Frédéric Lordon est cohérent : l’espace national étant le champ privilégié des luttes sociales et des alternatives possibles, il ne servirait à rien d’exprimer sa sympathie pour l’espoir soulevé par Syriza en Grèce. Dans une longue diatribe sur son site[1], Lordon déroule un argumentaire qu’il est assez facile de résumer sous forme d’un syllogisme :
1. Syriza ne veut pas sortir de l’euro ;
2. L’Allemagne n’acceptera jamais une quelconque restructuration de la dette ;
donc (ergo dirait Lordon qui a des lettres, comme nul ne saurait l’ignorer) Syriza va « passer sous la table ».
La seconde prémisse de Lordon est au cœur de son argumentation. Il est tellement enfermé dans une conception rigide du fait national qu’il en vient à essentialiser une Allemagne névrotiquement crispée sur ses principes éternels, « des principes monétaires, inscrits dans une croyance collective, transpartisane, formée à l’épreuve du trauma de l’hyperinflation de 1923, conçue, à tort ou à raison – en l’occurrence à tort -, comme l’antichambre du désastre maximal, le nazisme ». L’Allemagne consentirait à « perdre des milliards d’euros » plutôt que de renoncer à ses principes. Tous unis derrière la Bundesbank, du patron de Volkswagen au retraité qui complète sa pension avec un mini-job.
Le raisonnement de Lordon fait surtout apparaître une absence totale de sens stratégique. Il suffit de voir comment les porte-parole des dominants (Juncker, Lagarde, Moscovici, Schäuble, etc.) sont montés au créneau pour dénoncer le danger représenté par Syriza et réaffirmer la nécessité de respecter les engagements, pour comprendre qu’il existe un potentiel de rupture, et pas seulement en Grèce. Les dominants sont plus internationalistes que Lordon – ce qui n’est pas très difficile, il est vrai – et voient bien le risque d’une contagion dans d’autres pays. Et Syriza aussi, qui propose une « Conférence européenne de la dette » pour élargir la confrontation.
La question de la dette est évidemment primordiale. La seule attitude possible pour « renverser la table » consiste à instaurer un moratoire immédiat et à consacrer les ressources ainsi dégagées à financer le programme social de Syriza (salaire minimum, services publics, etc.[2]). Le bras de fer serait alors engagé avec la légitimité acquise par une amélioration immédiate des conditions d’existence du peuple grec. La question serait alors politique, ce n’est plus une question de technique bancaire (l’intendance suivra !) et tout dépendrait alors du rapport de forces (y compris celui nécessaire pour qu’un gouvernement Syriza ne flanche pas).
La sortie de l’euro serait de ce point de vue une ânerie stratégique majeure[3] parce que les « marchés » répliqueraient par une attaque brutale de la drachme qui serait dévaluée, non pas de 20 % comme le réclament les partisans d’une dévaluation compétitive, mais plutôt de 40 à 50 %. Et Syriza n’aurait plus à gérer que l’austérité rendue nécessaire par l’augmentation du prix des importations.
Ce rapport de forces n’est pas seulement à construire dans l’espace national grec : il dépend aussi du soutien que l’expérience se gagnera dans d’autres pays, des manifestations et des mobilisations de soutien à la volonté d’un peuple de ne plus crever de l’austérité. Certes, on a le droit de penser que la petite Grèce ne fera pas le poids face au rouleau compresseur des institutions européennes et des capitaux. Ce pronostic pessimiste n’a cependant rien à voir avec la sortie ou non de l’euro, mais beaucoup avec la dispersion des résistances nationales face à la coordination des dominants. Et il est plus digne de contribuer, même si c’est modestement, à la réalisation d’un espoir et à son extension à l’ensemble de l’Europe, plutôt que de nous livrer le récit – boursouflé et atrabilaire – d’une défaite annoncée.
Source : A l’Encontre