Dans une brochure publiée à Pékin en 1981 sous le titre Les quatre grandes découvertes de la Chine antique, son auteur Zhuang Wei écrit avec raison que son pays « est l’un de plus anciens pays civilisés du monde, et possède un patrimoine culturel prestigieux », dont de nombreuses inventions, comme celle du papier, de l’imprimerie, de la boussole et de la poudre. Zhuang Wei a également raison quand il dit que ces inventions font ressortir « l’ingéniosité et la créativité du peuple chinois ».
Il faut cependant se demander de quel peuple ingénieux et créatif il s’agit, celui qui comprend l’élite qui dirigea pendant deux mille ans d’une main de fer l’État impérial, la classe des fonctionnaires-lettrés, le mandarinat, ou bien exclusivement la Chine des artisans et des marchands qui, sans oublier les innombrables paysans, étaient exclus de tout pouvoir politique ? Les mandarins n’étaient pas très rénovateurs et pas du tout inventeurs selon les sinologues de poids. C’est donc vers le menu peuple que nous devons regarder.
C’est un lieu commun de présenter l’Empire du Milieux comme une civilisation qui a stagné durant son existence de 221 av. J.-C. jusqu’à l’abolition de la dynastie mandchoue Qing en 1911. S’il est vrai qu’en grande ligne sa structure sociale et politique n’a pas changé fondamentalement durant cette longue période, on ne peut pas dire que ce colosse asiatique a été marqué par l’immobilisme. Ci cela aurait été le cas il n’aurait pas fait toutes ces inventions. La question que les historiens se posent c’est pourquoi cette vieille civilisation remarquable n’a pas connu un développement analogue à celui de l’Europe, ce sous-continent qui a connu une révolution industrielle et donné naissance au système socio-économique dominant de la planète auquel Marx a donné le nom de « mode de production capitaliste. » Certains l’expliquent (si on peut appeler cela une explication) par l’esprit supérieur de la « race blanche » ou, plus circonspects, par la culture européenne. Rejetons de telles élucubrations et cherchons ailleurs.
Une des explications sérieuses sur la stagnation chinoise par rapport à l’Europe a comme élément (parmi d’autres) le rôle du mandarinat. Cette classe bureaucratique fortement hiérarchisée, autoritaire et traditionaliste, dont l’idéologie confucianiste exigeait au sein de leur classe respect, obéissance, humilité et soumission, ne se spécialisa que dans une seule chose : l’administration, l’administration de cet immense pays. Le fait qu’elle a tenu pendant 2000 ans tient selon l’historien sinologue Étienne Balazs (La bureaucratie céleste, 1968) à son rôle politique dans un pays caractérisé par une économie naturelle agraire, basée sur des myriades de cellules paysannes autosuffisantes. Une telle formation sociale exigea une centralisation administrative que seul le mandarinat pouvait assurer. « Cette élite improductive tire sa force de sa fonction, socialement nécessaire et indispensable, de coordonner, surveiller, diriger, encadrer le travail productif des autres, de faire marcher tout l’organisme social ». Balazs parle d’un système totalitaire dans le sens que la bureaucratie s’occupe de réglementer toute la vie sociale et culturelle. Sans eux c’est l’anarchie et le démembrement de l’empire, car il faut surveiller l’entretien des routes, canaux, digues et barrages, commander les travaux publics nécessaires contre les menaces d’intempéries, constituer des réserves en cas de famine, favoriser l’irrigation, etc., ce que les paysans, dispersés sur l’immense territoire ne sont pas capable de faire. On reconnaît certains de ces traits « totalitaires » de la bureaucratie mandarinale dans la bureaucratie communiste arrivée au pouvoir en 1949.
Sur le plan intellectuel, les mandarins managers ne s’occupent donc que de ce qu’il faut connaître pour administrer. Ils se livrent aux travaux de l’intelligence, c’est-à-dire la connaissance des classiques littéraires et philosophiques (confucéens et autres), à la poésie, aux rites, au culte des ancêtres, etc. Cela a mené au fait que c’est l’État qui tue l’invention technologique en Chine. « Non seulement dans ce sens qu’il écrase ab ovo tout ce qui contrarie ou semble contrarier ses intérêts, mais aussi par les mœurs que la raison d’État implante infailliblement. L’ambiance de routine et d’immobilisme qui jette la suspicion sur toute innovation, sur toute initiative qui n’est pas commandée et sanctionnée d’avance, est peu propice à l’esprit de la recherche libre. » L’innovation technologique a été le fait des autres groupes et classes sociaux, surtout les artisans (papier, imprimerie) et les marchands (par exemple la lettre de change). Une fois que cette innovation avait prouvé son utilité, l’État l’incorporait. Quelques exemples. La méthode pour fabriquer du papier de bonne qualité fut inventée par Zouo Bo, un artisan de la fin des Dynastie des Han de l’Est (ca. 185 av. J.-C.). Quant à l’imprimerie, elle débuta avec la xylographie, c’est-à-dire des planches gravées induites d’encre (comme les incunables européennes d’avant 1500). Il s’agissait en général de calendriers imprimés sous le manteau, vu qu’il s’agissait d’un monopole impérial. Le plus vieux livre imprimé que nous possédons est le Sûtra du Diamant daté de 868, un écrit bouddhique. C’est en effet le bouddhisme (que le mandarinat laïc et areligieux considérait comme un ennemi) qui promut, pour des raisons de prosélytisme, l’imprimerie. C’est au milieu du XIe siècle, sous la dynastie des Song, que Bi Sheng inventa les caractères mobiles en argile. Lui non plus n’était pas mandarin. Vers 1297, à l’époque des Yuan, Wang Zhen, savant agronome, développa les caractères en bois.
« Il n’y a guère de classe dominante dont la longévité, la richesse d’expérience et la réussite politique, serait comparable à celle du mandarinat. Il est vrai que le peuple chinois a payé cher ses gouvernants. » Mais conclut Étienne Balazs « L’homogénéité, la durée et la vitalité de la civilisation chinoise était à ce prix. Car, maint épisode de l’histoire chinoise en témoigne, n’étaient les fonctionnaires-lettrés pour tenir sous leur houlette les féodaux (les véritables cette fois ci) (1), pour garder d’une main de fer l’unité de l’empire, les particularismes l’auraient emporté, et, avec le morcellement de la souveraineté, toute la civilisation chinoise aurait éclaté. Que les motifs du mandarinat n’aient pas été désintéressés ne change rien au résultat final. Et puis – c’est une règle sans exception – l’alternative au règne de la bureaucratie dans la Chine paysanne était le désordre. »
Oui, l’histoire peut être cruelle.
(La semaine prochaine : La nostalgie)
(1) Les marxistes vulgaires en Chine (et ailleurs) nomment toute société qui compte des seigneurs terriens « féodale », ce qui n’éclaircit pas la connaissance concrète de ces sociétés. L’origine de cette appellation est l’idée stalinienne dogmatique que le féodalisme doit nécessairement être suivi d’une révolution bourgeoise et seulement après, par une révolution socialiste.
photomontage (Bi Sheng et la typographie): Little Shiva