Lars T. Lih est un chercheur et universitaire canadien, russophone, auteur de plusieurs livres sur la Russie de la période révolutionnaire. Lénine, une biographie est l’un des plus courts et synthétiques. C’est aussi le premier à avoir été traduit pour le public francophone, l’an dernier grâce aux éditions Prairies ordinaires.
Pour le situer et mieux le comprendre, on commencera par se référer à d’autres travaux de l’auteur, notamment son volumineux et très détaillé Lenin Rediscovered. What Is to Be Done? In Context1, inédit en français.
Lénine redécouvert
Dans son « Lénine redécouvert » Lars Lih, en s’appuyant pour partie sur une nouvelle traduction deQue faire ? (1902) effectuée par ses soins, met à bas une série d’idées reçues, ou plutôt de constructions politico-idéologiques faites a posteriori, et qui ont servi à créer le mythe d’un nouveau type de parti marxiste révolutionnaire, modèle invariable et unique (qu’en réalité, chaque courant s’en réclamant décline à sa façon), le dit « parti léniniste ».
Pour Lih, les débats autour de ce livre ne reflétaient que des questions concrètes se rapportant aux conditions spécifiques du combat sous l’autocratie tsariste. Le type de parti que Lénine a bâti, sous des modalités et avec des réalités très différentes selon les époques, ne marquait pas de rupture avec la tradition révolutionnaire de la Deuxième Internationale ; une tradition dans la continuité de laquelle il s’est toujours placé, en particulier dans la perspective stratégique, définie par Kautsky, de« la fusion du socialisme et du mouvement ouvrier » (« rendre cette lutte de la classe ouvrière consciente et unitaire et lui montrer son but nécessaire, telle est la tâche du Parti social-démocrate », selon le programme d’Erfurt de la social-démocratie allemande, en 1891).
Une idée reçue que les travaux de Lih contredisent est celle selon laquelle Lénine se serait montré méfiant voire opposé à la spontanéité des luttes des travailleurs et des masses : au contraire, il misait à fond sur cette créativité et ne ménageait aucun effort pour qu’elle parvienne à irriguer le parti révolutionnaire (tout autre chose étant sa polémique contre les positions du courant « économiste », qui niait la centralité du combat politique et repoussait aux calendes grecques l’objectif du socialisme).
Une autre invention a posteriori est celle selon laquelle Lénine et son « parti léniniste » auraient inventé un nouveau mode universel et a-historique de fonctionnement, le « centralisme démocratique »2. Lih montre que Lénine ne s’est référé à cette notion qu’à deux reprises : d’abord, en 1906-1907 pour insister sur la nécessité d’introduire à tous les niveaux du parti la démocratie (principe électif, révocabilité, autonomie des structures locales et droit à l’expérimentation), auparavant quasi inexistante du fait de l’absence de libertés démocratiques dans l’Etat et la société3 ; ensuite, en 1920-21, dans une situation de vie ou de mort pour le pouvoir bolchévique, afin de souligner, à l’inverse, la nécessité impérative de la discipline et de l’application des directives de la direction.
Le fait est qu’aucun congrès du Parti bolchévique (durant sa période révolutionnaire) n’a jamais formalisé ou théorisé le « centralisme démocratique ». Il a fallu pour cela attendre Zinoviev et le 5econgrès de l’Internationale communiste, déjà en voie de bureaucratisation/stalinisation. Un organisateur bolchévique « de base », Alexander Nevsky, est cité par Lars Lih dans un autre texte4 comme le premier auteur, en 1925, d’une Histoire du Parti communiste russe (bolchévique). Nevsky y signale que le « centralisme démocratique », tel que défini initialement par Lénine, n’a existé qu’à deux courts moments de la trajectoire du parti : dans la période – close en 1907 – des libertés démocratiques bourgeoises ouverte par la révolution de 1905, puis dans les quelques mois ayant suivi la révolution d’Octobre 1917, avant le début de la guerre civile.
Reste chez Lars Lih une opinion qui apparaît plus contestable : celle d’une continuité linéaire, ou quasi linéaire entre, d’une part, les conceptions fondamentales de Karl Kautsky avant 1914 (avant que le « pape » de la social-démocratie allemande ne bascule dans le soutien à sa propre bourgeoisie dans la guerre impérialiste) et, d’autre part, celles que Lénine aurait défendues jusqu’à cette date et maintenues ensuite. Lih est convaincant quand il souligne la filiation politico-théorique de Lénine avec le Kautsky d’avant 1914, puis son indignation face à ce qu’il considère alors comme une pure trahison (le « renégat Kautsky »…) de toutes les positions que ce dernier avait lui-même défendues. Mais il laisse de côté la rupture /dépassement qui intervient chez Lénine à la même époque, au moment où il se réapproprie la logique hégélienne. Ce que la postface rédigée par Jean Batou, un dirigeant de l’organisation suisse SolidaritéS, a notamment pour intérêt de souligner (p. 239-241).
Le « scénario héroïque »
Les questions mentionnées ci-dessus sont présentes, plus ou moins explicitement et plus ou moins en filigrane, dans Lénine, une biographie. Le fil conducteur du livre est cependant autre. Il est de montrer que dès le début, et tout au long de son engagement politique, Lénine a été guidé par un « scénario héroïque ». Profondément marqué par la pendaison de son frère ainé, Alexandre Oulianov, en 1887 après sa tentative d’attentat contre le tsar, il chercha à partir de ce moment une alternative aux méthodes terroristes de la Narodnaïa Volia (« La Volonté du Peuple »). Et cette « autre voie », « autre moyen de réaliser les aspirations d’Alexandre » (p. 213) lui a été apporté par le marxisme.
Lars Lih résume ainsi le dit « scénario » :
« le prolétariat russe accomplit sa mission historique mondiale en devenant le « vozhd » (guide) du « narod » (peuple), en conduisant une révolution qui renverse le tsar, institue les libertés politiques et prépare ainsi le terrain à un « vlast » (pouvoir) prolétarien qui réalisera le socialisme. Le moteur de cette action dramatique, c’est un leadership de classe inspiré et inspirant. Les militants du parti entraînent le prolétariat, qui entraîne le « narod » russe, qui entraîne le monde entier par ses exploits révolutionnaires »(p. 211).
Dans ce cadre, la vie politique de Lénine aurait connu trois étapes. De 1894 à 1904, l’étape « social-démocrate », marquée par la création du parti et la mise en place d’une clandestinité fonctionnelle aux impératifs de la répression tsariste. De 1904 à 1914, l’étape « bolchevique », consacrée à « faire la révolution démocratique et anti-tsariste « jusqu’au bout », grâce au leadership de classe du prolétariat sur l’ensemble de la paysannerie ». Enfin, de 1914 à 1924, l’étape « communiste » consistant à « transformer la guerre impérialiste en guerre civile pour la révolution socialiste » et à « établir un « vlast » (pouvoir) prolétarien en Russie qui entamera immédiatement une marche vers le socialisme » (p. 216).
Le chapitre du livre précédant la conclusion récapitulative, intitulé « Au-delà du « manuel à la Kautsky » », traite de la crise de la révolution russe et décrit les réajustements, pour ne pas dire reniements, auxquels Lénine a alors procédé face aux
« trois points faibles de son scénario historique : la révolution internationale, le soutien des paysans à la révolution socialiste, et la transformation de l’appareil d’Etat ». On pourra être d’accord ou non, mais c’est l’occasion de souligner l’absence, dans l’ensemble de l’exposé, de thèmes qui auraient certainement aidé à comprendre la trajectoire politique du dirigeant d’Octobre. En particulier :
•La scission entre bolchéviks et menchéviks de 1903, devenue définitive en 1912 (n’y a-t-il pas un rapport avec la rupture ultérieure avec la direction social-démocrate allemande ?) ;
•La décision politique, prise dès les lendemains de la révolution d’Octobre, de privilégier une gestion économique par en haut, via les rouages et administrations de l’Etat, contre les revendications ouvrières d’auto-administration des entreprises ;
•Celle qui, en 1921, conduit à maintenir le régime de parti unique, assorti de la suppression de sa démocratie interne, alors même que la guerre civile et extérieure prenait fin – c’est l’époque de la révolte de Kronstadt, de grandes grèves ouvrières et soulèvements paysans (Jean Batou développe cette question p. 245-247) ;
•La fondation et le développement de l’Internationale communiste, que Lénine, conscient que la révolution russe ne pouvait triompher seule, avait placée au cœur de ses préoccupations après la victoire d’Octobre.
« Se débarrasser des apories du « léninisme » »
Pour finir de proposer une appréciation politique de ce livre, le mieux est de citer le début et la fin de la postface.
Pourquoi il faut le lire : « les travaux de Lars Lih constituent une contribution importante à la réouverture du « dossier Lénine », avec un siècle de recul. En effet, ils appellent à un retour scrupuleux aux sources, dans le respect des exigences de la recherche historique, par-delà les rideaux de fumée entretenus pendant des décennies, autant par les admirateurs, par les faux frères, que par les ennemis déclarés du principal dirigeant d’Octobre .»
Ce qu’il nous apprend d’essentiel :
« c’est pourquoi, les anticapitalistes d’aujourd’hui ne pourront dialoguer de façon fructueuse avec la pensée vivante de Lénine, que s’ils retournent à ses sources, en comprenant bien l’importance qu’elle accordait à la construction d’une force politique révolutionnaire rassemblée autour d’un même projet stratégique, capable de ce fait de débattre librement et d’agir avec une grande souplesse tactique. Pour cela, ils devront se débarrasser une bonne fois pour toutes des apories du « léninisme ». »
- 1.« Lénine redécouvert. « Que faire ? » dans son contexte ». Brill, Leyde (Pays-Bas), 2006. Seconde édition par Haymarket Books (Chicago, 2008, 867 pages, 50 dollars US).
- 2.Combien de groupes trotskystes ont-ils encore dans leurs statuts la phrase rituelle « notre organisation est régie par les principes et la pratique du centralisme démocratique » ?
- 3.De ce point de vue, Lars Lih rejoint Marcel Liebman qui signalait (dans son ouvrage « Le léninisme sous Lénine », Seuil, 1973 – voir ici le tome 1, pages 51 à 57) que le « centralisme démocratique » de l’après-révolution de 1905 signifiait en réalité l’introduction, pour la première fois, de la démocratie dans le mouvement révolutionnaire russe. Lénine y décrit ce qu’il appelle alors centralisme démocratique comme « la liberté de critique, entièrement et partout, tant qu’elle ne met pas obstacle à l’unité d’une action déterminée et l’inadmissibilité de toute critique détruisant ou gênant l’unité d’une action déterminée par le Parti » (op. cit., page 54). Par-delà les termes, évidemment datés, cette définition reste très acceptable pour toute organisation révolutionnaire se voulant à la fois démocratique et efficace.
- 4.Voir, en anglais, http://weeklyworker.co.uk/worker/957/dem…, ainsi que l’article qui le prolonge,http://weeklyworker.co.uk/worker/972/dem…
Source : NPA