Il était un temps où l’on appelait un chat un chat. Quelqu’un qui n’entendait pas était simplement sourd et non pas malentendant. Celle qui ne voyait rien était aveugle et non pas malvoyante. Mais le temps où les chats étaient des chats est révolu. Depuis la fin des années 1960 un langage hypocrite, paternaliste et commisératif s’est installé pour désigner des gens qui ne sont pas en pleine possession de leurs capacités sensorielles ou mécaniques. C’est une forme de « politiquement correct » qui devrait nous rappeler qu’un aveugle est quand même un être humain, comme si cela était nécessaire. Cette novlangue a été lancée par les éducatrices et autres formateurs sociaux qui avaient envahi l’espace social, remplaçant les organisations culturelles qui dépendaient du mouvement ouvrier, vu les carences de l’État libéral sur ce plan.
La disparition du pôle socio-éducatif du mouvement ouvrier suite au développement de l’État « providence » allait de pair avec la disparition des attitudes anticapitalistes, non seulement des réformistes traditionnels, mais aussi du mouvement communiste. Ceux-ci ont développé un langage analogue à la novlangue des formateurs sociaux, qu’il ne faut cependant pas confondre avec la langue de bois commune aux politiciens, qu’ils soient de droite ou de gauche. Il s’agit de la novlangue de gauche, dont la particularité réside dans le fait qu’elle oublie que la société est une société composée de classes sociales antagonistes.
Ainsi on ne parle plus de la société capitaliste, d’exploitation, du prolétariat, termes jugés archaïques. On préfère des termes non-classistes comme cohésion sociale, vivre-ensemble, citoyens. Les quartiers où l’on a parqué le nouveau prolétariat deviennent des quartiers sensibles ou des ghettos, dixit Manuel Valls. Une tonalité misérabiliste et de dames de charité caractérise les mots pauvres, exclus, défavorisés. Les luttes deviennent des actions citoyennes, le nationalisme devient défense de la république et des valeurs républicaines, les jeunes aux faciès minoritaire deviennent des jeunes issus de l’émigration, tandis que les instits, les profs et autres catégories moins défavoriseés, mais qui vendent comme tout prolétaire leur force de travail, font dorénavant partie des classes moyennes, les amalgamant ainsi avec les professions libérales et les boutiquiers. La sociologie de l’harmonie sociale remplace l’analyse de classe. Et depuis que Syriza dirige le gouvernement grec, la fameuse troïka (la Banque Centrale Européenne, la Commission Européenne et le Fonds Monétaire International) est devenue les institutions et non plus des appareils du capital financier. La langue, ou plutôt le vocabulaire, n’échappe donc pas à la lutte de classe que mène le capital. C’est clair. Mais est-ce le cas des langues considérées dans leurs structures spécifiques, la syntaxe etc. ?
Certaines personnes plutôt déséquilibrées (bipolaires, borderline, schizo ? ), éduquées par le marxisme-léninisme, pensée qui devait justifier les nombreux tournants de la politique de l’URSS et de ses interprétations de la vulgate marxiste, ont lancé les théories les plus bizarres. Ainsi la théorie linguistique de Nikolaï Marr (1864-1934). Il prétendait que la langue appartient à la « superstructure », « en dernière instance » dépendante de l’infrastructure économique. Elle est donc, tout comme la justice, l’art, la religion, etc. une composante idéologique déterminée par la structure économique de la société, donc des relations de production que les classes entretiennent entre elles. Marr prétendait par exemple que les humains du « communisme primitif » n’usaient pas la parole mais une langue gestuelle, typique d’une société sans classes. Que la langue parlée s’est développé avec les sociétés de classes (esclavage antique, féodalisme, capitalisme), qu’elle est une expression de l’oppression et de l’exploitation, et que la société communiste du futur retournera à l’abolition de la langue parlée pour la remplacer, mais sur un plan supérieur, par une langue « pensée ». Il n’était pas très clair là-dessus, mais remarquez le passe-passe dialectique de la « Aufhebung ».
Cette « théorie » marriste (qui n’a rien avoir avec les Pères maristes) connut un grand succès dans les années trente, et au-delà, dans la patrie du socialisme. Elle répondait aux idées primitives qu’on se faisait du marxisme. Mais en 1950, le camarade Staline qui s’ennuyait considérait la question et prit la décision de condamner Marr à la guillotine idéologique. Staline déclarait dans un article retentissant que la langue n’appartient pas à la superstructure. Un bourgeois français parle français tout comme le prolétaire, le paysans et le petit-bourgeois français. Et Staline avait cette fois raison. Mais pour le prouver il jongla avec le paradigme super- et infrastructure, que Marx avait utilisé un jour sans en faire une théorie achevée et qui a une portée restreinte. Ainsi la langue n’appartenait pas non plus, selon Staline, à l’infrastructure, bien que liée aux forces de production, etc. Alors où situer la langue ? Question difficile qui prouve que le paradigme super/infrastructure ne nous aide pas. Mais l’intervention de Staline allait avoir une influence bénéfique dans la linguistique soviétique. Ce qui n’a pas empêché Aleksandr Solzhenitsyn de se moquer de Staline qui soudainement était devenu le plus génial linguiste de son époque. Dans le 19e chapitre de son roman Le Premier Cercle il décrit les réflexions stylistiques et théoriques du dictateur en écrivant sont fameux article sur la linguistique.
Question. Une clairvoyante est-elle malvoyante quand elle se trompe systématiquement dans ses prédictions ?
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