Les langues modernes s’écrivent avec des alphabets, des syllabaires ou des idéogrammes. Il y a plusieurs raisons pour cela. D’abord techniques et linguistiques, puis culturelles et politiques.
L’arabe et le hébreux qui utilisent des alphabets, n’écrivent cependant pas ou peu les voyelles. Celles-ci jouent un rôle négligeable dans les langues sémitiques. Les langues à structure syllabique (ka-wa-sa-ki, mi-tsu-bi-shi) comme le japonais utilisent des syllabaires. Le chinois, divisé en parlers mutuellement non compréhensibles mais ayant une syntaxe unique, utilisent des idéogrammes, qui leurs permettent de communiquer par écrit. Le japonais combine idéogrammes chinois et deux syllabaires, le hiragana et le katakana. Le premier sert à l’écriture de mots japonais, le deuxième à transcrire des mots qui ne sont pas autochtones ! Vu le grand nombre d’homonymes en japonais les idéogrammes permettent de saisir le sens correct des mots qui oralement ne diffèrent pas. La Chine populaire a développé un alphabet latin (où des signes diacritiques indiquent les quatre tons qui déterminent la signification d’un homonyme), mais ce pinyin, basé sur le dialecte de Pékin, le mandarin, n’a pas remplacé les idéogrammes. Notons que les alphabets hébreux, grec, arabe et latin sont dérivés de l’alphabet phénicien. Le régime Hitlérien aima l’écriture gothique, mais ne l’a pas inventé.
Qu’en est-il des raisons culturelles, traditionnalistes, politiques, identitaires et idéologiques dans le choix d’une écriture ? Un japonais ou une coréenne sont considérés plus cultivés que d’autres par rapport au nombre d’idéogrammes chinois qu’ils utilisent. Le choix identitaire est représenté entre autres par le fait que le yiddish, qui est une langue de structure germanique, s’écrit avec des lettres hébraïques, dont certaines ont du être transformées en voyelles. Si la plupart des langues indo-européennes (anglais, français, espagnol) utilisent des alphabets latins, ce n’est pas le cas pour toutes. Le russe emploie un alphabet cyrillique plus adapté aux sons slaves et développé à partir de l’alphabet grec. C’est que la Russie a été évangélisée par des missionnaires orthodoxes venant de la Grèce, tandis que les Tchèques et Polonais de tradition catholique emploient l’alphabet latin. Notez que Marx gribouillait un gothique cursif idiosyncratique dans ses manuscrits allemands, au grand désespoir des marxologues.
Sur le territoire de l’ex-Yougoslavie une même langue, comme le serbo-croate, utilise l’alphabet latin quand il s’agit d’une région de tradition culturelle catholique, ou cyrillique dans le cas d’une région orthodoxe. Le Ж serbe s’écrit Ž en Croatie. Le Turc, langue altaïque, ne s’écrit plus depuis la réforme orthographique de Kemal Atatürk en 1928 en lettres arabes, mais en lettres latines. Celui-ci considérait sa réforme comme faisant partie de la modernisation du vieux monde ottoman, la langue de l’élite ottomane n’étant pas celle du peuple et son écriture arabe n’étant pas adaptée au génie de la langue turque. Le finnois et le hongrois, qui sont des langues ouraliennes et faisant partie depuis longtemps de l’occident chrétien, utilisent des alphabets latins. Les langues indo-européennes de l’Inde (bengali, gujarati, hindi etc.) utilisent cependant des écritures dérivées de l’ancien brahmi. Les différences religieuses font pourtant que l’ourdou, qui diffère à peine du hindi, s’écrit avec l’alphabet arabe. C’est également le cas d’une autre langue indo-européenne, le farsi (persan). Le maltais par contre, langue d’origine sémitique, s’écrit avec des lettres latines. Les Géorgiens et les Arméniens, très à cheval sur leur identité culturelle, ont leurs propres alphabets, et les Éthiopiens on gardé leur syllabaire amharique, tandis que les nations américaines Cherokee et Cree ont développé leurs propres écritures, etc., etc.
La politique peut jouer un rôle déterminant dans le choix d’un alphabet, et les renversements successifs des régimes peuvent mettre en mouvement un carrousel orthographique. Le stalinisme et le post-stalinisme en sont des exemples. Après leur victoire révolutionnaire en 1917 les bolchéviks, dans un effort pour faire avancer la culture des minorités nationales en l’URSS, introduisirent des alphabets latins pour les langues n’ayant pas d’écritures ou des scripts mal adaptés. Avec la montée du stalinisme le chauvinisme grand-russe reprenait du poil de la bête, et les langues concernées furent obligées d’utiliser l’alphabet cyrillique. Mais la farce ne s’arrête pas là. Ainsi depuis le 1er août 2001 l’Azerbaïdjan à, par décret du président Gueïdar Aliev, ordonné l’utilisation du script latin dans les journaux, livres, publicités et documents officiels en langue azérie, langue qui appartient à la famille turque. Il paraît qu’une partie de la population n’a pas aimé cette volte-face orthographique. Pendant des siècles les Azéris avaient utilisé l’alphabet arabe. Entre 1923 et 1939 l’alphabet latin (un peut différent du script actuel) était de rigueur. Puis Staline introduisait le cyrillique et 72 ans plus tard les lettres romaines faisaient leur réapparition. Les Turkmènes connurent un sort semblable. Leur alphabet devint cyrillique en 1940. Mais le grand dirigeant génial de la nouvelle république postsoviétique, le président Saparmurat Niazov, connu sous son nom postsoviétique Türkmenbaşı, ce qui veut dire « chef des Turkmènes », a réintroduit récemment l’alphabet latin, ce qui a posé des problèmes aux fonctionnaires qui ne lisent que le cyrillique.
Le choix d’une orthographie peut s’avérer bénéfique pour l’apprentissage de l’écriture. La Turquie avec son écriture à 100% phonétique compte très peu de dyslexiques. Mais si l’orthographe turque est phonétique ce n’est pas le cas de langues comme le français et l’anglais. George Bernard Shaw, l’auteur de Pygmalion et inventeur sans succès d’un alphabet phonétique pour l’anglais, avançait comme argument contre le manque de logique dans l’orthographie anglo-saxonne, l’exemple suivant : fish (poisson) pourrait aussi bien s’écrire phyti (ph pour f, y pour i et ti pour sh comme dans l’anglais emotion). En 1955 Raymond Queneau se moquait d’une fidèle lectrice du Figaro scandalisée par une possible réforme de l’orthographie, qu’elle considérait comme « danger national », d’ « insanité » et « sabotage ethnique », tout cela au nom de la tradition et d’une supposée référence étymologique. Il n’était pas difficile pour l’auteur de Zazie dans le métro de déconstruire ces arguments dignes d’un Front National linguistique.
Et la Mongolie ? Cette culture a connu dans son histoire plusieurs écritures. D’abord le Phags-Pa inventé au XIIIe siècle sous la dynastie mongole des Yuan en Chine par un lama. En 1686 le chef religieux Zanabazar inventa le Soyombo. Cette écriture fut suivie par ce qu’on appelle le Mongol ancien. La Mongolie rouge adopta l’alphabet latin, mais en 1940 Staline ordonna son protectorat asiatique d’utiliser le cyrillique. Ce script est toujours en usage, bien que le nouveau régime ait restauré l’apprentissage de l’ancien mogol. Ma bibliothèque tintinesque contient un Tintin au Tibet en mongole. Le texte est en cyrillique, mais le titre de la première de couverture est en ancien mongol : ça se lit, de de haut en bas et de gauche à droite, comme Tinnetinnin töbed-tür. Töbed, c’est notre Tibet.
(Prochain article : Bon et mauvais capîtalisme)
alphabets de la Mongolie: Wikipedia