Le texte d’Hadrien Buclin, Joseph Daher, Christakis Georgiou
et Pierre Raboud qui suit est l’introduction de l’ouvrage collectif Penser l’émancipation. Offensives capitalistes et résistances internationales.
L’ouvrage est le fruit de la première édition du colloque international « Penser l’émancipation », qui s’est tenue à Lausanne en 2012. La deuxième édition du colloque « Penser l’émancipation » aura lieu à Nanterre du 19 au 22 février 2014.
Cet ouvrage est une réflexion collective qui vise à réactualiser un projet d’émancipation à la hauteur des enjeux du temps présent, dans le contexte actuel d’un système capitaliste ébranlé par des crises multiples. Les auteurs de ce livre sont convaincus qu’un tel projet reste pour une grande part à définir – ou à redéfinir, dans la mesure où il ne peut que s’élaborer au creuset des problématiques, des crises, des conflits et des résistances contemporains.
En un sens, cette idée était déjà présente au milieu du xixe siècle, chez Marx et Engels, qui écrivaient à propos du programme communiste : « Le communisme n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel. Les conditions de ce mouvement résultent des prémisses actuellement existantes1. »
C’est dire si une certaine fidélité à ces auteurs ne passera pas par la répétition de vieux programmes élaborés dans une période qui n’est plus la nôtre et ne reconduira pas non plus l’illusion qu’un projet d’émancipation pourrait être défini « clefs en main », indépendamment des principaux acteurs concernés. C’est pourquoi on trouvera dans ce livre une analyse articulée des offensives capitalistes en cours – soit la manière dont les classes dominantes, à la faveur de la crise économique notamment, mettent en cause les droits acquis par les dominés au travers des luttes menées dans les décennies précédentes – ainsi que de la manière dont ces offensives s’articulent avec d’autres formes de domination, patriarcales, racistes ou impérialistes ; puis une analyse des résistances et des pratiques et projets alternatifs à l’œuvre dans la période contemporaine.
Dans cette perspective, le présent ouvrage insistera particulièrement – et il s’agit, nous l’espérons, d’un apport original – sur les dimensions à la fois économiques, sociales et culturelles des pratiques d’émancipation, dans une optique internationale. En effet, l’émancipation humaine ne peut être réduite à sa seule dimension économico-politique, souvent dominante dans les analyses de la gauche radicale aujourd’hui.
Là encore, Marx, dans les Manuscrits de 1844, soulignait bien déjà la manière dont un projet d’émancipation doit concerner l’être humain dans toutes ses dimensions sociales et existentielles : « L’abolition positive de la propriété privée, c’est-à-dire l’appropriation sensible pour les hommes et par les hommes de la vie et de l’être humain, des hommes objectifs, des œuvres humaines, ne doit pas être saisie seulement dans le sens de la jouissance immédiate, exclusive, dans le sens de la possession, de l’avoir. L’homme s’approprie son être universel d’une manière universelle, donc en tant qu’homme total.
Chacun de ses rapports humains avec le monde, la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût, le toucher, la pensée, la contemplation, le sentiment, la volonté, l’activité, l’amour, bref, tous les organes de son individualité2. » Cet ouvrage part d’une problématique pratique au cœur de laquelle se trouve la conflictualité sociale sous ses diverses formes, pour dresser un tableau général des lignes de faille dans le système capitaliste à partir desquelles peuvent s’articuler des perspectives concrètes d’émancipation sociale.
Crises, capitalisme et dominations
Le capitalisme n’avait jamais jusqu’à aujourd’hui exercé une domination aussi étendue sur notre planète, tant sur ses ressources naturelles que sur ses différentes formes d’organisation sociale. Et pourtant, cette réalité coïncide avec l’exacerbation et la conjugaison de plusieurs crises majeures.
Il y a d’abord une crise économique, qui frappe en particulier l’Europe depuis bientôt six ans, et qui a conduit à une autre crise, sociale et politique celle-là, du moins dans les pays les plus touchés par les difficultés profondes de l’économie capitaliste, tels la Grèce, la Hongrie, la Bulgarie, l’Espagne ou le Portugal3.
Cette dernière crise se traduit par une forte perte de légitimité du système démocratique bourgeois. D’un point de vue politique, cette perte de légitimité semble pouvoir aussi bien conduire à la montée en puissance d’alternatives politiques fondées sur les principes de l’émancipation, de l’égalité, d’une démocratie renouvelée et de la justice sociale qu’à la poussée de forces politiques profondément rétrogrades4.
Ainsi, dans le cas de la Grèce, les deux principaux courants politiques ayant émergé dans le champ électoral durant la crise sont d’un côté la gauche radicale (SYRIZA) et de l’autre le parti néonazi Aube dorée, qui porterait mieux le nom de « Crépuscule sanglant » étant donné la violence dont il fait preuve à l’encontre des immigrés et des militants de gauche.
L’inquiétante progression de telles forces politiques d’extrême droite se retrouve également dans certains pays de l’Est fortement touchés par l’austérité néolibérale, telle la Hongrie. À l’inverse, l’expérience de SYRIZA en Grèce fait écho à celle du mouvement des Indignés en Espagne durant l’année 2012 et à l’émergence progressive de partis de rassemblement de la gauche radicale dans d’autres pays en Europe.
Au-delà d’une vision européocentriste, que cet ouvrage collectif cherche précisément à dépasser, la crise de l’ordre politique néolibéral s’est également fortement manifestée dans les soulèvements populaires en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, mais aussi dans une partie de l’Afrique subsaharienne, où le slogan « Dégage ! », exigeant le départ de dictateurs, a été repris par de grands mouvements sociaux (par exemple en 2011 au Burkina Faso)5.
À chaque fois, la dimension antilibérale, voire anticapitaliste de ces mouvements s’est manifestée, notamment à travers le rôle majeur qu’y ont joué les secteurs les plus politisés et syndicalisés du monde du travail ; ainsi, en Tunisie, les grandes grèves dans le bassin minier de Gafsa en 2008 ont paru annoncer la chute de Ben Ali en 2011, dans laquelle la centrale syndicale UGTT a par ailleurs joué un rôle déterminant ; et en Égypte, le déclenchement de l’insurrection contre Moubarak a coïncidé avec une explosion du nombre de grèves sectorielles, entre autres dans le secteur du textile.
Une dimension anti-impérialiste est également apparue comme décisive au sein de ces soulèvements populaires, dans la mesure où des dictateurs comme Hosni Moubarak, Zine el-Abidine Ben Ali ou Blaise Compaoré étaient mis en cause pour leur politique de collaboration économique et politique avec les grandes puissances du Nord.
Cette position anti-impérialiste se retrouve également dans des mouvements populaires puissants ayant émergé ces dernières années en Amérique centrale et du Sud, qui tous dénoncent le rôle des États-Unis dans un continent qui apparaît historiquement comme leur « arrière-cour » ; un rôle que la puissance états-unienne semble bien décidée à endosser encore, comme l’a par exemple illustré l’implication avérée de la CIA dans les tentatives de déstabilisation des gouvernements antilibéraux d’Evo Morales (Bolivie) ou de Hugo Chávez (Venezuela), de même que son jeu ambigu dans le coup d’État au Honduras, en 20096.
D’une certaine manière, c’est aussi contre une organisation internationale du travail et de la production marquée par de profondes inégalités Nord-Sud que se sont dressés des secteurs importants de la « nouvelle classe ouvrière » : par exemple dans la production du textile au Bangladesh, avant et après le drame d’avril 2013 dans une usine de la banlieue de Dacca, où plus d’un millier de prolétaires ont péri7.
Dans ces pays qui jouent de plus en plus le rôle d’« ateliers du monde », la pression drastique à la baisse des coûts de production, souvent imposée par les grandes multinationales du Nord, se solde par des conditions de travail proches de l’esclavage. Dans cette nouvelle division internationale du travail, fondée sur la réduction maximale des coûts de production au mépris de toute rationalité sociale et écologique, les inégalités sociales et économiques, loin de diminuer, se redéploient entre pays capitalistes avancés, émergents et surexploités, mais en aucun cas elles ne diminuent.
Le capitalisme crée ainsi à la fois la demande pour des produits à bas prix (par la prolétarisation, le chômage, la précarisation, etc.), et l’offre de ces produits ; un signe de plus de l’emprise croissante de ce système économique international dans un contexte de crise8. La maturation capitaliste dans les pays émergents comme le Brésil, la Chine ou la Turquie coïncident également avec l’émergence de nouveaux mouvements sociaux de masse, susceptibles de déboucher sur un nouveau cycle de contestation à l’échelle internationale9.
À ces crises, économique, sociale et politique, s’ajoute un phénomène nouveau (ou du moins dont la gravité s’est accrue et révélée plus récemment), et sans doute déterminant pour la période à venir : une crise écologique, provoquée notamment par l’émission de gaz à effet de serre d’origine humaine dans des proportions bien supérieures à ce que la planète peut absorber10. Le réchauffement climatique qui en découle menace en particulier les populations paupérisées des pays du Sud.
Ainsi, la petite paysannerie des pays pauvres, de l’Inde à Haïti en passant par le Sahel, se voit d’ores et déjà confrontée à la multiplication de catastrophes naturelles ou de sécheresses qui menacent les moyens essentiels de subsistance de ces populations, quand ce n’est pas, encore plus fondamentalement, leur lieu de vie qui est mis en péril11. C’est le cas notamment du Bangladesh, un des pays les plus pauvres du monde, où la montée des eaux provoquée par le réchauffement climatique entraîne la disparition de milliers d’hectares, dans un pays dont une fraction importante du territoire est située sur un gigantesque delta12.
De même, le modèle extractiviste-productiviste dominant menace gravement les écosystèmes : l’augmentation drastique de la mortalité des abeilles ou la disparition de milliers d’espèces végétales et animales en représentent sans doute des signes parmi les plus inquiétants13. Ce modèle compromet ainsi la viabilité de régions où résident des populations entières : ainsi, en Amérique, du Canada au Pérou, des peuples voient leur approvisionnement en eau empoisonné en raison de gigantesques projets miniers ou d’extraction de pétrole et de gaz de schiste, ce qui suscite d’importants mouvements populaires dénonçant l’impasse économique et écologique de ce modèle de production14.
Dans les pays du Nord, la prise de conscience écologique apparaît aussi comme la possibilité de relancer des mouvements sociaux à la hauteur des défis contemporains : la très grande manifestation lors du sommet de Copenhague sur le climat en 2009, qui égalait par son ampleur les plus grandes mobilisations altermondialistes de la fin des années 1990 et du début des années 2000 (à Seattle en1999, à Gênes en 2001 et à Porto Alegre de 2001 à 2003, notamment), a été un exemple intéressant du chemin parcouru par les questions écologiques dans la conscience de nombreux militants progressistes.
Lourd de menaces, le défi climatique est ainsi également fort de potentialités pour un projet d’émancipation, notamment parce qu’il remet sur le devant de la scène les questions de la planification démocratique de l’économie, ou encore de l’internationalisme, dans la mesure où les effets du réchauffement climatique ne connaissent pas de frontières.
À cette combinaison de crises économique, sociopolitique et écologique s’ajoute une crise culturelle diffuse et multiforme, dont les manifestations sont souvent plus difficiles à appréhender. Elle se manifeste autant dans la montée des fondamentalismes religieux qui s’épanouissent à la faveur de la misère sociale – le cas du Pakistan en offre un exemple saisissant15 – que, au sein des pays dits développés, dans des formes moins spectaculaires de stigmatisation et de mépris social à l’égard des cultures populaires, qui renforcent un sentiment d’exclusion chez les populations en position de subalternité ou parmi les groupes sociaux minoritaires16.
Les formes nouvelles du racisme, qui revêt aujourd’hui souvent des oripeaux « culturalistes » – dans le sens où ce ne sont plus des prétendues différences biologiques qui sont stigmatisées chez les immigrés, mais des traits culturels réputés inassimilables par rapport aux « mœurs occidentales civilisées » –, la montée en puissance de l’islamophobie dans les pays occidentaux, mais aussi la radicalisation de certains mouvements homophobes et lesbophobes, et la production de masse d’une culture hétéronormée en sont autant de manifestations diverses, auxquelles répond un retour de l’« ordre moral » porté par des forces politiques de la droite conservatrice ou de l’extrême droite17.
Face à cette intrication des crises, les représentants des milieux dominants, confrontés aux limites intrinsèques du système de domination dont ils tirent profit, répondent par des politiques qui ne font qu’accroître les maux qu’elles sont censées combattre : l’exploitation accrue du travail par l’augmentation drastique de la pression à la productivité exercée sur les travailleuses et travailleurs et l’allongement du temps de travail renforcent ainsi le chômage ; la généralisation des politiques d’austérité plonge les économies dans la récession ; le déni des contraintes écologiques sous la pression de divers groupes d’intérêts économiques et patronaux accélère le réchauffement climatique et multiplie les risques de pollutions industrielles ; la mise en cause des conquêtes démocratiques et le renforcement d’instances non élues dans les prises de décision politique – à l’image de la toute-puissante « troïka » dans le cas de la Grèce, dont les inspecteurs occupent les ministères pour veiller à la bonne application de plans d’austérité qui semblent se succéder sans fin – renforcent la défiance des populations à l’égard des institutions en place.
Enfin, des formes subtiles de stigmatisation des tentatives d’émancipation par les pratiques culturelles, dimension trop souvent laissée pour compte dans les analyses critiques contemporaines, favorisent des phénomènes d’exclusion de catégories de la population, comme les habitants des quartiers populaires, exclusion qui se manifeste aujourd’hui par des révoltes, y compris dans des pays qui avaient pu être précédemment érigés en modèles d’intégration sociale – comme ce fut le cas pour la Suède en mai 2013.
Dans ce contexte, marqué par les profondes et rapides mutations que nous avons ici décrites à grands traits, il s’agit de contribuer à réactualiser les contours d’un projet d’émancipation. Il ne peut être élaboré, nous l’avons souligné, qu’au creuset des crises, des luttes et des nouvelles problématiques contemporaines. Ainsi, il paraît aujourd’hui impossible d’envisager un projet d’émancipation qui ne s’appuie sur la critique des tentations productivistes et donc anti-écologiques nourries par certains secteurs de la gauche au xxe siècle, qui ne promeuve une transition écologique planifiée démocratiquement et qui ne tienne compte de la course de vitesse engagée pour ne pas trop dépasser le seuil dit dangereux des 2 °C de hausse des températures moyennes sur le globe.
De même, un tel projet d’émancipation ne peut faire l’impasse sur les fortes limites dont ont fait preuve les mouvements progressistes en général au xxe siècle concernant la critique de la société patriarcale et du racisme, et la lutte contre toutes les dominations, y compris dans leurs propres rangs. Enfin, la réélaboration d’un tel projet ne peut faire l’économie d’une réflexion sur la question de la bureaucratie, de la société administrée et du « socialisme » non démocratique, non seulement du point de vue du nécessaire bilan à tirer des expériences de « socialisme réellement existant » au xxe siècle, mais aussi dans la mesure où ce problème reste d’actualité, en particulier dans le cadre des débats entourant les tentatives de transformations sociales antilibérales à l’œuvre en Amérique du Sud et centrale18. Partant de ce constat, nous avons construit cet ouvrage en fonction, d’une part, de l’analyse des offensives et des crises du capitalisme ces dernières années et, d’autre part, des résistances et projets alternatifs qui s’élaborent aujourd’hui.
Crise des alternatives et nouveaux enjeux de l’émancipation
Il n’en demeure pas moins que, dans ce contexte, les alternatives émancipatrices peinent à se frayer un chemin et plus encore à acquérir une audience de masse. Le contenu de ces alternatives – et notamment des réponses à la question de la manière dont pourrait fonctionner la société sur d’autres bases économiques, politiques et sociales – n’apparaît pas clairement et semble aux yeux de beaucoup relever du domaine de la pure utopie.
Ce sont jusqu’aux termes qui ont émergé ces vingt dernières années pour qualifier ces alternatives – antimondialisme d’abord, à la fin des années 1990, puis altermondialisme, antilibéralisme, anticapitalisme – qui illustrent la difficulté de dessiner un projet de société en positif, après les fortes désillusions entraînées par l’échec des projets socialistes au cours du xxe siècle. Dans le monde francophone en particulier, la forte réaction idéologique antimarxiste et plus généralement antisocialiste qui est montée en puissance à partir des années 1980, marquée par l’émergence de ceux que l’on a appelés les « nouveaux philosophes », et par la contre-offensive de l’idéologie néolibérale, a pu un temps sembler triomphante dans le champ intellectuel.
Elle a placé, en tout cas, les courants de pensée critique sur la défensive, dans la mesure notamment où ceux-ci se voyaient systématiquement suspectés de faire le lit du « totalitarisme ». Dans ce climat défavorable, on a pu constater, souvent à raison, plusieurs écueils des pensées critiques : une certaine déconnexion avec la réalité des mouvements sociaux, un repli sur la sphère académique, ainsi que l’émiettement des différentes traditions critiques dans des chapelles, selon des critères politiques frisant parfois le sectarisme, ou artificiellement calqués sur les frontières des disciplines universitaires19.
À l’inverse, certains militants se sont réfugiés dans des pratiques militantes ponctuelles, certes nécessaires, mais déconnectées de tout projet de transformation politique et sociale de plus grande ampleur et fondé sur un horizon théorique élaboré et discuté. La méfiance légitime répandue dans les jeunes générations, après les tragédies du xxe siècle, face à tout projet d’émancipation présenté « clefs en main » y est certainement pour quelque chose.
Un autre facteur peut, de ce point de vue, expliquer cette situation : la difficulté de jeter des ponts entre générations de militants et d’intellectuels, notamment entre une génération encore fortement influencée par le marxisme des années post-68, et de nouveaux visages plus jeunes, politisés à partir de l’émergence des mouvements altermondialistes.
À sa mesure, cet ouvrage collectif voudrait précisément contribuer à surmonter ces difficultés, en combinant des analyses ponctuelles avec des tentatives de réflexion théorique plus globales, et en faisant appel à des contributions de chercheurs de différents horizons, en termes générationnels, sociologiques – il réunit aussi bien des contributions issues du monde universitaire que celles d’acteurs des mouvements sociaux – et en termes de traditions politiques liées à la gauche radicale. Leur ambition commune est d’explorer les nouveaux enjeux de l’émancipation. L’originalité du présent projet consiste ainsi en ce qu’il ne se tient pas à une critique sociale académique, ni à la seule analyse des causes de la crise actuelle du système. Il part d’une problématique pratique pour dresser, dans une optique internationale, un tableau général des lignes de faille dans le système capitaliste, à partir desquelles peuvent s’articuler des perspectives concrètes d’émancipation sociale.
Dans sa volonté de penser l’émancipation, cet ouvrage a cherché à éviter de trop circonscrire cette notion. Nous estimons qu’il est impossible de déterminer a priori un champ précis qui relèverait seul de l’émancipation. Cette notion ne doit néanmoins pas perdre de sa force et de sa spécificité, au risque de se voir appliquée à des processus contradictoires. Nous comprenons l’émancipation comme une libération individuelle et collective face aux différents modes de domination : économiques, politiques, sociaux et culturels.
Ainsi, penser l’émancipation implique de connaître et de comprendre les dynamiques qui lui font obstacle ainsi que les espaces sociaux dans lesquels elle peut ou doit advenir. Il s’agira de se demander comment il est possible de se libérer de telles dominations et de mettre en place des formes d’organisation sociale alternatives, et quelles sont les pratiques de lutte qui rendent possibles de tels processus.
L’émancipation représente une forme de libération radicale par laquelle l’être humain peut renverser l’ordre établi, résister aux différentes formes d’aliénation, s’approprier des lieux de liberté, créer de nouvelles formes de vie sociale, concevoir des alternatives, lutter. Le positionnement de l’émancipation entre ses pôles individuel et collectif constituera un des enjeux de questionnement central de cet ouvrage.
Sans renier l’importance de la dimension individuelle, la mise au jour de la tendance contemporaine à se restreindre à cette seule sphère doit permettre de pointer les limites de certaines formes d’émancipation. En envisager la portée collective implique également de poser la question du rapport entre émancipation et système social. L’émancipation prescrit-elle certaines formes spécifiques d’organisation culturelle, économique ou politique ? La relation entre émancipation et pouvoir est-elle d’ordre antithétique ou s’agit-il, après tout, de s’approprier et d’exercer collectivement le pouvoir ? Ce sont ces différents enjeux qui seront abordés au fil des différents chapitres de cet ouvrage, afin d’esquisser des pistes de réflexion et d’action en vue de l’émancipation.