La question de l’Europe est indissociable de l’histoire de la formation du mouvement ouvrier. Si la construction européenne est récente, la discussion sur la question de l’Europe a commencé dès le milieu du 19ème siècle, simultanément à l’émergence du mouvement ouvrier.
Dés 1848, Marx pense le combat démocratique et socialiste comme un combat européen. Il travaille sur la dialectique des luttes des classes entre la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Angleterre.
C’est cette analyse du cadre européen qui débouche sur la nécessité de combiner les « unifications nationales » – des Etats nations : l’unité de l’Allemagne, de l’Italie –, le soutien aux indépendances de la Pologne et de l’Irlande et, sur la base de la Révolution française, l’approfondissement des luttes de classes en France. L’Europe, appuyée sur la formation ou la consolidation des Etats nations, est considérée comme un cadre stratégique pour le développement des luttes de classes de l’époque. Marx pensera son projet communiste à l’échelle européenne, notamment en reprenant une citation qui allait parcourir nombre de proclamations internationalistes européennes : « un spectre hante l’Europe, le communisme ».
Les premières discussions sur les formes politiques de l’unification de l’Europe ont lieu dans le mouvement ouvrier après le déclenchement de la Première Guerre mondiale. Lénine est le premier à s’emparer de la question en avançant le mot d’ordre d’« Etats-unis républicains d’Europe », tourné contre les monarchies allemande, autrichienne et russe, lié au renversement révolutionnaire des trois monarchies les plus réactionnaires d’Europe, la russe en tête, cela dans la perspective de révolutions politiques démocratiques. Il formule ainsi, dès le début de la guerre, les tâches politiques de la social-démocratie révolutionnaire : « propagande en faveur d’une république allemande, d’une république polonaise, d’une république russe et d’autres encore, et de la transformation de tous les Etats européens en Etats-unis républicains d’Europe ; tel doit être l’un des mots d’ordre les plus immédiats » 1.
Débat Lénine-Trotsky
Pourtant, en 1915, tout en poursuivant sa réflexion sur le terrain européen Lénine va retirer ce mot d’ordre en argumentant ainsi : « Mais si le mot d’ordre des Etats-unis républicains d’Europe formulé en connexion avec le renversement révolutionnaire des trois monarchies les plus réactionnaires d’Europe, la monarchie russe en tête, est absolument invulnérable comme mot d’ordre politique, du point de vue des conditions économiques, les Etats unis d’Europe en régime capitaliste sont ou bien impossibles (la concurrence) ou réactionnaires ». Lénine ajoute qu’une « Europe capitaliste peut servir à étouffer le socialisme »2.
Trotsky reste quant à lui sur la ligne des « Etats-unis républicains d’Europe ». Pierre Broué, dans son Trotsky, évoque le débat qui a opposé les deux révolutionnaires, en indiquant que pour Lénine le mot d’ordre de Trotsky est « opportuniste et générateur d’illusions ». Il est difficile de démêler les ressorts de la position de Lénine sur cette question : l’attitude des dirigeants du mouvement ouvrier, en particulier en Allemagne, face à la guerre et les conséquences de cette défaite historique le conduisent-il à se concentrer sur le renversement du tsarisme en relativisant les perspectives européennes ? Ce débat n’est-il pas un des effets de la violence des luttes fractionnelles dans la social-démocratie russe (Lénine considérait Trotsky comme un « centriste » entre les mencheviks et les bolcheviks) ?
Mais au-delà des problèmes de formulation sur la perspective européenne, Lénine comme Trotsky, avec leurs positions respectives, vont rejoindre le camp de ceux qui dans le mouvement social-démocrate refuseront l’union sacrée avec leur propre bourgeoisie. Ils insisteront l’un et l’autre, après la conquête du pouvoir par les révolutionnaires russes, pour penser la révolution dans sa dimension européenne, notamment dans les liens entre la jeune révolution russe et la montée de la révolution dans les années 1920, particulièrement en Allemagne.
Les Etats-unis d’Europe
En mai 1917, en pleine révolution russe, Trotsky, reprend ce mot d’ordre en le reformulant comme « Etats-unis d’Europe », comme un des objectifs du programme de la paix du Parti bolchevique. C’est un mot d’ordre contre la guerre impérialiste, contre la concurrence inter-impérialiste, pour la démocratie : « les Etats-unis d’Europe sans monarchie, sans armée permanente, et sans diplomatie secrète, voilà la clause la plus importante du programme de paix prolétarien »3. « Une union économique européenne réalisée par le haut n’est que pure utopie, il ne pourrait s’agir que de demi mesures et compromis partiels… Une union source de développement et de culture ne peut être réalisée que par le prolétariat combattant le protectionnisme impérialiste et son instrument le militarisme ». Trotsky répond ici, sans le citer, aux réserves émises par Lénine.
Autre point méthodologique intéressant, il développe ce qu’il convient d’opposer à une réalisation réactionnaire de l’Europe : « si le militarisme allemand réussissait à unir, par la violence, la moitié de l’Europe, quel serait le slogan du prolétariat européen ? L’éclatement de l’union européenne ligotée et le retour des peuples à l’isolement national ? Le rétablissement de douanes «autonomes», de monnaies «nationales», d’un code social «national» ? Evidemment, non. Le programme révolutionnaire comporte la destruction de la forme antidémocratique d’une Union réalisée par la violence. En d’autres termes, notre slogan sans armée permanente et sans monarchie est le slogan unificateur et directeur de la révolution européenne. »
Pas de retour au cadre national contre le cadre européen, mais lutte sur le terrain européen, en formulant des éléments de stratégie d’extension de la révolution russe, mais en prenant également en compte l’hypothèse d’une victoire de l’impérialisme allemand.
Pourquoi l’Europe ?
Trotsky précise aussi « face à ceux qui demandent, dogmatiquement, ‘‘pourquoi l’unification de l’Europe et non du monde tout entier ?’’ L’Europe n’est pas seulement une appellation géographique, mais une collectivité économique et de culture historique. La révolution européenne n’a pas à attendre la révolution en Asie et en Afrique, pas même en Amérique et en Australie ». Si nous passons du cadre national au cadre mondial par l’Europe, c’est en fonction de l’existence d’un espace historique et politique.
Il pousse le raisonnement, sur un plan intra-européen, en insistant sur le développement inégal du capitalisme en Europe même et des luttes de classes : « que chaque nation ne doive pas «attendre» les autres dans sa lutte, est une pensée élémentaire qu’il est bon et indispensable de répéter, afin que l’idée d’un Internationalisme parallèle ne se convertisse pas en celui d’un Internationalisme attentiste. N’attendant pas les autres, nous poursuivons notre lutte avec la ferme conviction que notre initiative donnera l’impulsion voulue à la lutte des autres pays. » Il reprendra plus tard, dans ses Thèses sur la révolution permanente, le fait que « la révolution commence sur le terrain national, se développe sur l’arène internationale et s’achève sur le plan mondial ». Et, plus loin : « si ceci ne se produisait pas, il serait désespérant de penser, comme en témoignent les expériences historiques et les conceptions théoriques, que, par exemple, la Russie révolutionnaire pourrait se trouver devant une Europe conservatrice, ou que l’Allemagne socialiste pourrait demeurer isolée dans un monde capitaliste… » Malheureusement, c’est ce qui se passera.
Trotsky reprendra cette bataille en 1923 contre les conséquences de la guerre, celles du traité de Versailles qui allait démembrer l’Allemagne et favoriser les conditions de la poussée nazie. Les Etats-unis d’Europe sont la solution pour un développement économique et social coordonné, à l’opposé de l’Europe déchirée, délabrée, se préparant à de nouvelles guerres. Il lie cette bataille à celle du gouvernement ouvrier et paysan, ou gouvernement ouvrier, la forme transitoire vers le socialisme que prend la lutte des travailleurs pour le pouvoir. Pour répondre à la nouvelle situation mondiale et peut-être aux objections de Lénine sur « le caractère réactionnaire d’une Europe impérialiste », Trotsky va relier, dans ses textes de 19234 ou dans sa brochure de 1926 « Europe et Amérique », la question de l’Europe à la défense d’un programme de transition au socialisme. Cette façon de donner un contenu social et démocratique à la perspective européenne se traduira dans les formulations d’« Etats-unis socialistes d’Europe ».
François sabado
Notes
1 Lénine, « Les tâches de la social-démocratie révolutionnaire dans la guerre européenne », écrit au plus tard le 24 août (6 septembre) 1914.
2 Lénine, « Du mot d’ordre des Etats-unis d’Europe », août 1915.
3 Trotsky, « Le programme de la paix », mai 1917.
4 Trotsky, « Les conditions sont-elles mûres pour le mot d’ordre des ‘‘Etats-Unis d’Europe’’ ? », 30 juin 1923.
Source : NPA