En mars 1935 Johan Huizinga, l’auteur de L’Automne du Moyen Âge, tint une conférence à Bruxelles sur la crise de la civilisation. Hitler était depuis deux ans au pouvoir et les idées fascistes colonisaient la culture européenne. L’historien néerlandais de stature mondiale était un ennemi du national-socialisme. Il avait exigé dans une conférence internationale à l’université de Leyde en 1932 le départ de l’historien antisémite Johann von Leers. La Délégation allemande quitta les lieux mais revint malheureusement en 1940, accompagnée par les escadres de la Luftwaffe et les divisions de la Wehrmacht.
La conférence de Huizinga commença avec ces mots prophétiques : « Nous vivons dans un monde possédé. Et nous le savons. Personne ne s’étonnera si soudainement la folie se transformera en une fureur qui plongera la pauvre humanité européenne dans l’égarement et l’abrutissement, avec les moteurs toujours en marche et les drapeaux flottants, mais déserté par l’esprit. »
La civilisation actuelle est de nouveau en crise et des ombres de mauvaise augure avancent avec la montée des mouvements populistes autoritaires et l’élection de Trump. Des régimes fascistes ne sont sans doute pas pour demain, mais le nouveau président a certainement une mentalité fasciste. Le président américain est, selon l’historien Enzo Traverso, un fasciste sans fascisme, ce qui ne le rend pas moins dangereux. En écrivant cela je n’insulte d’aucune manière le président d’un État ami, car il s’agit d’un fait. Cependant je peux me tromper, car c’est quoi au juste un fait? Trump & C° ont récemment enrichi l’épistémologie par le concept des alternative facts (faits alternatifs). Chaque fait peut être réfuté par un fait « alternatif », avancé par un contestateur. La vérité sur une base scientifique (empirique) est à rejeter. Ainsi Twitler n’accorde aucune valeur aux affirmations des scientifiques. La température de la planète monte, la calotte glacière fond ? Voilà des mensonges des climatologues et repris par les médias « mainstream ». Le subjectif au pouvoir, voilà comment les USA vont redevenir grands et que Donald est leur prophète. La logique totalitaire exige en effet que seul celui ou celle au pouvoir a le droit de proclamer la vérité.
Cette question épistémologique était également abordée dans la conférence de Huizinga, notamment dans sa critique de la philosophie dite de la vie (Lebensphilosophie) qui connut un grand succès dans la première moitié du XXe siècle. À partir des tracas théologiques de Søren Kierkegaard (son nom signifie cimetière) un nombre important de penseurs, surtout allemands, ont développé cette philosophie vitaliste; pensons à Arthur Schopenhauer, Friedrich Nietzsche, Henri Bergson, Georges Sorel, Oswald Spengler, Max Scheler et le fameux Martin Heidegger, sympathisant nazi. Des concepts comme “être-dans-le-monde”, “la liaison ontique de la pensée”, le “Wesensschau”, etc. nous submergent encore aujourd’hui. « Le mot existentiel deviendra sans aucun doute le mot à la mode du beau monde civilisé, et il trouvera sa place chez le grand public.», nous apprend Huizinga. Il cite un certain R. Müller-Freienfels qui prétend que « notre esprit ne repose pas sur une connaissance purement intellectuelle, mais dans sa fonction biologique en tant que moyen pour se maintenir en vie. ». « La diminution du besoin critique, de l’embrouillement de la faculté critique, la corruption de la fonction scientifique, sont les signes d’un trouble dans la culture » conclut Huizinga. Selon lui le vitalisme refuse de se baser sur une connaissance prouvée pour décider comment agir. Son but n’est pas penser et savoir, mais vivre et agir! C’est ce que faisaient les nazis et c’est ce que pense Trump.
Dans un congrès philologique allemand à Trèves en octobre 1934 un participant prétendait que l’on ne doit souhaiter trouver une vérité dans les sciences, mais dans des « épées tranchantes. ». Un auditeur réfutant cette conception nationaliste de l’histoire fut réprimandé par le président pour « son manque de subjectivité », donc pour son manque de respect pour le Volk (la nation ethnique). Voilà la science sous le nazisme. Et que fait Trump? Il réprimande, il avance des “faits alternatifs”, il injure ceux qui ne sont pas d’accord et il adore gueuler « you’re fired ! ».
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