Il ne date pas d’hier que l’impérialisme russe est présent et intervient en Syrie. Depuis quelques semaines il a pour ainsi dire officialisé son intervention en laissant filtrer la présence effective de troupes au sol, passant au stade supérieur après des années de soutien politique et militaire à Assad. Depuis quelques jours il a entrepris des bombardements aériens.
Les buts syriens de l’intervention
Les puissances occidentales ont tout à la fois accepté de fait cette intervention, tout en faisant savoir qu’elle n’est manifestement pas dirigée contre Daesh. C’est là une évidence. Les frappes russes ont deux buts au niveau de la Syrie :
1°) permettre à la principale force contre-révolutionnaire de destruction et de torture, l’Etat syrien de Bachar el Assad, de reprendre le dessus,
2°) à défaut assurer la formation d’un réduit alaouite sous tutelle, hébergeant les bases russes de Tartous, en voie d’agrandissement, et la base sous-marine de Jableh. D’où les attaques contre les quartiers de Lattaquié habités de réfugiés sunnites ayant fui la destruction de leurs quartiers par B. El Assad, ou fui les islamistes, depuis Alep et Idleb.
Les attaques aériennes russes ont mis fin à une pratique que même l’aviation du régime appliquait : on l’entendait arriver et des alarmes sonnaient. Les bombardements russes ne préviennent pas et ont d’ores et déjà causé des dizaines de morts civils, ainsi que la destruction de ruines romaines à Kafr Nabl (Kafrandel), prés d’Idleb.
A Inkhil, ville soulevée et libérée dans le gouvernorat de Deraa, au Sud de la Syrie, absolument pas en zone islamiste, l’aviation russe a bombardé la ville et la population a massivement manifesté, exigeant des batteries anti-aériennes comme de larges secteurs de l’opposition syrienne, auxquels la CIA les a toujours explicitement refusées, ce dont la félicite le site officieux en français des Affaires étrangères russe, Sputnik.
La cible principale de l’aviation russe a été jusque là le front al Nosra, issu d’al Qaïda, chronologiquement la première organisation fascisante islamiste à avoir été introduite en Syrie avec la complicité du régime d’Assad, pour prendre l’insurrection populaire en tenaille, avant Daesh.
Le choix de cette cible s’explique par le fait que la coalition dirigée par al Nosrah, « l’Armée de la conquête », aidée par l’Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie, a effectivement arraché des gains militaires importants ce printemps contre l’armée du régime syrien gagnée par la panique et les désertions. Il s’explique ensuite par le fait qu’ainsi, la Russie peut dire qu’elle frappe des islamistes même s’il ne s’agit pas de Daesh.
Selon l’ancien candidat républicain battu par Obama en 2008, John Mc-Cain, porte-parole de l’aile impérialiste nord-américaine la plus interventionniste, des groupes armés et encadrés par la CIA auraient été bombardés. Tout cela ne change strictement rien à la nature politique des bombardements russes : une intervention impérialiste visant à renforcer Assad. Oser se réjouir que des bombes tombent sur al Qaïda ou sur des agents de la CIA, parce que ces bombes sont russes, revient à choisir l’un des camps impérialistes, et à appuyer la contre-révolution armée. Ces bombes sont aussi criminelles que les bombes US qui se sont abattues sur l’hôpital de Kunduz, en Afghanistan, y massacrant 12 employés de Médecins Sans Frontières et 7 patients, dont 3 enfants. (1)
(1) Le bruit a également couru sur le net d’une intervention … chinoise, motivée par la présence prétendue d’islamistes ouïghours en Syrie, et a mis en transe la blogosphère stalino-fasciste, poutinienne ou soi-disant « communiste dure ». Cette rumeur provient des services russes et reflète, au-delà de la désinformation, leur propre fébrilité et leur propre inquiétude, en l’occurrence envers l’impérialisme chinois, plus puissant que le russe et nullement disposé à épouser ses causes …
Les causes profondes de l’intervention
L’intervention russe témoigne en fait de l’affaiblissement de l’impérialisme nord-américain et aussi, par un paradoxe qui n’est qu’apparent, de l’impérialisme russe lui-même.
L’affaiblissement de l’impérialisme nord-américain est la donnée lourde de toute la période historique ouverte en 2008, et a d’ailleurs pour l’une de ses causes majeures l’échec et le chaos causés par son hyper-interventionnisme des années Bush. Il n’a pu sauver ni Moubarak ni Morsi, obligeant d’autres forces contre-révolutionnaires à prendre les devants, comme l’Arabie saoudite au Yémen, ou la Russie en Syrie.
Mais si cette dernière intervient massivement, aujourd’hui, en Syrie, c’est aussi dans une logique de fuite en avant devant la crise intérieure, appauvrissant les plus larges masses, et devant l’échec patent de la tentative de déchirer toute l’Ukraine en établissant la « Novorussie ».
C’est la lutte des classes qui fait l’histoire, pas la géostratégie ; s’imaginer aujourd’hui que l’intervention russe ouvrirait la voie à la « résolution de la crise syrienne », amorçant la naissance d’un « monde multipolaire », est vraiment une stupidité de bas étage, que l’on peut lire ça et là sous la plume de gens, souvent souverainistes néo-gaulliens de droite ou de gauche, aussi nostalgiques de la pleine puissance de l’impérialisme français que M. MacCain l’est de celle de Washington. Il ne s’agit pas de monde multipolaire, mais de chaos impérialiste. (2)
Fort de l’incapacité des autres puissances impérialistes à résoudre la « crise syrienne », l’impérialisme russe intervient, non pour la résoudre car à lui aussi elle sert, mais pour pouvoir négocier ses positions au niveau global. C’est pourquoi il forme une coalition de fait avec les régimes iranien, irakien et syrien, contribuant, au même titre que les monarchies sunnites qui ont financé al Qaida puis Daesh, à tenter de dresser sunnites et chiites ou alaouites les uns contre les autres, pour tenter de mettre la guerre civile à la place de la révolution.
(2) De larges secteurs de la classe politique française exigent un rapprochement ouvert avec l’impérialisme russe, exerçant une pression peu à peu suivie d’effets sur F. Hollande et son gouvernement. Ils ont fait du ministre Fabius leur bête noire car il semble persister à avoir une ligne interventionniste « dure » en Syrie qui passe pour pro-américaine, alors qu’elle-même cherche, sans y arriver, à se substituer aux Etats-Unis pour restaurer les vieux intérêts néocoloniaux français. Dans ce concert auquel prennent part des «hommes de gauche » on cédera ici au plaisir malsain de citer l’illustre Mme Morano : après avoir déclaré ce que l’on sait sur la « race blanche », elle s’est rendue à Moscou et a pondu la phrase que voici. Ce ne sont pas là les propos d’une marginale, c’est la ligne formulée tout haut de secteurs clefs de l’impérialisme français :
« Voila longtemps que moi-même je ne cessais d’appeler à une large coalition dont la Russie ferait partie. Les Américains ne font aucun effort pour essayer de trouver une solution au conflit. Poutine est devenu l’homme capable de sauver l’Europe du flux des migrants. »
Car face à la contre-révolution la révolution est là …
Oui, la révolution est là, et bien là, ce que tous nos « géostratèges » ignorent, s’interdisant ainsi de comprendre le cours des évènements.
Elle est là dans le peuple syrien toujours insurgé à Alep, Homs, Deraa ou Inkhil.
Elle est là dans la lutte de tout le peuple kurde contre Daesh, contre l’Etat turc, et – n’en déplaise à la direction du PKK et du PYD qui mendie l’aide de l’impérialisme russe et cherche le statu quo, voire pire, avec Assad- contre l’Etat syrien, lui aussi ennemi de la nation kurde.
Elle est là dans les manifestations de masse à Bagdad qui continuent depuis des mois, par centaines de milliers, refusant un Etat chiite comme un Etat sunnite, refusant la corruption, refusant les milices religieuses, refusant les bombes américaines ou russes. Elle est là dans l’explosion de tout le peuple libanais contre l’Etat inter-confessionnel. Le jeu de l’impérialisme russe, c’est de tenter d’être l’agent n°2 de la contre-révolution, aujourd’hui, au Proche-Orient, et de se présenter ainsi en position de force envers Washington et les autres. Il ne s’agit pas de liquider les islamistes, ce que seuls peuvent faire efficacement les forces émancipatrices des peuples, qui l’ont déjà prouvé dans le Kurdistan syrien.
Loin d’être la force qui va dégommer les islamistes, l’impérialisme russe va faire leur jeu comme l’URSS déjà l’avait fait en Afghanistan, comme en Tchétchénie où les nervis de Poutine au pouvoir avec Kadyrov appelaient voici quelques mois à des manifestations « anti-Charlie », et il permet d’ores et déjà à la propagande néo-apocalyptique de Daesh de se présenter comme en guerre contre toutes les facettes de l’Occident et du christianisme – mais certainement pas contre le capitalisme, car, chez Daesh aussi, les affaires sont les affaires ! …
Négociations et petits bras de fer sur le dos des peuples
Dans le court terme, cette intervention place Poutine au premier plan, d’autant qu’elle fut étroitement coordonnée avec une tournée mondiale à l’ONU, avec rencontre au sommet avec Obama, et pour finir avec Hollande lors du sommet au « format normand » (France, Allemagne, Russie, Ukraine) de Paris.
Dans l’optique d’une négociation globale, l’annonce faite au même moment, d’un retrait de blindés à 15 km de la ligne de front par la « République populaire de Louhansk » et d’un retrait d’armes légères par la « République populaire de Donetzk », ainsi que l’accord vendredi 2 octobre à Paris sur un report des élections truquées prévues dans les deux « républiques », étaient les éléments prévisibles d’une offre de partage sur le dos de l’Ukraine, allant de pair avec l’intervention en Syrie.
Partage sur le dos de l’Ukraine car il s’agit de perpétuer la situation d’une occupation de fait du Donbass avec l’objectif, non plus de l’annexer et d’aller vers la Novorussie – à ce sujet l’impérialisme russe a essuyé une défaite devant la nation ukrainienne – mais d’en faire un abcès de fixation pour reprendre pied dans toute l’Ukraine. De plus, rien ne prouve que les « concessions » annoncées soient réelles : d’autres sources font état de l’installation d’armes de guerre terribles, des ogives thermobariques – à proximité de la ligne de front …
L’incapacité du gouvernement oligarchique de Kiev à défendre le droit à la pleine indépendance de l’Ukraine et la disposition à passer des pactes d’alliance et de partage des impérialismes européens permettent en l’occurrence à Moscou de négocier avec eux pour tenter de neutraliser les effets de ses propres échecs, en utilisant son intervention syrienne pour ce faire.
Autrement dit, Poutine tente de geler la situation en Ukraine en jetant de l’huile sur le feu en Syrie. Il a été à bonne école : les méthodes de fuite en avant de George W. Bush junior ont trouvé un bon disciple. Les résultats seront, proportionnellement, les mêmes. L’impérialisme russe, plus directement dépendant encore de sa composante militaire que l’impérialisme nord-américain, n’y trouvera qu’aggravation de sa crise. Soutenir la Russie, c’est-à-dire le peuple russe, passe par l’exigence de retrait de ses troupes de Syrie, d’Ukraine, ainsi que Géorgie et de Moldavie.