Aucun de ces éléments n’a été gommé et il faudrait beaucoup d’aveuglement pour penser que tout cela a été balayé par le mouvement actuel.
Mais, l’événement politique clef des dernières semaines est que, malgré justement ces deux éléments qui pèsent lourdement sur la vie politique et sociale, s’est développée une mobilisation multiforme mais d’ores et déjà méritant la comparaison avec les grandes mobilisations des travailleurs et de la jeunesse des 15 dernières années: celles de 2003, de 2006 et de 2010.
Jusqu’au mois de mars, on pouvait pressentir des prémices d’un affrontement social. D’abord avec le très important courant de sympathie rencontré par la mobilisation des salariés d’Air France avec l’épisode de la chemise en octobre. Dans la même période, le nombre de débrayages, de grèves, dans les entreprises, notamment petites et moyennes, avait repris une vigueur importante, notamment sur les questions de salaires à l’occasion des négociations annuelles obligatoires. De même, la vigueur de la mobilisation climat autour de la COP21, même si les attentats de novembre et l’instauration de l’état d’urgence ont permis à l’État d’en briser l’élan des mobilisations de rues. Les grandes manifestations contre l’aéroport de Notre Dame de Landes et la mise en place de réseaux de soutiens aux migrants ont aussi été le fait de dizaines de milliers de jeunes, de militants actifs et coordonnés par les associations et les réseaux sociaux.
La première leçon de ces réactions, de ces mobilisations était bien que la gestion des intérêts capitalistes par la social-démocratie, la faiblesse de toute opposition politique à gauche du PS et la léthargie des directions syndicales n’étaient pas synonyme d’une léthargie et d’une dérive équivalentes de tout le corps social, à commencer par une grande partie des salariés et de la jeunesse, durement frappés par les politiques de chômage et d’austérité. La situation témoignait déjà, par contre, de la coupure et du discrédit profond à l’encontre des partis institutionnels, partageant le bilan des gestions gouvernementales des deux dernières décennies. C’est ce discrédit, en l’absence de luttes sociales qui a favorisé la montée régulière de l’abstention et du vote FN dans les couches populaires ces dernières années.
Sur le terrain social, depuis le début du quinquennat Hollande, beaucoup d’exigences du MEDEF (organisation patronale) concernant la législation du travail ont été mises en œuvre avec les lois Macron et Rebsamen, continuant le travail de détricotage des droits introduits notamment par les lois Fillon en 2008. L’adoption par les gouvernements socialistes de la doxa patronale sur « le coût du travail » a été le prélude à l’Accord national interprofessionnel instaurant les accords de compétitivité, tout autant de pas pour amener la France au niveau des autres pays européens en termes de remise en cause des droits sociaux.
Loi El Khomri, un détonateur social
Aussi, la loi El Khomri, au cœur de laquelle est plantée l’inversion de la hiérarchie des normes, est devenue un détonateur social. Évidemment, à cause de son contenu qui met en bas le principe de faveur, tout en étant porteur de nombreuses autres attaques, mais surtout, à cause de tous les autres éléments du contexte, elle a été un réel catalyseur.
Ce n’est pas le lieu d’en tracer les perspectives immédiates et il est bien trop tôt pour tirer un bilan de ce mouvement qui peut déboucher sur un affrontement majeur et sur une crise politique mais peut aussi bien échouer face aux nombreux freins existants.
Par contre plusieurs éléments peuvent être d’ores et déjà soulignés :
• Son déclenchement, tout d’abord. Il y a eu beaucoup de travail préparatoire fait par des réseaux militants, notamment par la Fondation Copernic, par des syndicats CGT et par Solidaires sur le rapport Combrexelle, le projet Badinter. Mais le facteur de mobilisation, le déclencheur et l’appel au 9 mars ont été clairement et directement le fait des réseaux sociaux avec la pétition dite « Caroline De Haas ».
• Ce qui est révélateur est le ton de la pétition exigeant clairement le retrait de la loi, la stigmatisant comme une attaque frontale, à comparer avec la déclaration du 23 février des directions syndicales. Celles-ci non seulement ne demandaient en rien le retrait de la loi, mais seulement de quelques mesures, se plaignaient surtout de l’absence de dialogue et concluait sur la nécessité que le gouvernement les rencontre… Sans aucun appel à la moindre mobilisation.
• De même l’appel à la première manifestation qui fut aussi l’occasion de nombreux appels à la grève est venu d’un appel parti des réseaux sociaux et soutenu très vite par les initiateurs de la pétition.
• Il faut insister sur ce point car ce qui pourrait paraître comme anecdotique est révélateur d’une orientation générale de passivité des directions syndicales confédérales (la position de Solidaires n’est pas à mettre dans le même panier). Celle-ci s’appuie évidemment sur le sentiment de pessimisme présent dans nombre d’équipes syndicales après l’échec de la dernière grande mobilisation de 2010 (qui était là aussi liée à la politique des directions confédérales) mais est le fruit d’une orientation générale par rapport aux politiques d’austérité qui se double depuis 2012 par le refus de gêner trop fortement un gouvernement de gauche.
Aussi, les directions syndicales n’ont en rien cherché avant l’annonce de cette loi, à préparer leurs équipes à une mobilisation par un travail d’explication, d’information, de sensibilisation des salariés… sans même parler d’un travail de préparation plus politique, tirant le bilan de 2010 et mettant en avant la nécessité d’un mouvement d’ensemble, d’une grève générale pour faire reculer le gouvernement. Deux mois plus tard, l’absence de ce travail se ressent encore. Il était d’autant plus nécessaire que la classe ouvrière et toutes les couches populaires ont accumulé depuis plus de 30 ans de nombreuses défaites sur le terrain social, suite aux nombreuses attaques libérales.
Les ressorts de la mobilisation
Mais, dans ce pays d’autres éléments contradictoires sont bien présents et sont ceux sur lesquels s’appuient les ressorts de la mobilisation :
• La situation française est encore en décalage avec celles que connaissent les autres pays d’Europe dans lesquels le rouleau compresseur capitaliste a fait beaucoup plus de mal. Il existe une conscience large de tout ce qu’il y a encore à préserver, à ne pas perdre dans le domaine des services, de la Sécurité sociale, des règles d’emplois, de la législation du travail. De ce point de vue, la révolution culturelle néolibérale du Parti socialiste rencontre de nombreux obstacles, même dans ce qui lui reste de base électorale et de réseaux militants. Les réactions des frondeurs et des initiateurs de la pétition traduisent ce réflexe de sauvegarde venant de milieux proches du PS ou du Front de Gauche.
• Les militant-e-s du mouvement social dans son ensemble gardent la mémoire des défaites mais aussi des fortes mobilisations des salariés et de la jeunesse. Le pays, jusqu’en 2010 a régulièrement connu des confrontations frontales, des salariés contre les réformes des retraites en 1995, 2003 et 2010, un puissant mouvement drainé par la jeunesse scolarisée en 2006 amenant à la victoire contre le CPE (contrat première embauche). Il faut d’ailleurs souligner que la victoire de 2006 contre le gouvernement Villepin, fut obtenu après que le gouvernement avait fait passer en force sa loi grâce à l’article 49.3… leçon à retenir peut-être pour les semaines qui viennent.
• A contrario, beaucoup de jeunes et de moins jeunes des quartiers populaires gardent aussi la mémoire de la révolte urbaine menée par la jeunesse des quartiers populaires pendant 4 semaines en octobre/novembre 2005, après la mort de Zyed et Bouna à Clichy sous Bois. Dans ce mouvement de révolte, les jeunes ont vécu une coupure profonde avec l’essentiel des partis et mouvements, mis à part une partie de l’extrême-gauche (dont la LCR). Cette coupure avec les quartiers populaires, stigmatisés à l’époque par Sarkozy, notamment avec les jeunes arabes et noirs, visés par toutes les campagnes sécuritaires mais aussi premières victimes du chômage et de la précarité a perduré ces dernières années et a été décuplée par la vague d’islamophobie qui a déferlé depuis janvier 2015. Cette coupure est elle aussi visible dans le mouvement actuel, alors que, paradoxalement, ces jeunes avaient été très présents dans le mouvement de 2006, quelques mois plus tard contre le CPE.
• Éclatement des structures de résistance sociale, syndicale et politique. Jusqu’à la fin des années 1990 (la fin du XXe siècle donc…), le mouvement ouvrier, y compris politique, constituait un tissu, fait de nombreuses trames, tissu connaissant des déchirures mais gardant encore quelques référents communs issus de son histoire et de ses « grands « combats.
Les années 2000 et le retour de la social-démocratie aux affaires ont cristallisé en profondes coupures les déchirures antérieures. Cela entraîne notamment que les nouvelles générations militantes, souvent très radicales, insérées dans les combats migrants, antifa, climat, dans beaucoup de sections syndicales, notamment dans les secteurs précaires, ne vivent pas leur combat comme insérés dans un « mouvement ouvrier » défunt. Contradictoirement, alors que les vieilles générations militantes, absorbées par la politique institutionnelle, ont jeté aux orties leurs espoirs révolutionnaires, les nouvelles générations qui n’ont pas le même bagage traditionnel sont souvent dotées d’une solide conscience des méfaits de la barbarie capitaliste et toujours réceptifs aux arguments politiques sur la nécessité d’une transformation révolutionnaire. Cette conscience se double souvent d’une exigence très forte de démocratie réelle, le rejet de la délégation, héritage des fiascos du stalinisme et de la gestion social-démocrate. Reste un profond éclatement de ces jeunes générations (il n’y a pas une jeunesse, il y a des jeunes…). Clivage social, évidemment, qui se renforce du clivage des jeunes des quartiers populaires, racisés par la société en noirs, arabes et musulmans. Tous les jeunes n’étaient pas Charlie… Le mouvement actuel peut dépasser beaucoup de ces divisions, mais ce n’est pas encore réalisé.
• La restructuration du tissu économique, dans l’industrie et les services, a évidemment des effets redoutables sur les difficultés d’organisation et les éclatements de conscience. Aux éléments de déstructuration politiques du mouvement ouvrier s’ajoutent les déstructurations objectives (sous-traitance, éclatement des statuts,…) dont les effets n’ont pas réellement été combattus par le mouvement syndical. Les difficultés d’extension de la mobilisation dans beaucoup de secteurs sont évidemment aussi liées à cette réalité qui affaiblit encore la conscience d’appartenir à la même classe.
Crise politique
Les dernières semaines ont aussi révélé le niveau atteint par la crise politique. Celle-ci est évidemment d’abord celle des partis institutionnels. Le désaveu permanent du gouvernement et du Parti socialiste se reflète dans le blocage que connaît le gouvernement, incapable de faire voter ses propres députés en soutien à sa politique (cela quelle que soit l’issue finale du débat parlementaire sur la loi El Khomri). Ce discrédit se reflète aussi dans les enquêtes d’opinion, dont la tendance est incontestable et fait de ce gouvernement et du couple Hollande-Valls, les plus rejetés dans les sondages, sans doute depuis le début de la Ve République. Le corollaire de cette crise est évidemment la crise interne du PS mise en lumière par les débats ubuesques autour de la primaire à gauche – qui accentue la crise du PCF – et la place prise par Emmanuel Macron. Même le projet de Valls de faire rapidement évoluer le PS vers un correspondant transalpin du parti de Matteo Renzi se trouve perdre sa substance, doublé sur sa droite.
Cette crise trouve son symétrique dans la crise des Républicains… Finalement pour les mêmes causes.
Aujourd’hui, tous les partis dominants en Europe sont frappés et attaqués à l’acide par des transformations imposées par la globalisation et les réformes libérales à la hache depuis 2008. Après la Grèce, l’Italie et l’État espagnol, à sa manière, la France entre dans la danse d’un discrédit atteignant une côte d’alarme. Cela pose évidemment la nécessité pour la bourgeoisie de restructurer son appareil politique, brisant des frontières qui apparaissent obsolètes.
En France, cette crise peut très vite se doubler d’une crise plus profonde des institutions, du système politique lui-même. Les institutions de la Ve République étaient forgées pour un système dominé par un parti, le même au Sénat, à l’Assemblée et à l’Elysée autour d’un régime fort et d’un Président fort. Avec la crise du gaullisme et le bipartisme dominant, il a fallu introduire la réforme de 2001 qui instaurait un régime présidentiel, soudant la majorité parlementaire au Président. Solution de crise pour résoudre les aléas de la cohabitation. Mais, là encore, cela supposait le maintien d’une suprématie des partis dominants.
Aujourd’hui, la montée de l’abstention et du Front national, le discrédit du Parti socialiste (PS) et des Républicains (LR, ex-UMP) fragilise cet édifice. Il fait également ressortir que la France, malgré « les valeurs de la République » est, avec le Royaume Uni, le pays qui connaît le système électoral le plus archaïque, avec l’élection au scrutin uninominal et l’absence de la proportionnelle. La France est même pire que le Royaume-Uni puisque l’élection du Président en fait de fait le seul monarque de l’Union européenne.
Aussi le dernier élément caractérisant ce mouvement, présent notamment dans les débats de Nuit Debout est le profond décalage entre les exigences de démocratie, de choix de décision fait par les concerné-e-s et non par des responsables incontrôlables et la réalité du système et de ses institutions. Apparaît à la fois que le système politique est profondément antidémocratique et par ailleurs que la réalité du pouvoir réside évidemment en dehors des assemblées élues. Les banques et les multinationales, les centres de pouvoir capitalistes non seulement font les lois, mais s’en exonèrent elles-mêmes.
Le rejet du système financier, des choix d’énergie, de la fermeture des frontières, des politiques de chômage et de précarité sont ainsi des ingrédients qui alimentent un rejet du système politique, mais aussi du système capitaliste tout court. Cela est latent dans la société et patent dans des lieux d’expression comme Nuit Debout.
Donc ce mouvement recèle beaucoup de forces et de faiblesses. Les semaines à venir diront ce qui prendra le dessus.
Nécessité et absence d’une représentation politique des exploités et des opprimés
Cela ne fait que mettre en relief la nécessité et l’absence d’un parti politique ayant une parole et une action qui unifie, fédère toutes ces différences en gardant le cap sur ce qui fait un moteur commun et doit donner un but commun : le combat général contre un système politique qui produit les Panama Papers, Calais et les milliers de migrants tués en Mer Egée, les dérèglements climatiques, la précarité et la misère sociale,…
Le mouvement qui se développe remet en cause à la fois les finalités et les structures du système économique et social capitaliste, dénonce la réalité des lieux de pouvoirs et les règles antidémocratiques de la vie politique et des prises de décision.
Il pose donc la question d’une représentation politique des exploités et des opprimés et d’un projet de société à la hauteur des exigences qui apparaissent. Les luttes sociales des derniers mois (climat, migrants, Notre Dame des Landes, El Khomri, très nombreuses grèves) posent toutes des éléments de résistance au système, des exigences, des revendications et tracent les voies d’une société guidée par la réalisation des besoins sociaux et se dotant des outils politiques de réalisation de ces besoins, outils de démocratie réelle, de choix, de débats et de décisions. Luttes sociales et perspectives politiques (politiques pas électorales) s’y mêlent en permanence. Tous ces éléments de combat, de résistance se heurtent à la fois à une société de classe, brutale, déterminée à maintenir et à accroître l’exploitation et forgeant et reforgeant les institutions nationales et européennes pour qu’elles soient un lieu de pouvoir sans partage, entièrement dévouées au maintien du système, échappant de plus en plus à tout contrôle démocratique et populaire. L’expérience grecque, le rejet des migrants, les Panama papers, le TAFTA ont mis en lumière, en moins d’un an, beaucoup d’éléments du fonctionnement réel de cette société. Le débat sur ces questions est indispensable parmi celles et ceux qui sont depuis des années les militant-e-s des mouvements sociaux. Il est indispensable parmi la jeune génération qui par des chemins différents se pose les mêmes questions stratégiques. Cela impose de mettre en avant des exigences « transitoires » qui s’en prennent au cœur du système d’exploitation capitaliste, aux oppressions sociales qu’il structure et aussi aux institutions et aux règles antidémocratiques du système politique ; des exigences transitoires qui tracent la voie d’une société débarrassée de l’exploitation capitaliste et capable de faire disparaître les oppressions. (14 mai 2016)
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L’Etat d’urgence sert à nouveau de prétexte pour (tenter de) museler la contestation sociale
Un nouveau pas dans l’atteinte aux libertés démocratiques vient d’être franchi par le gouvernement : des interdictions de manifestations sont signifiées par la préfecture de Paris, depuis le samedi 14 mai, à plusieurs personnes à qui il est reproché « d’avoir été remarquées, à de nombreuses reprises, lors des manifestations contre les violences policières et le projet de réforme du Code du travail » alors que « ces manifestations ont dégénéré en troubles graves à l’ordre public ».
Mais, oui, nous sommes nombreux/ses dans ce cas, nous sommes des centaines de milliers à être descendues dans la rue pour refuser un projet de régression sociale, nous sommes des dizaines de milliers à avoir participé à des manifestations à Paris, Lille, Marseille, Nantes, Rennes… et à avoir vu et souvent vécu les violences policières.
Depuis le début de la contestation contre son projet de loi travail, le gouvernement joue la carte de la répression et de l’escalade policières, et tente de mettre en place la division entre manifestant-es. L’Union syndicale Solidaires dénonce cette politique dangereuse.
Cette nouvelle attaque contre le droit de manifester, qui s’appuie sur la loi sur l’Etat d’urgence, comme cela avait déjà été le cas lors de la Cop 21, est un scandale et justifie notre exigence de la fin de cet état d’exception.
Face à un projet de loi porteur de graves régressions sociales, face à une gestion policière de la contestation et face à un gouvernement qui entend passer en force, l’Union syndicale Solidaires appelle à amplifier la mobilisation, dans les entreprises, les services, les lieux d’étude et dans les rues !
Plus que jamais, debout la nuit, le jour, dans la grève, dans la rue, jusqu’au retrait de la Loi Travail !
(Communiqué de Union syndicale Solidaires, Paris, le 16 mai 2016)
source: Alencontre