La grève de deux jours à la SNCB et surtout la capitulation des directions syndicales qui l’avait précédée en Flandre ont, hélas, une fois de plus mis douloureusement en lumière le fait que les directions de l’ACV-CSC et de l’ABVV-FGTB ont mené le mouvement syndical dans une voie sans issue. La décision de la direction de l’ACV-CSC-Transcom et de l’ACOD-CGSP cheminots en Flandre (d’après certains, nombreux, ce serait même, au moins à l’origine, une décision purement personnelle des secrétaires Luc Piens – ACV-Transcom – et Ludo SEMPELS – ACOD- chemins de fer), d’annoncer dans les médias, peu de jours avant le début de la grève, qu’ils ne feraient pas grève sous condition n’était pas seulement un coup de poignard dans le dos des collègues bruxellois et wallons: elle a aussi mis en lumière la profonde division dans le mouvement syndical sur la position à prendre face au gouvernement de droite.
Dans le cas de l’ACOD-CGSP Cheminots, les secrétaires flamands se sont aussi fichus éperdument, de manière flagrante, d’une décision prise par un Comité National, qui est cependant la plus haute instance à s’être réunie, et certainement la plus large. Pour eux, « la démocratie » entre quelques secrétaires syndicaux, même si elle est suspectée d’avoir beaucoup d’une réaction de panique, semble primer sur la démocratie et la participation au débat (aussi limitée soit-elle souvent) des militants et délégués au sein de leur centrale.
La trahison de la grève du chemin de fer en Flandre signifie aussi un nouveau coup dur pour les nombreux militants qui espéraient que le combat pour le maintien des conquêtes sociales et syndicales à la SNCB soit une amorce pour relancer un vrai travail de résistance sociale contre le gouvernement, voire même, qui sait, mener à un nouveau plan d’action interprofessionnel.
La grève a finalement été une réussite convenable en Wallonie et à Bruxelles, où très peu de trains ont roulé et où la volonté de grève tournait autour de 80%, selon les syndicats. En Flandre, malgré la lâcheté des dirigeants syndicaux des cheminots, il y a néanmoins eu un certain nombre de grévistes, notamment à Anvers-Berchem – où le piquet était cependant modeste et plutôt symbolique. Et à Bruxelles, des membres néerlandophones du personnel de la SNCB ont incontestablement pris part à la grève.
Entre-temps, les négociations ont repris à la SNCB. La direction des chemins de fer a clairement établi que la mise en œuvre des mesures prises unilatéralement en décembre (entre autres sur l’organisation du travail, les heures supplémentaires et les jours fériés) peut être négociée, mais pas les mesures elles-mêmes. La réduction de la subvention publique reste en vigueur. Si les dirigeants syndicaux acceptaient ce cadre, la grève, malgré tous les efforts, semblerait avoir été un coup pour rien. En attendant, il est prévu de négocier jusqu’à la fin de février, et il n’y aura pas de nouvelles actions dans les chemins de fer.
Cependant, l’enjeu du conflit à la SNCB dépasse en vérité largement la lutte pour les conquêtes sociales et les conditions de travail des milliers de cheminots. Le gouvernement et les directions du chemin de fer veulent éliminer un bastion de la force syndicale, qui a joué un rôle important dans de nombreuses luttes sociales du passé. Ils veulent aussi utiliser le conflit dans les chemins de fer pour faire passer des mesures « de service minimum » qui pourraient ensuite être appliquées dans d’autres secteurs. Si cela devait réussir, cela signifierait une grave défaite pour l’ensemble du mouvement syndical. En outre, la voie serait ouverte à la poursuite de la privatisation du rail, au détriment du personnel et des usagers.
Un malaise syndical profond, qui n’est pas tombé du ciel
Le malaise syndical est profond, et ne tombe pas du ciel. En premier lieu, il y a eu l’abandon fin 2014 du plan d’action du front commun syndical autour de ses quatre « balises ». Ce plan d’action avait donné un nouvel espoir à des centaines de milliers d’affilié-e-s et de militant-e-s, et inspiré aussi la résistance sociale à l’extérieur et autour du mouvement syndical (pour preuve, entre autres, l’impact gagné par Hart boven Hard en Flandre). Il a été abandonné sans que rien n’ait été obtenu, en échange d’une concertation qui, à son tour, n’a guère apporté d’éléments positifs pour le monde du travail.
Un facteur extérieur a ensuite porté un nouveau coup dur à de nombreux militant-e-s de gauche: la capitulation en Grèce du gouvernement Tsipras, qui, dans toute l’Europe, avait ouvert l’espoir d’un début de rupture avec la politique d’austérité néolibérale dominante. Cette capitulation a pesé aussi sur le mouvement syndical en général.
Les attentats à Paris et la politique sécuritaire qui a suivi, le racisme omniprésent, la résurgence de l’extrême droite dans de nombreux pays, etc. ont fait tomber en France et en Belgique une énorme douche froide sur la lutte sociale, les actions prévues autour de la COP21 et bien d’autres. En plus, ce climat sécuritaire a offert aux directions de l’ABVV-FGTB et de l’ACV-CSC un prétexte de rêve pour arrêter complètement ce qu’il restait d’un « plan d’action » de plus en plus creux .
A l’arrière-plan de ces développements, il y a un important débat stratégique, ou plutôt une série de discussions stratégiques connexes, qui se déroulent autant que possible à huis clos, alors qu’en fait ils concernent toutes les directions syndicales, tou-te-s les militant-e-s, et même tou-te-s les affilié-e-s et de large couches de la population.
Ces débats portent sur des questions telles que celles-ci:
-Les syndicats doivent-ils servir en premier lieu à organiser la résistance contre la politique de démolition sociale, ou doivent-ils «accompagner» celle-ci, en se concentrant surtout certains « services » (par exemple: accompagner les chômeurs dans la recherche d’emploi, la carrière, les services individuels., etc.)?
-Si les syndicats optent pour la résistance sociale, quel plan d’action faut-il mettre en oeuvre? Et cela signifie-t-il, alors, si nécessaire, de chercher la chute du gouvernement de droite ? Ou bien, faut-il subir cette politique dans l’attente des élections de 2019 ? Si on le fait tomber, quelle alternative à ce gouvernement, pour mener quelle politique ? Et que faire des mesures qui ont déjà été prises, y compris par le précédent gouvernement Di Rupo (par ex. les mesures autour des pensions, des allocations d’attente, l’exclusion de jeunes chômeurs etc)?
S’il y a un engagement pour une forme d’alternative politique, quel rôle le mouvement syndical doit-il y jouer ? Doit-il, comme il le fait depuis longtemps et avec de moins en moins de résultats, s’appuyer sur ses vieux « amis politiques » du PS, du SP.A et du CD&V, ou prendre et appuyer lui-même des initiatives politiques ?
Ces débats parcourent bien tout le mouvement syndical, en Flandre et en Wallonie. Suivre la tendance à communautariser ce débat, à opposer le « syndicalisme wallon de combat » au « syndicalisme flamand de concertation » – tendance qui existe chez un certain nombre de bureaucrates soutenus solidement par les médias et par tous les partis au parlement (PTB excepté) – signifierait selon nous un grand affaiblissement des syndicats.
Entre-temps, les gouvernements, les patrons et la droite ne restent naturellement pas inactifs ; au contraire, leur offensive va plus loin de jour en jour. Le climat créé par les attentats de Paris et la passivité ainsi que la division dans le camp de la population active les rendent même plus sûrs d’eux et plus arrogants.
C’est ainsi que Maggie De Block continue à plaider franchement pour une politique de sanctions à l’égard des malades de longue durée qui refusent de retourner au travail, en dépit de tous les accords entre syndicats et patronat au Groupe des 10. C’est ainsi que Bart de Wever et la FEB plaident pour une nouvelle série d’économies structurelles dans la sécurité sociale (et pas seulement des économies sur les frais de fonctionnement des syndicats dans la gestion des dossiers de chômage). Tout cela alors qu’on trouve beaucoup de milliards pour de nouvelles dépenses en faveur de l’armée et de la police, et que le patronat reçoit un cadeau après l’autre, à charge de la sécurité sociale ou des impôts.
Avec les mesures dans le cadre anti-terroriste, on introduit par-dessus le marché tout un paquet de législations répressives, qui pourront facilement être utilisées en partie contre des activistes, des syndicalistes etc. Beaucoup de menaces pèsent aussi sur le droit de grève, le droit de former des piquets etc, qui pourraient être mises plus facilement à exécution dans le climat actuel.
Le retour de la question communautaire, en premier lieu du fait de la NVA, renforce aussi le risque d’une scission communautaire des syndicats ou d’importantes parties de ceux-ci.
Sur le terrain politique, le mouvement syndical peut à peine compter encore sur ses « amis politiques » traditionnels: beaucoup de figures de proue du SP.A ont craché carrément sur la récente grève des chemins de fer. Redouani, le successeur au trône de Tobback à Louvain, a même plaidé ouvertement pour la division de la CGSP-Cheminots et la rupture de l’aide flamande avec les « extrémistes syndicaux » walllons. Groen!, qui n’a jamais eu beaucoup de sensibilité pour le mouvement syndical et ses revendications, se profile toujours plus manifestement comme un parti des petites et moyennes entreprises.
Seul le PTB/PVDA relaie les revendications sociales dans les parlements et fait activement des propositions alternatives. Cependant, son suivisme docile et sans aucune critique –en tout cas publique – des bureaucraties syndicales, sa volonté d’être le porte-parole « de tout le mouvement ouvrier » à la place de la social-démocratie et de la démocratie chrétienne – mais fondamentalement avec les mêmes méthodes – l’empêchent d’avancer une véritable alternative pour sortir de l’impasse actuelle.
Dès lors, il n’est plus, et depuis longtemps, minuit moins cinq pour les syndicats et pour la résistance sociale, mais bien minuit. Un changement de cap rapide et profond est plus que hautement nécessaire, non seulement pour assurer la protection de ce qui reste encore des conquêtes sociales, mais aussi pour sauver les syndicats. Les sauver en tant qu’organisations de défense des intérêts immédiats (et moins immédiats) de la population travailleuse, et pas en tant que « prestataires de services » qui « accompagnent » la politique de l’autorité .
Comment sortir de l’impasse ?
– Pour le moment, qu’il soit clair que nous ne pourrons progresser qu’en passant par un large débat démocratique dans tout le mouvement syndical, de haut en bas. Il faut faire, sans tabous, le bilan du plan d’action et des résultats qui ont été obtenus jusqu’à présent (ou plutôt pas) et examiner la responsabilité du mode de fonctionnement des syndicats dans ce bilan. Les prochains congrès syndicaux devront certainement être saisis de cette question,is cela ne suffit pas. Ces congrès devraient au moins être préparés par des assemblées de militant-e-s.
– D’après nous, il y a besoin d’un nouveau plan d’action, avec une montée en force logique, compréhensible et claire, avec des étapes et objectifs clairs, autour de revendications claires et largement portées. Ce plan d’action aussi, il est important de le discuter largement et de le travailler à fond, en partant de réunions de travailleur-euse-s.
Au niveau des revendications, il nous semble nécessaire de lutter pour l’annulation de toutes les mesures antisociales prises récemment. Se contenter d’essayer de prévenir des attaques « encore pires » ne suffira pas. On se heurtera au mur du gouvernement, et il ne faudra pas reculer par peur de provoquer sa chute.
– Tant à la CSC qu’à la FGTB, tant en Flandre qu’en Wallonie et à Bruxelles, il se trouve à tous les niveaux du mouvement syndical des gens qui ont défendu de telles perspectives et qui les défendent encore. Mais cette aile gauche du mouvement syndical n’est pas du tout organisée. Pour peser sur le débat et pouvoir aller vers une majorité dans le mouvement syndical, il est indispensable de structurer un réseau qui peut prendre des initiatives communes de cette aile gauche syndicale. Avançons en 2016 ensemble dans cette direction.