Nelson Mandela est mort le 5 décembre. Au moment où les hommages pleuvent, même de ceux qui ont soutenu le régime d’Apartheid, nous faisons un retour sur la vie politique de l’ancien leader de l’ANC.
A une époque où l’essentiel était de retrouver la fierté d’être noir face à tyrannie des Blancs, les animateurs de l’African National Congress, dont faisait partie Nelson Mandela, symbolisaient cette magnifique insolence. Le procès de Rivonia en 1963-64 qui condamna une partie de ces hommes à la prison à vie a marqué un tournant. Il ouvrait une période d’environ 15 ans de recul des mouvements d’émancipation citoyenne des non-Blancs mais il créait aussi autour de ces prisonniers un point de référence forte pour les nouvelles générations. L’ANC et Mandela n’étaient pas les seuls à subir cette répression, des gens comme Nevil Alexander d’orientation trotskisante par exemple fut lui aussi enfermé quelques années à Roben Island. Mais l’africain Mandela fut de suite au centre des campagnes internationales.
Un pays entre deux révolutions
L’Afrique du Sud était déjà un paradoxe social. D’un côté une société semi-industrielle avec un nombre imposant de mineurs (« africains ») puis des milliers d’ouvriers et salariés dans l’automobile, la chimie, les transports, la santé, etc. De l’autre une société politiquement arriérée du fait de l’organisation minutieuse du « développement séparé » des Blancs, des Métis, des Indiens et des diverses ethnies africaines. Autrement dit, deux facettes sous tension permanentes : une société progressivement structurée par le rapport salarial et l’urbanisation (gonflement effrayant des bidonvilles) et une société encore très « rurale » dominée par le cantonnement de la majorité des Africains dans les fameux bantoustans ethniques, armée de réserves des industries et de l’agriculture blanche. Une tension entre ces deux aspects de la société sud-africaine due au fait que le capitalisme local (essentiellement exportateur de minéraux) s’était construit de manière spécifique sur la base de cette ségrégation raciale. Une société donc où ici on tend à mettre plus l’accent sur l’exploitation ségrégationniste du travail des non-Blancs et là plutôt sur le caractère démocratique de la lutte (one man, one vote).
L’ANC a subtilement su mélanger les deux aspects en appuyant plutôt de ce côté-ci ou de ce côté-là selon la période. Mais en dépit de l’éthique non-raciale de la plupart des animateurs politiques, qu’ils aient été dans l’ANC ou dans d’autres groupes à sa gauche, le préjugé racial traversait toute la société sud-africaine. Or Mandela n’est ni métis, ni blanc, ni indien ; il est africain et apparaissait, qu’on le veuille ou non, comme un symbole pour ceux qui se situaient au bas de la hiérarchie raciste.
Voilà donc un homme, promis à un enfermement à vie, condamné pour avoir envisagé une lutte armée, sans faille au moment de son procès, proclamant la fierté d’être noir et qui ne bougera pas de ce principe durant près de 27 ans. Dans un pays où la majorité des gens sont rabaissés, humiliés, réprimés, exclus de la citoyenneté et, pour une grande part d’entre eux, rattachés juridiquement à un territoire ethnique indigent, il ne fait pas de doute que le personnage est un symbole de lutte et de force.
La stature de l’homme
Dans ce contexte, l’importance des revendications démocratiques ne fait pas de doute. Mais comment les marier avec des revendications plus sociales ? Et quelle Afrique du Sud post-apartheid voulait-on ? Ce débat était aussi vieux que l’existence d’un courant marxiste de gauche et antistalinien dans ce pays. Débat compliqué, dont les paramètres ont inévitablement changé au fur et à mesure que la société sud-africaine voyait se massifier les rangs des salariés non-Blancs. Mais il n’empêche que le simple pronostic propagandiste sur l’inévitable « trahison » de l’ANC, que certains ont agité durant un des années, ne pouvait pas emporter la conviction de millions de gens pour qui Mandela apparaissait comme leur représentant symbolique. Au-delà des slogans, la question posée était plutôt de comment s’intégrer au mouvement de masse. C’est une question toujours décisive quel que soit le pays et quelle que soit la « justesse » du programme, même s’il n’était pas question d’entrer dans l’ANC où sévissait un fort sectarisme. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que c’est seulement aujourd’hui que le bilan peut être tiré par une nouvelle génération avec l’aide de quelques anciens. Entre temps, l’ANC a été à chaque fois massivement plébiscité aux élections et il sera sans doute encore (avec plus de problèmes) au scrutin de 2014. Ce fut encore jusqu’à présent le « parti de Mandela » ! La stature de l’homme, finalement, questionne tous les militants du monde, quelle que soit leur orientation politique, sur la force ou pas de leurs convictions face à la violence d’une répression sans limite. Lui aura été exemplaire. Et lorsqu’il entrera en négociation de sa prison vers 1997, finalement il reprendra le drapeau qui fut celui de son mouvement dans les années 50, « one man, one vote ».
Le partenaire stalinien
Mais entre-temps beaucoup de choses s’étaient passées. Dès la fin des années 50, le parti communiste stalinien (SACP) s’était progressivement imbriqué dans le petit appareil de l’ANC. C’est sous son influence que la fameuse « lutte armée », qui n’en fut jamais une, a été décidée. Elle renvoyait à l’exemple algérien notamment mais surtout elle plaçait politiquement et techniquement l’ANC sous l’influence de la solidarité soviétique. Stratégie de lutte armée absurde et décalée dans un pays comme l’Afrique du Sud, qui se bornera pour l’essentiel à de la propagande sous forme de bombes, ce qui n’empêcha pas d’y sacrifier quelques centaines de militants à l’intérieur du pays.
Ainsi jusqu’à aujourd’hui le SACP a-t-il été dans l’ombre de l’ANC avec une parole spécifique à certains moments selon l’écho du mot socialisme dans le mouvement de masse. Un petit appareil mais très influent dans l’ANC, fidèle durant des décennies aux différentes lignes de l’URSS, inévitablement « seul » représentant de la classe ouvrière. Dans les années 80, quand le mouvement de révolte était à son comble, le parti adopta une ligne ultra gauche à l’intérieur poussant un boycott scolaire des jeunes jusqu’à épuisement et irresponsabilité, usant d’une terminologie absurde sur de soi-disant « zones libérées », « tribunaux populaires » et « dualité de pouvoir ». Attitude d’autant plus critiquable que quelques mois plus tôt et avant la fusion syndicale qui verra la formation d’une centrale unique (Cosatu), le PC dénonçait encore les « révolutionnaires de salon » des syndicats indépendants plutôt à gauche (ex-Fosatu) et qu’il avait lui-même entrepris avec l’appareil de l’ANC à l’extérieur un début de négociation avec le régime. Période charnière s’il en est avec Gorbatchev à Moscou, des négociations internationales pour le départ des troupes cubaines d’Angola et l’indépendance de la Namibie, etc. Un parti communiste qui, en Afrique du Sud, chauffe à blanc le mouvement de révolte sans aucune stratégie politique proprement dite, mais qui en dehors n’est pas le dernier à négocier sous les hospices de Moscou.
La fin de l’apartheid sur tapis vert
Mais à négocier quoi ? Comme le rapport de force dans le pays n’est plus à l’offensive après la défaite du boycott scolaire et l’usure des structures de masse influencées par le couple ANC-SACP, il n’est évidemment pas question d’un transfert de pouvoir sur la base des fameuses « zones libérées » ! Ce dont il est question c’est un compromis entre d’un côté l’accès à la pleine citoyenneté pour tous les Sud-Africains et de l’autre la préservation du système économique (lui-même dans l’impasse du fait de la ségrégation raciale). La fameuse Charte de la Liberté, qui contenait un volet réformiste radical (nationalisations, régulation) passe immédiatement à la trappe, après avoir servi de base de ralliement sectaire des partisans de l’ANC et du PC contre tous les autres courants politiques minoritaires. Avec d’un côté un mouvement de masse épuisé et déboussolé et de l’autre une pression internationale colossale pour un règlement constitutionnel, il n’y avait plus de place pour un débat public. La sortie de Mandela de sa prison fut ce que des millions de gens en firent, à savoir l’événement symbolique de leur accès à la citoyenneté, une victoire.
Nelson Mandela mena ces négociations, sans doute pleinement convaincu qu’il n’y avait pas grand-chose d’autre à discuter, pressé de toute part, conscient du rapport de force, et sans doute peu convaincu des dernières gesticulations « socialistes » du parti communiste. Il joua cependant un rôle tout à fait décisif dans le choix d’une commission de « réconciliation », sorte de confrontations publiques où quelques centaines de Blancs très compromis dans la répression raciste faisaient face à leurs victimes respectives et acceptaient de faire leur autocritique. Présidée par l’évêque Desmond Tutu, vieux résistant lui-aussi, cette procédure avait évidemment un côté de pardon typiquement religieux. Mais l’idée de Mandela était bien d’éviter des milliers de procès et des milliers d’emprisonnements qui auraient sans doute aidé les ultra-racistes et néo-nazi du pays (comme le fameux Eugène Terreblanche). Surtout il évitait à l’Afrique du Sud un départ massif des blancs, vidant le pays d’une grande partie de ses expertises. Chose qu’a provoquée le sinistre Mugabe au Zimbabwe voisin avec pour résultat la famine et inévitablement la répression de masse.
Il faut d’ailleurs mesurer la complexité du problème. Bien sûr, il y a d’un côté le compromis économique avec le capitalisme blanc, celui-ci menant mécaniquement au compromis judiciaire de la commission de réconciliation. Mais indépendamment de cela, que faire quand l’apartheid a impliqué des centaines de milliers de gens dans des actes racistes, des répressions diverses, dénonciations et harcèlement ? C’est d’ailleurs pour cela que les petits groupes critiques n’ont pas vraiment mené une campagne frontale contre ce choix. Mais cela illustre la complexité des transitions révolutionnaires ou pas.
Un pays dévasté par la misère
La suite est connue. Dérive totalement libérale du gouvernement ANC/SACP. Compromissions fulgurantes (quelques semaines pour certains) pour accéder à des responsabilités économiques ou sociales très rémunératrices (fonds de pension, fonds de développement du business noir). Corruption de plus en plus étendue des sphères du pouvoir après le remplacement de Mandela par Mbeki, Motlanthe et aujourd’hui Zuma. Cyril Ramaphosa qui fut dans les années 90 le président charismatique du syndicat des mineurs, est aujourd’hui président de plusieurs business regroupant toute sorte d’activités et est considéré comme l’un des hommes les plus riches du pays. Adieu socialisme, Adieu « révolution démocratique » !
Bureaucratisation effarante de certains syndicats, les plus proches de l’ANC, luttes de palais incessantes au sommet. Les investissements étrangers, susceptibles de venir en échange d’un sage programme libéral, ne sont pas arrivés et n’arriveront pas. Croissance de la pauvreté et du chômage, non-respect des promesses concernant l’habitat, l’accès à l’eau et l’électricité, la réforme agraire, la santé… criminalité exponentielle, violence quotidienne des gangs dans les bidonvilles, menace permanente contre les femmes, explosion du sida. Finalement, répression sanglantes des travailleurs, notamment en 2012 à la mine de Marikana (34 morts).
La scène politique sud-africaine est devenue un théâtre de conflits au sein des différents appareils ANC, SACP et syndicaux (COSATU). Mais le pays est à nouveau sous une tension sociale extrême avec la multiplication des grèves dures y compris dans les zones rurales. Des voix commencent à s’exprimer dans certains syndicats pour refuser une nouvelle mandature à l’ANC l’an prochain, pour reprendre la lutte sur des valeurs sociales, anti-libérales, socialistes. Une nouvelle génération née à la fin des années 80 et non concernée par les débats de l’épqoue arrive au militantisme, et c’est peut-être une nouvelle chance (voir la revue : http://www.amandla.org.za/).
Mandela donc ! Une leçon d’histoire, entre grandeur de l’homme et son héritage déplorable ; entre deux responsabilités, celle de 1963 pour proclamer la dignité des Noirs et leur exigence démocratique, celle de 1994 pour boucler un cycle historique et solder les luttes du passé. Il est très significatif que la majorité des commentaires actuels sur Nelson Mandela porte plus sur le premier aspect où il est dépeint dans sa stature personnelle et exemplaire plutôt que sur le second où il n’est plus que le témoin solitaire d’un appareil voué aux ambitions personnelles et d’un pays qui s’enfonce dans la crise.
Source : Gauche anticapitaliste