C’est Trotski qui utilisa en 1924 le mot russe « poputchik » pour parler des intellectuels qui sympathisaient avec la jeune république soviétique. Le mot a connu, dans sa traduction anglaise et française, un certain succès parmi les historiens qui se sont occupés de l’histoire du communisme moderne. David Caute popularisa l’expression dans son étude publiée en 1973 sous le titre Les Compagnons de route : Un Post-Scriptum aux Lumières, puis en 1988 dans une édition révisée sous le titre Les Compagnons de Voyage : Amis Intellectuels du Communisme.
Qui étaient ces « compagnons de route » des partis communistes ? Il s’agissait en général d’intellectuels critiques du monde capitaliste dans lequel ils vivaient, avec sa misère, ses guerres et ses crises économiques, et ils aspiraient à un monde différent. Ils croyaient voir dans l’URSS une ébauche de ce monde futur dont ils rêvaient. Ils le visitaient de temps en temps, en général sur invitation, mais rentrèrent chez eux et à leurs occupations plutôt bien rémunérés. L’URSS c’était pas mal, mais elle n’avait pas encore atteint le niveau matériel de l’Europe occidentale ou des États-Unis. Ils adoraient l’ébauche de leur utopie à distance. La plupart n’était pas marxistes ni adhérents du Parti.
David Caute a souligné le fait que pour eux la société libérale n’avait pas réussi à réaliser les idéaux des Lumières : liberté, paix, fraternité, égalité des chances, justice sociale, etc. L’URRS et ses dirigeants allaient réaliser ces idéaux. De là le sous-titre que Caute avait donné à son étude en 1973: Post-scriptum aux Lumières.
Les penseurs des Lumières considéraient que pour changer le monde il suffisait de répandre la connaissance à travers l’éducation. Les dirigeants de l’URRS étaient confrontés à une population en majorité paysanne et illettrée. Cette situation permettait de faire table rase du vieux monde primitif et de partir de zéro. Voilà pourquoi les « compagnons de route » se sont rangés derrière Staline et sa « planification » à la fin des années 1920. Il s’agissait pour eux d’une « ingénierie sociale positive », qui prouvait que l’homme était en mesure de dominer la société et la nature. Pour réaliser cela, le despotisme éclairé du Parti était nécessaire.
Prenons un exemple, les époux Webb, des socialistes réformistes d’obédience technocratique, qui eurent une grande influence sur la pensée travailliste en Grande-Bretagne et qui étaient membres du groupe de Bloomsbury dont l’économiste Keynes également faisait parti. Béatrice Webb souhaitait la révolution en Russie et plus tard en Chine. La tyrannie de Staline, l’exploitation de la paysannerie et des travailleurs forcés, le mensonge du stakhanovisme et les procès politiques faisaient parti de cette « révolution ». L’adage que la libération des travailleurs devait être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ne faisait cependant pas partie de cette conception technocratique.
Il n’est donc pas surprenant que les « compagnons » ne voyaient en URRS que ce qu’ils voulaient voir. Et même s’ils avaient des doutes, ils prenaient pourtant position en faveur de l’URRS, par exemple pour défendre la paix, comme fit Sartre. Caute remarquait que le « compagnon » qui prend de plus en plus conscience des tares de la société capitaliste perd paradoxalement de plus en plus son sens critique des sociétés ‘socialistes’. Ce n’était pas toujours aisé, par exemple dans l’affaire Lysenko, le pacte de l’URRS avec l’Allemagne nazie ou l’écrasement de la révolte hongroise. Certains cependant n’ont pas succombé à ce post-scriptum des Lumières et à la manipulation stalinienne, comme George Orwell, Boris Souvarine, Victor Serge, André Gide et chez nous Charles Plisnier. D’autres préférèrent fermer les yeux et mentir.
On a récemment vécu la même attitude envers la Chine. La glorification du « Grand Bond en Avant » et puis de cette grande manipulation bureaucratique qu’était la « Grande Révolution Culturelle » qui ont coûté la vie à des millions de morts, a illustré les attitudes révoltantes des « compagnons de route » du maoïsme. Le sinologue Pierre Rijckmans dénonçait les dérives criminelles du maoïsme sous le pseudonyme Simon Leys. Il fut dénoncé par les « compagnons de route », qui depuis, se sont rangés derrière la société néolibérale, tout comme les anciens «compagnons » de l’URSS se sont rangés derrière le social-libéralisme.