Les Quat’ Saisons c’est cette musique que l’on entend des fois au téléphone en attente de la communication, un des tubes les plus populaires de la musique dite « classique ». Ce concerto d’Antonio Vivaldi est un exemple parmi beaucoup d’autres de l’importance que la culture occidentale attribue au phénomène provoqué par une Terre qui tourne, inclinée sur son axe, autour du Soleil. Distinguer les saisons semble donc naturel. Pourtant cette distinction est de nature culturelle. L’historien Jacques Le Goff a remarqué que la société rurale du Haut Moyen Âge ne connaissait que deux saisons, l’été et l’hiver, et l’été commençait en mai. Le mot printemps est apparu dans la poésie savante latine. Mais même celle des clercs itinérants, les goliards, considérait le printemps comme la saison qui précède l’hiver. Il s’agit donc bel et bien d’un fait culturel. C’est la modernité par contre qui a divisé l’année en quatre périodes et cela non pas basé sur un état affectif, mais sur des faits astronomiques: les solstices d’hiver et d’été (en décembre et en juin), et les équinoxes (en mars et en septembre). Ainsi les zones tempérées de notre planète connaissent de nos jours quatre saisons bien délimitées. Leur existence matérielle qui s’exprime par des températures plus ou moins constantes exerce une grande influence sur l’agriculture et sur le travail humain qui en découle, et de là, sur notre psychologie. Nos métaphores basées sur les saisons sont légions. Ainsi les étapes de vie humaine suivent les saisons : le printemps de la jeunesse, l’été de l’âge adulte ou de la raison, l’automne de la force de l’âge ou de la maturité, l’hiver de la vieillesse. L’automne a souvent la mélancolie comme connotation. Baudelaire nous en parle dans son Chant d’Automne: « Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres; / Adieu, vive clarté de nos étés trop courts ! / J’entends déjà tomber avec des chocs funèbres / Le bois retentissant sur le pavé des cours. (…) Il me semble, bercé par ce choc monotone, / Qu’on cloue en grande hâte un cercueil quelque part. / Pour qui ? – C’était hier l’été ; voici l’automne ! / Ce bruit mystérieux sonne comme un départ. » L’hiver, quant à lui, est un temps morbide, sauf pour les skieurs bien entendu. Le Voyage d’hiver, le cycle de Lieder de Franz Schubert, se termine avec le vieux et misérable joueur de vielle.
Chaque saison habille la faune et la flore de ses couleurs. Mais on ne le remarque pas toujours, et le moins en ville. Un autre élément s’est introduit dans notre culture. Le progrès de la civilisation matérielle fait que nous nous promenons aujourd’hui différemment dans une forêt qu’un paysan de l’an mil, quand la nature sauvage était plein de dangers et que les saisons ont changé de signification. À partir du 17e siècle se développe ce que Keith Thomas a appelé dans son étude Man and the Natural World (1983) le « désir pour la nature », un désir qui prend aujourd’hui parfois selon moi, vu la crise écologique et la montée des pensées obscurantistes, des formes quasi religieuses. L’exaltation physique et mentale que provoque la floraison printanière connut son apogée dans le romantisme. Le printemps est devenu une métaphore pour l’amour naissant, pour une vie nouvelle, pour des événements historiques exaltants. On parle des révolutions de 1848 comme le Printemps des peuples, expression reprise aujourd’hui pour les révolutions arabes
Mais quittons l’univers occidental pour la Chine septentrionale et le Japon. Ces cultures ont attaché dès leurs naissance une grande importance aux quatre saisons, et cela d’un point de vu philosophique, esthétique et métaphorique.
Les Annales des Printemps et Automnes, ouvrage attribué à Confucius, est une chronique des règnes de douze princes de l’État de Lu (722 à 481 av. J.-C.), qui décrit les événements historiques, ainsi que des phénomènes naturels, le tout classé par ordre chronologique, par année de règne, puis par saisons, mois et parfois précisant le jour. Son titre vient de l’expression « printemps et automnes », courante dans la Chine antique pour désigner par métonymie l’année entière, marquée par la succession des saisons. Je me demande si la pérennité de la conscience des quatre saisons en Chine, contrairement à sa brève éclipse médiévale en Europe, n’est pas liée à un mode de production agricole différent de celui dans l’occident médiéval. La culture japonaise, dont les débuts ont été fortement influencés par la Chine, est imbibée de la conscience des saisons. La floraison, généralement au début du mois d’avril, des cerisiers sakura est l’occasion de festoyer en les contemplant en famille ou entre amis. Il s’agit d’une pratique ancestrale, le hanami. La floraison est supposée posséder une signification esthétique et spirituelle. Dans le bouddhisme elle signifie l’impermanence des choses. Le sakura est un symbole de la beauté et de la fragilité de l’existence et sa floraison marque le renouveau printanier. Les saisons jouent donc un rôle important dans la culture, sur la vision que l’on a du monde.
Il y a pourtant des régions où les quatre saisons n’existent pas: les tristes tropiques. Une personne de ces régions arrivant en hiver pour la première fois en Europe, remarquera avec un certain étonnement que les arbres ne portent pas de feuilles. Dans les tropiques les feuilles tombent et poussent l’année durant. Les tropiques ne connaissent que deux saisons, ou bien une saison chaude et une saison sèche de courte durée, ou bien la mousson, qui est une saison de pluies abondantes et vitale pour la végétation en général et l’agriculture en particulier. Ils produisent un effet culturel différent que les saisons dans les régions tempérées. Je me rappelle ma réaction arrivant en Europa après une enfance africaine. Je ne connaissais les quatre saisons que par des livres et de films. Mais les médias ne peuvent communiquer les sensations physiques et psychologiques provoquées par la matérialité du printemps, de l’été, de l’automne et de l’hiver.
(Prochain article : Textes sacrés – De la Bible à Das Kapital)
photo de sakura: kanegen