Début février 2016, les annonces d’une prochaine intervention militaire occidentale en Libye contre l’État Islamique se sont multipliées. Des opérations aériennes de repérage de cibles et de surveillances ont déjà eu lieu, réalisées par des forces américaines, britanniques, françaises depuis plusieurs mois. Déjà le 11 décembre 2015, Manuel Valls, jamais en retard d’un coup de menton, déclarait : « Il faudra combattre Daech, sans doute demain en Libye ». Des arguments de différentes natures sont avancés pour justifier cette nouvelle intervention. D’abord, combattre l’expansion de l’État Islamique dans un pays divisé en de nombreuses factions rivales. Mais, il est évident que de nouveaux bombardements occidentaux, quatre ans à peine après la précédente intervention, et alors que la population libyenne rejette massivement cette perspective, serait un immense service rendue à l’État Islamique pour étendre son influence. Ensuite empêcher, en particulier pour le gouvernement italien, tout afflux de migrants qui pourraient emprunter cet itinéraire. Mais cela revient à installer un dispositif militaire permanent qui érigerait de nouveaux murs et de nouveaux camps de réfugiés dans les conditions inhumaines que l’on connait et au détriment de la souveraineté du peuple libyen. Enfin, certains prétendent « réparer les dégâts », ou encore « finir le travail » de l’intervention menée en 2011 par Sarkozy, Cameron et Obama contre Kadhafi. Mais c’est plutôt l’ensemble des quatre dernières années de la politique américaine et européenne en Libye qu’il faudrait remettre en cause…
Après la chute de Kadhafi
À l’issue de la chute de Kadhafi en octobre 2011, la Libye est un pays dominé par de multiples pouvoirs locaux qui se déploient après la chute du dictateur et la période de soulèvement et de guerre : tribus, pouvoirs régionaux, « milices révolutionnaires »… Cette situation complique l’exercice de toute « autorité nationale » réelle et renforce la fragmentation du pays. En juillet 2012 est élu le Congrès Général National (CGN) qui remplace le Conseil National de Transition issu de la révolution. Le CGN regroupe différents courants : « libéraux », « islamistes » s’inscrivant dans le jeu politique comme les Frères Musulmans, « candidats indépendants »… Et le gouvernement qu’il met en place dispose d’une faible autorité. Décision lourde de conséquence : le CGN dévolue la gestion de la sécurité locale aux chefs de milice.
Un exemple éclatant de la faiblesse du pouvoir central sera donné en août 2013 par la déclaration d’autonomie du « gouvernement autonome de Barqua » (en Cyrénaïque à l’est du pays) par Ibrahim el-Jadhran, qui s’empare des terminaux pétroliers du pays et prétend commercialiser l’or noir pour son propre compte. Ce sont les navires militaires américains qui intercepteront un pétrolier affrété par Joudran ce qui constitue une humiliation supplémentaire pour le Premier ministre du moment, Ali Zaidan. Celui-ci sera destitué en mars 2014. À ce moment, la question d’une nouvelle intervention militaire occidentale est déjà débattue comme en témoigne les propos de l’amiral français, Edouard Guillaud (« le scénario idéal serait de pouvoir monter une opération internationale avec l’accord des autorités libyennes »). À cette période, apparaît également le général Haftar, ancien Kadhafiste qui a rompu avec son leader dans les années 80 pour s’enfuir aux USA, hébergé par la CIA. Il prétend rétablir l’ordre et proclame en février 2014 la dissolution du parlement. Son objectif est de gouverner seul, de façon autoritaire en s’inspirant de la répression engagé alors par le Maréchal Sissi en Égypte contre les Frères Musulmans et les révolutionnaires.
Le basculement dans la guerre civile
Le général Haftar lance en mai 2014 une opération militaire contre les milices islamistes de Benghazi intitulée « Dignité ». Pour Haftar, tous les opposants sont des « terroristes » qu’il faut écraser. C’est un moment tournant de l’histoire récente du pays. Selon le spécialiste Patrick Haimzadeh, on passe alors du « chaos contrôlé » à la « guerre civile ouverte ». C’est une rupture dans le processus de reconstruction nationale qui accentue la fragmentation du pays. En août 2014 deux « gouvernements » et deux « parlements » s’opposent : un à Tobrouk qui s’appuie sur Haftar et est soutenu par l’Égypte, l’Arabie Saoudite et de façon plus discrète par les États-Unis et la France ; un autre à Tripoli qui regroupe diverses milices révolutionnaires et/ou islamistes qui se sont regroupés dans la coalition « Aube de la Libye », soutenu par la Turquie et le Qatar. Alors qu’une intervention militaire égyptienne du Maréchal Sissi est mêmes envisagée en soutien à Haftar, l’opération « Dignité » est un échec.
La question d’une nouvelle intervention militaire occidentale est reposée. Le 13 août 2014, le parlement de Tobrouk vote une demande d’intervention militaire étrangère. En septembre 2014, le ministre de la défense Jean Yves le Drian défend la nécessité d’une intervention militaire française. Au même moment s’enclenche un processus de reconstruction nationale sous l’égide de l’ONU animé par Bernardino Leon. Cette initiative est notamment soutenue par les voisins frontaliers de la Libye, l’Algérie et la Tunisie, inquiets de la dégradation du pays et des tentations de l’Égypte d’intervenir directement. La situation libyenne est différente de celle existant en Syrie. Le régime Kadhafi s’est écroulé, même si ses partisans restent toujours présents. Aucun « camp » ne peut prétendre incarner à lui seul le soulèvement populaire de février 2011 et aucun ne peut gagner militairement contre l’autre.
L’État Islamique s’implante
À cette période, commence le ralliement de petits groupes islamistes à l’État Islamique. Le déclencheur est la prise par l’EI de Mossoul en Irak en juin 2014 qui constitue une démonstration de force de sa puissance et polarise tous les courants djihadistes. Des émissaires de l’EI sont envoyés en Libye. Il démontre sa force de frappe en provoquant un attentat meurtrier en janvier 2015 à l’Hôtel Corinthia à Tripoli, en plein cœur de la capitale jusque-là relativement épargnée par les violences. L’État Islamique compte en 2015 entre 1000 et 3000 hommes et a conquis les villes de Derna et Syrte (1) et il s’attaque aussi bien aux forces d’Haftar qu’aux milices « d’Aube de la Libye ».
En Décembre 2015, alors que le processus de réconciliation nationale avance lentement, les grandes puissances font pression pour imposer de force un gouvernement d’union nationale en court-circuitant les négociateurs des différents camps (pour le détail de cette séquence, lire Patrick Haimzadeh « Vers une nouvelle intervention en Libye ? », Monde Diplomatique de février 2016). L’objectif est que le nouveau gouvernement appelle à une intervention étrangère. Ce passage en force des puissances américaines et européennes afin de rendre possible cette intervention a déjà provoqué une nouvelle fragmentation au sein des différents camps. Fin janvier 2016, le parlement de Tobrouk, pourtant proche des occidentaux, n’a pas reconnu le nouveau gouvernement soi-disant « d’union nationale ».
Dans cette situation, l’impact d’une intervention militaire occidentale ferait voler en éclat le processus de reconstruction nationale. La question de l’opposition à cette intervention (majoritaire par mis les Libyen) recomposerait tous les camps en présence et amènerait certains groupes à se solidariser avec l’État Islamique (2). Mais cela révèle également l’incapacité des gouvernements occidentaux d’envisager une autre politique que le « traitement militaire systématique du terrorisme ».
Envisager une autre politique supposerait, il est vrai, de remettre en cause des intérêts établis. Redonner les moyens au peuple Libyen de décider par lui-même de son propre avenir (par exemple en remettant à plat tous les contrats pétroliers négociés par les compagnies – dont la firme française Total – après la chute de Kadhafi, restituer l’ensemble des colossaux avoirs financiers détourné par le clan Kadhafi dans les paradis fiscaux…) renforcerait les chances du dialogue engagé sous l’égide de l’ONU. Mais cela supposerait pour les gouvernements américains et européens de réévaluer l’ensemble de leur politique vis-à-vis des pays arabes (Tunisie, Égypte, Algérie…) en posant les questions de développement économique, d’annulation des dettes illégitimes, de démocratie… C’est pourtant une urgence pour sortir de la spirale sans fin des interventions militaires et du terrorisme.
Notes :
- Sur l’implantation de l’État Islamique : « Syrte, régulièrement qualifiée dans les médias occidentaux de « Rakka libyenne » (en référence à la capitale syrienne de l’OEI) est donc la seule ville où les milices de l’OEI ont réussi à s’implanter. L’histoire et la sociologie de la ville fournissent quelques éléments d’explication. Ancien fief de la tribu du colonel Mouammar Kadhafi, Syrte a de fait abrité les derniers bastions de résistance de son régime en 2011 et c’est là que l’ancien Guide de la révolution y a vécu ses derniers jours. Souvent présentée par ses habitants comme le « Dresde libyen », en référence aux destructions consécutives aux bombardements qu’elle a subis en 2011, Syrte a été exclue jusqu’à présent de la Libye nouvelle. Ses tribus ont été ostracisées et son tissu social mis à mal par les déplacements de populations et les destructions. Aucune milice locale disposant d’une quelconque légitimité révolutionnaire n’a en outre émergé après la chute du régime, et l’ordre sécuritaire y a été assuré par des milices originaires de Misrata, perçues comme des forces d’occupation et se comportant comme telles avec les populations locales. C’est d’ailleurs une milice de Misrata, la katiba Al-Farouq, déployée à Syrte, qui y constituera l’ossature de la présence militaire de cette dernière. Elle est composée de jeunes ralliés au djihadisme affiliés dans un premier temps au groupe Ansar Al-charia avant de faire allégeance fin 2014 à l’OEI. » (Patrick Haimzadeh, « Libye. Une intervention militaire renforcerait l’organisation de l’État islamique », Site Orient XXI)
- Le député Abderrahman Swehli, proposé par l’ONU pour diriger le Conseil d’État en cas d’application de l’accord de décembre 2015 expliquait ainsi « je pense qu’il y a un certain nombre de personnes qui sont à la limite : en cas d’incursions, ils rejoindraient l’EI contre les Occidentaux. Il faut que ce soit les Libyens qui les combattent pour els contenir » (Figaro du 23 décembre 2015)
Source : Ensemble