Après avoir écouté et lu les un/e/s et les autres, je reste sur mon impression première : « l’affaire Mahinur Ozdemir » me laisse perplexe, sinon mal à l’aise.
D’un côté, la « frilosité » (pour le dire gentiment) de certain/e/s élu/e/s d’origine turque à reconnaître le génocide des Arméniens relève d’un réflexe nationaliste étroit (pléonasme). Outre mes convictions politiques, mon histoire personnelle de fille de déportés, dont la plus grande partie de la famille a été assassinée par les nazis, me pousse à prendre toute forme de négationnisme, de la plus grossière à la plus « subtile », comme une blessure personnelle. Comme l’a si bien exprimé Henri Goldman sur Facebook, « Je ne peux pas considérer la reconnaissance du pire des crimes comme une petite affaire secondaire. Peut-être est-ce une faiblesse, mais quand Charles Aznavour chante « Moi, je suis de ce peuple qui dort sans sépulture », c’est de moi et des miens qu’il parle aussi ».
D’un autre côté, je reste tout de même assez sidérée par les proportions que prend cette affaire… sachant que la Belgique elle-même n’a pas officiellement reconnu le « génocide » comme tel, à commencer par son ministre des Affaires étrangères, Didier Reynders, qui a déclaré qu’il ne lui « semble pas opportun que d’autres instances, législatives ou exécutives, se substituent au pouvoir judiciaire pour reconnaître un génocide » (1). Aux dernières nouvelles, il n’a toujours pas été exclu du MR. Et que dire du lamentable épisode de la « minute de silence à la carte » au Parlement bruxellois…
Aujourd’hui, la Belgique découvre soudain la nécessité de se hâter (mais lentement) vers une reconnaissance officielle, en donnant la désagréable impression qu’il s’agit moins de rendre justice aux Arméniens que d’obliger nos compatriotes d’origine turque à faire un choix entre « nos » valeurs et celles supposées de leur « pays d’origine » (2).
Et au fait, les Arménien/ne/s, comment se fait-il qu’on leur donne si peu la parole ? Comme trop souvent, les victimes sont davantage l’objet que le sujet de nos débats…
Et au fait, quand Emir Kir (l’autre grand accusé de négationnisme) intervient pour s’opposer à l’expulsion musclée d’une Nigériane, quelles sont les « valeurs » qu’il défend ? Les « nôtres » en théorie du moins), ou bien…?
Malaise donc car de toute évidence, au-delà de la définition strictement juridique du terme « génocide », la position de Mme Ozdemir est vraiment problématique. Lorsqu’elle écrit dans un communiqué, pour sa défense, que « ma position a toujours consisté à reconnaître toutes les tragédies humaines et je respecte la mémoire de toutes les personnes qui ont perdu la vie » et « je condamne fermement tous les massacres de l’histoire » , cela sent fort le message sublimal : « il y a eu des massacres de part et d’autre ». Les historiens semblent largement d’accord sur le fait qu’il ne s’agissait pas en l’occurrence d’un « conflit », aussi sanglant soit-il, mais bien d’une « chasse aux Arméniens » qui a fait un million et demi de morts.
Cependant, je ne peux m’empêcher de penser que Mme Ozdemir a servi de commode bouc émissaire, car elle est loin d’être la seule, y compris au CDH, à refuser de prononcer le terme de « génocide ». Sa place au Parlement a été contestée dès 2009, comme première femme portant le foulard dans une assemblée élue européenne. Certain/e/s ne doivent pas être mécontent/e/s d’en être débarrassé/e/s.
Mais plus fondamentalement, ce sont les grandes déclarations vertueuses de nos politiques et commentateurs qui me mettent le plus mal à l’aise : il est toujours plus facile d’exiger des autres de reconnaître leurs crimes, de se désolidariser des leurs, comme l’exprime très bien Robin Cornet dans unerécente chronique. Un exemple personnel : si les exactions de « notre » roi Léopold II sont enfin partiellement reconnues (exploitation sans limites, travail forcé, mains coupées, massacre des résistants…) il y a, dans mon quartier, une série de rues portant le nom de militaires toujours présentés en « héros de la première guerre mondiale », alors qu’ils furent aussi des colons d’une extrême cruauté (en tant que militaires puis comme hommes d’affaires) envers le peuple congolais. Il m’a fallu une marche organisée par Mémoire Coloniale pour le découvrir.
Cela me fait furieusement penser à une vieille blague des années 60 : c’est Kennedy et Kroutchev en train de discuter de la liberté d’expression.
« Chez nous, dit Kennedy, elle est totale. N’importe qui peut dire sans crainte que le président Kennedy est un imbécile.
– Mais chez nous aussi, répond Kroutchev, tout le monde peut dire sans crainte que le président Kennedy est un imbécile.. »
Creusons encore plus loin. La reconnaissance de crimes du passé (des crimes des autres surtout) est-elle suffisante pour nous dédouaner de nos lâchetés d’aujourd’hui ? La reconnaissance des massacres d’hier peut-elle compenser notre aveuglement face à des atrocités bien contemporaines ? Nous faire oublier comment nous claquons la porte au nez de celles et ceux qui tentent de fuir des horreurs en train de se dérouler, que ce soit en Syrie, au Yémen, en Somalie, en Afghanistan ou ailleurs ? Et pour le dire encore plus crûment : la reconnaissance (qui a pris du temps) du génocide des Tsiganes et des Roms durant la Deuxième guerre mondiale nous préserve-t-elle de les traiter encore maintenant en citoyen/ne/s de seconde zone, à qui nous refusons d’offrir la protection contre les discriminations et les persécutions qu’ils subissent toujours – y compris de notre part ?
Jamais une minute de silence en souvenir du passé n’abolira les ignominies du présent.
(1) Il me paraît d’ailleurs tout à fait légitime de se demander s’il revient à un Etat de légiférer sur des réalités historiques. C’est avec de l’argumentation, de la pédagogie qu’il faut combattre, pas avec des lois (je précise que cela vaut aussi pour moi pour la Shoah). La revue Politique a publié un intéressant dossier à ce sujet en 2006
(2) Certains n’ont pas manqué de sauter sur l’occasion, comme Alain Destexhe dans la Libre du 1er juin.
Source : Irene Kaufer