Certaines personnes prétendent que collectionner des timbres-postes n’a rien d’instructif et encore moins d’éducatif. Ils se trompent ! Pour en fournir la preuve je me limiterai, pour des raisons de place, à l’aspect politique et social du timbre, et à un seul pays, la Belgique. Le timbre-poste, comme expression de la pensée de ceux qui dirigent l’État, joue un rôle éminemment idéologique, et puisqu’il est porteur de cette fausse conscience, il faut le démasquer en tant que manifestation de la superstructure bourgeoise. Voilà un front où la philatélie prolétarienne a du pain sur la planche ! Mais soyons sérieux.
Le timbre-poste sert en premier lieu à cimenter la cohésion de la nation, une fonction des plus importantes dans notre pays fédéral, basé sur la concertation entre le capital et le travail, entre ceux qu’on appelle les partenaires sociaux. Les responsables des émissions philatéliques se sont, au tout début de l’existence de la Belgique, naïvement limité à l’effigie du souverain ou aux armoiries nationales. Mais pour transformer ce jeune État en État-nation viable, cela ne suffisait pas. À la fin de 19e siècle plusieurs problèmes commencèrent à entraver cette évolution souhaitée. D’un côté la question sociale, c’est-à-dire l’émergence d’un mouvement ouvrier combatif sapant l’harmonie entre les classes sociales, et de l’autre côté la question nationale, suite à la naissance du mouvement flamand. Mais le timbre-poste allait y répondre, dans le premier cas en mettant en lumière les origines supposées de la Belgique (les Belges de César, le duché bourguignon, etc.), dans le second cas en illustrant 1) la collaboration de classe née avec la cooptation du mouvement socialiste dans le parlementarisme bourgeois, et 2) l’existence du mouvement ouvrier chrétien, à l’origine antisocialiste et s’opposant à la lutte de classe. Vous n’avez qu’à ouvrir le catalogue philatélique officiel pour vous en rendre compte.
Commençons avec l’idée national-romantique de l’origine de la Belgique. Si aujourd’hui tout historien sérieux refuse de considérer la naissance de la Belgique en 1830 comme le résultat d’un développement naturel, inévitable et nécessaire, inscrit dans un passé ténébreux qui remonte à deux mille ans, ce n’était pas le cas du ministère des P.T.T. (poste, télégraphie et téléphonie). Ainsi diverses séries de « Souverains Belges » ont vu le jour, allant du Moyen Âge à la période autrichienne en passant par le régime bourguignon. Remarquez que ces séries on vu le jour non seulement en 1941-42 (occupation allemande !) mais aussi après la libération. Nous pouvons ainsi admirer les effigies de Pépin de Herstal, Charlemagne, Godefroid de Bouillon, Robert de Jérusalem, Baudouin de Constantinople, Albert et Isabelle, l’impératrice Marie-Thérèse, etc.
Tournons nous maintenant vers le volet social et politique. Le socialiste Émile Vandervelde, patron du Parti Ouvrier Belge, est commémoré en 1946 pour le remercier de son entrée au gouvernement d’union nationale en tant que ministre d’État. Il fut un des signataires de l’infâme Traité de Versailles. Mais notez que ce timbre a deux pendants : les effigies du Père Damien, le saint des lépreux, et de François Bovesse, écrivain et politicien wallon d’obédience libérale, assassiné en 1944 par des rexistes (Rex fut un mouvement catholique royaliste et fasciste ). Le député communiste Julien Lahaut par contre, assassiné par un commando royaliste (léopoldiste) en 1950, n’a pas eu son timbre. En 1956 le tribun socialiste gantois Eduard Anseele, l’homme des coopératives et des travailleurs du textile, ami de la reine Élisabeth et d’autres nantis, apparaît sur un timbre de 20 ct.
Puisque mon catalogue s’arrête en 1987 je ne peux pas dater exactement les timbres que je vais décrire ci-dessous. Ce sont des illustrations typiques de ce que j’ai appelé la concertation entre travail et capital, ou, pour employer une expression léniniste, la collaboration de classe. En 1960, l’année qui se termine avec la grande grève, on commémore le 75e anniversaire du Parti Socialiste Belge / Belgisch Socialistische Partij, né après la guerre de ce qui restait du POB. Les deux timbres nous montrent respectivement des travailleurs qui sèment, moissonnent, portent des colis (3F) et deux ouvriers aux muscles bien développés dans une aciérie (40ct). Un autre timbre commémorant cet événement nous montre une brèche derrière laquelle flotte le drapeau rouge. En 1964 un timbre de 50ct est dédié à l’Internationale Socialiste née en 1864 et prétendument encore en vie. On y voit un globe, un marteau et une sorte de flambeau. Le premier mai est célébré en 1990, 100 ans après sa première manifestation. Mais le comble est atteint en 1994 quand un timbre grand format de 16F célèbre la Charte de Quaregnon adoptée par le POB de 1894 et qui stipule entre autre l’expropriation des grands moyens de production, idée abandonné par la suite. L’internationale Sportive Ouvrière née en 1913 reçoit son timbre en 1973. La fondation culturelle flamande d’obédience socialiste Auguste Vermeylen figure sur un timbre de 16F.
Voilà pour la gauche. Les cent ans de syndicalisme chrétien, les cent ans de Rerum Novarum (l’encyclique de 1891 qui posa les bases du mouvement ouvrier chrétien en concurrence avec le mouvement socialiste), le prêtre Adolphe Daens qui osa affronter l’Église en tant que le premier des futurs sociaux-chrétiens, ont également leur timbre, ainsi que le Boerenbond né en 1890, l’organisation paysanne catholique en majorité flamande, contrôlée par le grand capital.
Le libéralisme, le troisième courant politique traditionnel de la Belgique pré-fédérale, n’est pas oublié non plus en 1996, ainsi que son organisation syndicale qui s’est, de nos jours heureusement plus ou moins rangée derrière la contestation de la politique néolibérale. On n’a pas oublié non plus en 1995 les 50 ans de la Sécurité Sociale, obtenue par la résistance (syndicale) à la fin de la guerre.
Il est amusant de constater que le mouvement de mai 1968 a son propre timbre, le mouvement y étant symbolisé par des pavés qui font une barricade et dont un vole en l’air. En 1998 on célèbre le droit de vote des femmes, gracieusement accordé en 1948. Moins amusant est la série des personnes célèbres où Lénine, Guevara et Mandela côtoient Golda Meir, John F. Kennedy et autres amateurs de la guerre. Nous avons remarqué à notre étonnement que l’œuvre civilisatrice de la Belgique en Afrique figure à peine dans la production philatéliste de ce pays colonialiste : Camp anti-esclavagiste (1915) et Cours pour enfants noirs (1951).
Jetons maintenant un coup d’œil sur le volet culturel. La question nationale où deux cultures partagent le pays exige une approche équilibrée. Je donne comme exemple la série « Écrivains belges » de 1952. Les Flamands August Vermeylen, Karel van de Woestijne et Hendrik Conscience y côtoient les francophones Charles De Coster, Maurice Maeterlinck et Émile Verhaeren. Le grand poète flamand Guido Gezelle à reçu son timbre en 1949, tandis qu’Émile Verhaeren devra attendre 1955, l’année de son centenaire. Cet équilibrisme flamand-francophone se retrouve dans la série de 1957 de portraits doubles ou par exemple l’écrivain wallon d’extrême gauche Charles Plisnier (il faut lire ses Faux passeports) figure à côté du poète flamand nationaliste Albrecht Rodenbach (à ne pas lire). Un autre timbre de cette série juxtapose l’industriel belgiciste Éduard Empain à l’industriel nationaliste flamand Lieven Gevaert. La série de 1961 consacrée à d’autres personnalités culturelles reprend ce même procédé. Le pré-socialiste flamand Jacob Kats juxtapose l’abbé wallingant Nicolas Pietkin, le chanoine nationaliste flamand Jan Baptist David juxtapose l’écrivain wallingant Albert du Bois et le musicien francophone Henri Vieuxtemps son collègue flamand Willem de Mol. Et ça continue. En 1970 sort la série « Philanthrope » où le socialiste flamand et ancien secrétaire de l’internationale socialiste Camille Huysmans a comme pendant le cardinal Joseph Cardijn, fondateur de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne, organisation qui a eu le grand mérite d’avoir refusé toute collaboration avec les nazis. En 1975 un timbre célèbre les 550 ans de l’Université Catholique de Louvain (dont j’ai un diplôme d’historien) et en 1984 les 150 ans de l’Université Libre de Bruxelles, fondée par la franc-maçonnerie libérale (où j’ai travaillé comme employé). En 1979 c’est le tour à l’Action Laïque (les libres-penseurs) avec comme effigie Thyl Uylenspiegel/Tijl Uilenspiegel, et en 1982 aux francs-maçons du Grand Orient de Belgique.
Mais l’analyse idéologique de la philatélie belge est loin d’être terminée. Que d’autres, plus compétents, s’y attachent.