… Les vainqueurs, alliés d’hier, commencent l’horrible marchandage autour des dépouilles des vaincus. Toutes les grandes idées de Droit, de Justice, d’Humanité, sous l’égide desquelles il a combattu et souffert, pour lesquelles sont morts à ses côtés, dans les combats, tant de frères d’armes, il les voit piétinées, bafouées, ridiculisées, reléguées au magasin des accessoires… Il assiste aux disputes des diplomates, représentants des gouvernements alliés, s’arrachant les gisements de charbon, de fer, de potasse, de pétrole. Il voit les anciens combattants, les veuves, les orphelins de ceux qui ne reviendront plus, sacrifiés aux intérêts des riches. Il voit les bourgeoisies, dans chaque pays, préparer de nouveaux armements, entraînant à de nouvelles guerres. Il voit le capitalisme, dans tous les pays, continuer le terrible système d’exploitation du peuple. Et il comprend ! Et toute la colère de l’abominable tromperie dont il fut la victime consentante, toute la rancœur des mutiles sacrifices éclatent en lui, montent à ses lèvres et fondent dans ce cri désespéré : C’était .une guerre d’argent ! C’était une guerre pour les coffres-forts !
A cette pensée, son être se révolte. Non, il ‘n’est pas possible que ce sang ait coulé en vain ; il n’est pas possible que tout ce drame effrayant ait été inutile ! Alors, il regarde autour de lui avec sa pensée mûrie au feu de la souffrance. Il comprend que seule la lutte des victimes éternelles contre le régime capitaliste, générateur des guerres, mettra fin au massacre des hommes et amènera la paix. Il entre au Parti ouvrier, il adhère aux Anciens Combattants socialistes, il s’affilie à son syndicat et se lance dans la bataille de classe. Mais il ne tarde pas à s’apercevoir qu’au sein même du Parti ouvrier le nationalisme a conquis d’importantes positions et que les chefs réformistes, sous le couvert de la « défense nationale », de la «restauration nationale », participent au maintien du régime bourgeois et -à la préparation de nouvelles hécatombes. Lesoil alors rompt avec les mortelles illusions du social-réformisme et se donne tout entier au Communisme.
C’est dans un silence religieux que Lesoil a conté l’histoire de sa vie. Et tous ceux qui étaient là, dans cette salle des As-sises, prolétaires ou bourgeois, sentaient, consciemment ou non, que cette histoire-là, c’était l’histoire de la classe ouvrière elle-même, puissamment évoquée par la déclaration de notre ami.
Oui ! C’était, sous cette forme concrète, à portée de la main en quelque sorte, l’histoire du prolétariat tout entier ; de ce prolétariat qui, égaré, illusionné par le mensonge du capitalisme, avait cru vraiment que cette guerre était la guerre du droit humain, de la justice humaine ; de ce prolétariat qui, trompé par ses maîtres de tous les pays, s’était donné à eux, corps et âme ; de ce prolétariat qui, éclairé par les réalités de la vie, se détournait du mensonge bourgeois et, constatant l’impuissance de la social-démocratie déchirée par les antagonistes nationaux, entre enfin, vibrant et plein d’ardeur, le regard clair – et le cœur chaud, dans la voie que lui ouvre le Communisme libérateur.
Lesoil au camp de concentration
Nous avons rencontré un militant anti-fasciste qui a partagé le sort de Lesoil et de nos autres camarades arrêtés en même temps que lui et internés avec lui au camp de Hambourg-Neuengamme. Nous lui avons posé quelques questions sur la vie du camp, l’état d’esprit de Lesoil et de ses compagnons. Ses réponses intéresseront vivement tous les amis de Lesoil et contribueront à faire connaître ce que tut le martyre de tous les prisonniers politiques dans les camps de concentration. Ce camarade n’appartenant pas à notre mouvement, son témoignage n’en aura que plus de valeur. Il constituera aussi la meilleure réponse aux infâmes calomniateurs qui représentent les trotskystes commes des « agents d’Hitler ».
Quand Lesoil est-il arrivé au camp de Hambourg ?
En septembre 1941. En même temps que lui arrivèrent quelque 250 détenus belges appartenant aux diverses tendances de gauche, suspects politiques arrêtés pour la plupart le 22 juin 1941, jour de la déclaration de guerre de l’Allemagne à l’URSS et le 22 juillet 1941, lendemain de la fête nationale belge. Les uns venaient du sinistre camp de Breendonck, les autres de la forteresse de Huy. Les deux contingents s’étaient rejoints aux environs de Liège et le même convoi les avait amenés par chemin de fer en Allemagne. Parmi ceux de Huy se trouvait Léon Lesoil que le hasard de la lutte politique m’avait fait connaître quelques années auparavant et que je n’avais plus revu depuis.
Quels autres militants trotskystes arrivèrent en même temps que Lesoil ?
Je me rappelle avoir rencontré autour de Lesoil, Ferdinand Michiaux, de Charleroi, Joseph Franquet, de Jemappes, Beugnies de Jemappes, Marius Nopère, de Cuesmes, Louis Marcourt, de La Bouverie, Léon De Lee, d’Anvers, Lucien Renery et Francis Van Belle, de Liège, Gaston Maes, de Mouscron, le seul qui fût encore en vie quand j’ai quitté le camp.
Dans quel état se trouvaient-ils à leur arrivée ?
Malgré trois mois de captivité, Lesoil et ses compagnons faisaient figure d’hommes encore vigoureux, si on les comparait aux lamentables épaves de Breendonck. Léon, dont la rude écorce de vieux lutteur abritait une âme sensible ne cessait de s’apitoyer sur l’état lamentable de certains d’entre eux qu’il avait bien connus quelques années auparavant, alors qu’ils étaient resplendissants de santé et de force L’état de débilité de celui que nous appelions Pierrot l’avait particulièrement impressionné. Il cherchait vainement le splendide corps d’athlète de ce valeureux combattant des brigades internationales d’Espagne, et il ne retrouvait plus qu’un homme prématurément vieilli, courbé sous le poids de l’effort surhumain que, pendant trois mois, on avait exigé de lui dans l’enfer de Breendorck, mais gardant quand même dans ses bons yeux clairs la flamme de l’espérance. Et Léon nous disait : « Vous êtes sauvés du bagne, mes camarades ». Hélas ! Il ne se doutait pas qu’il allait bientôt être astreint, lui aussi, à des travaux de galérien qui mineraient rapide-ment sa santé et l’entraîneraient à la mort, suivi bientôt de son ancien camarade Pierrot.
Comment étiez-vous traités ? A quels travaux étiez-vous astreints ?
A l’instar de tous les détenus Allemands, Autrichiens. Tchèques, Polonais, qui constituaient le gros des effectifs, les Belges durent endosser le costume de forçat : béret, pantalon et veston sans poches, confectionnés dans un ersatz de drap à fond gris et à rayures bleues. Puis ils furent répartis dans les différentes baraques qui servaient de logement. Léon eut la consolation de garder auprès de lui quelques-uns de ses amis. Et la vie s’organisa, ou plutôt les travaux forcés commencèrent. Car la plus grande partie du temps était consacrée au fameux «arbeit ». « Arbeiten, immer arbeiten ». (Travailler, toujours travailler). Epouvantable obsession de l’effort excessif à accomplir, le ventre creux, sous la pluie ou le vent glacial. Esclaves modernes, nous poussions les « lore » — wagonnets Decauville — reins cambrés, muscles tendus, le cerveau parfois hanté par les réminiscences de nos anciennes discussions. Et, sarcastiques, nos bourreaux nazis semblaient nous dire : « Vous réclamiez le droit-au travail… Vous voilà satisfaits… »
Avec quelques-uns de ses amis, Léon fut désigné pour le « klinker », colossale briqueterie, véritable enfer où retentissaient les vociférations des « kapo » et « vorarbeiters » responsables du travail et chefs d’équipe, qui avaient l’avantage de ne pas travailler… à condition de faire travailler les autres.
Léon a subi cette épuisante contrainte du travail. Par tous les temps, sous les rafales de neige, sous la pluie parfois torrentielle, parfois fine et persistante, collant les vêtements à la peau, ou sous le vent glacial cinglant le visage et raidissant les articulations, Léon Lesoil et ses camarades accomplissaient sans mot dire leur effort sur-humain depuis le matin jusqu’au soir. Alors ils rentraient, couverts de boue, trempés, gelés, grelottant de fièvre, et ils tombaient exténués sur leur paillasse, pour s’éveiller le lendemain en sursaut sous les cris de « Aufstehen! » (Debout !) retentissant dans toute la baraque aux premières lueurs du jour. Il faut avoir subi dans sa chair ces travaux de galérien pour en comprendre toute la torture qui, lentement, accomplissait son œuvre de destruction physique et mentale.
Léon Lesoil connut le travail forcé doublé du « Schwer Arbeit » (travail lourd) aggravé par la sous-alimentation et les mauvaises conditions d’existence. L’homme, dans une telle situation n’a qu’un réflexe : lutter. Il lutte contre tout ce qui l’accable : l’éloignement des siens, le chagrin, le désespoir. Il en triomphe souvent, mais la faim ne le lâche pas, ses forces décroissent, son cerveau semble chavirer. Il lutte quand même, et toujours retentit à ses oreilles l’implacable mot « Arbeit ! ». Alors ses forces le trahissent, et c’est l’affreuse perspective d’une mort lente, anonyme, loin des êtres chers, qui un jour vous surprend en pleine lutte. Ce martyre, Léon l’a vécu, simplement, courageusement, presque sans révolte, comme pour ménager ses forces et avec l’espoir de triompher peut-être, malgré tout, et de voir l’aube de la libération.
Comment est-il mort ?
Comme beaucoup d’autres, Léon fut emporté par l’épidémie du typhus engendrée par les poux au cours de l’épouvantable hiver de 1941-1942. Trois mois suffirent pour faucher le tiers des effectifs du camp. Léon triompha pourtant de la maladie, mais il en sortit épuisé. Ses jambes gonflèrent, d’énormes bouffisures apparurent sous ses yeux qui semblaient plus petits. L’œdème, la terrible maladie qui là-bas ne pardonnait jamais, s’était emparé de tout son corps.
Son moral restait néanmoins admirable. Un jour que les rations de pain avaient été diminuées, il m’arriva de lui demander : « Qu’en penses-tu, Léon ? Crois-tu que nous pourrons tenir le coup ? — Nous tiendrons, me répondit-il, comme mes amis que j’ai laissés là-bas au pays, comme mes camarades mineurs qui tiendront, eux aussi. Et pourtant ils descendent dans la mine avec une « mallette » qui n’est pas beaucoup plus grosse que la nôtre. Et à quel dur effort ne sont-ils pas astreints». Ainsi, dans sa détresse, il pensait encore à ses camarades mineurs, qu’il aimait tant ! Une autre fois, il me dit en plaisantant : « Que penses-tu de la vieille garde ? Elle tient le coup, hein ! Nous sortirons d’ici vivants ! »
Illusion ! Il avait trop présumé de ses forces. Sans soins médicaux, sous-alimenté, il succomba à son tour sous les coups de la terrible maladie. Léon connut la phase ultime de ce mal implacable, et ce fut la fin, un jour qu’il n’y pensait pas… A cette époque, on transportait encore décemment les dépouilles mortelles au crématorium de Hambourg. Léon passa, pour la dernière fois, la porte du camp, dans un pauvre cercueil de sapin, peint en noir, en compagnie d’autres victimes de la barbarie hitlérienne sur un chariot poussé par huit camarades venus de tous les horizons du monde en guerre…
publié le 4 juillet 2006 sur lcr-lagauche.be