Je ne connais que relativement bien Malik (et encore moins Médoune !), pourtant depuis 3 ans, nous avons eu plusieurs foi l’occasion de partager des joies et des peines, des petites victoires et de grandes défaites.
Je ne connais que relativement bien Malik, mais je suis attachée à lui et je l’estime beaucoup. Alors, quand j’ai entendu l’enregistrement du daughter de sa voix, hier après-midi devant l’Office des Étrangers, ma gorge s’est nouée.
Quand je me suis retournée pour chercher une présence bienveillante dans la petite foule réunie là, j’ai vu qu’un de mes camarades – avec qui je venais de rire d’une (de mes) vanne(s) pourrie(s) – s’était accroupi et se tenait le visage dans les mains. Je me suis approchée et, quand il a relevé la tête, j’ai pu voir des larmes couler de ses yeux tous rougis. Je n’ai pu trouver ni parole rassurante, ni optimisme feint pour le réconforter. Alors je suis restée debout à côté, le tenant par l’épaule, jusqu’à ce qu’un autre camarade vienne lui apporter le réconfort dont il avait besoin. Il s’est relevé et s’est mis à regarder autour de lui, un peu hagard, en se séchant les yeux. J’ai plusieurs fois levé la tête pour l’attraper du regard mais il cherchait manifestement à m’éviter. Après quelques minutes, il se penche vers moi et me dit : « Je suis désolé que tu m’aies vu pleurer » – fierté du grand bonhomme vaillant sur le visage duquel se redessine déjà ce sourire de petit garçon espiègle qui lui donne un air si débonnaire. Et ma gorge qui se noue un peu plus : « C’est à cause de la voix ? » – « C’est à cause de tout. Les personnes qui sont enfermées, je les connais bien. On a vécu 3 ans ensemble, ce sont des gens nickels, il n’y a rien à dire sur eux ». Moi, qui ne trouve toujours rien d’intelligent ni de rassurant à dire : « Je sais ». Accolade amicale ; mon camarade retrouve petit à petit la pêche, et moi la banane.
Juste avant, un autre camarade avait pris la parole devant ce même Office des Étrangers (l’Office, encore et toujours l’Office). Il était très en colère et, entre bien d’autres choses sensées, il avait dit ceci : « Cela doit cesser ! Nous sommes comme vous, nous aussi nous avons des familles, nous ne sommes pas des animaux ! » Et si je me permets cette petite digression patho-narcissique facebookienne, c’est parce qu’il n’avait, malheureusement, que trop raison de le rappeler. Les camarades réuni.e.s devant l’Office des Étrangers hier ne sont pas des animaux. Pas plus que les environs 150 000 autres sans-droits qui vivent actuellement « chez nous », en Belgique. Ils et elles, non seulement sont capables, mais en plus ont le droit, comme tout le monde, de rire, de pleurer, d’être en colère, d’être fier-e-s, de s’indigner, de rêver, d’aimer, de travailler, de voyager, d’apprendre, de se tromper, de recommencer, etc. Et s’il faut encore le rappeler, c’est parce que la machine à refouler, à traquer, à enfermer et à expulser, elle, veut nous dire tout le contraire. En poursuivant, en enchaînant et en humiliant quotidiennement les sans-droits – Médoune a souffert de mauvais traitements au centre fermé de Vottem, il a un doigt cassé et pas d’accès à des médicaments –, elle les animalise. Elle nous renvoi l’image d’une meute de bêtes encombrantes, qui n’ont ni histoires personnelles, ni aspirations, ni émotions, ni de proches qui s’inquiètent, qui leur manquent et à qui ils et elles manquent, et qui peuvent être trimbalé.e.s d’un continent à l’autre sans que cela n’émeuve personne. Pas étonnant qu’elle ne suscite que peu d’indignation : c’est une machine à produire de l’indifférence.
Autre raison pour laquelle la remarque du camarade me paraissait intéressante : il n’est pas inutile que nous aussi, « soutiens » des sans-droits, nous nous le rappelions de temps à autre – nous ne sommes pas des animaux. Nous devrions, en théorie, être doué.e.s d’empathie et de sympathie. Nous luttons pourtant depuis parfois plusieurs années avec des personnes dont nous savons en général peu de choses. Il s’agit parfois, c’est vrai, de pudeur discrète vis-à-vis d’individu.e.s qui sont souvent très exposé.e.s et ne disposent de presque pas d’intimité. Il s’agit, pour certain.e.s, d’une manière de « se protéger » face à la détresse humaine. Quoi qu’il en soit, nous avons – surtout quand nous sommes issu.e.s d’une organisation politique – parfois dit et souvent entendu dire que « c’est une lutte, c’est politique, ce n’est pas une affaire personnelle ». Or nous faisons partie de collectifs auto-organisés parce que nous aspirons à faire de la politique autrement. Nous visons l’intérêt commun dans l’épanouissement des potentialités individuelles de chacun.e. Nous sommes censé.e.s être au coude à coude avec des personnes que nous appelons « camarades » et que nous considérons comme principaux sujets de ce combat pour l’accès aux droits de tou.te.s, que nous menons car nous pensons qu’il n’y aura pas de « droit » tant que certain.e.s en seront exclu.e.s sur base de leur couleur de peau et/ou de leur origine. Il y a donc un principe essentiellement « humain » au cœur de ce que nous faisons, de la manière dont nous voulons le faire et dans l’objectif que nous poursuivons.
Il ne s’agit pas ici de faire de l’humanisme universaliste stérile, mais d’inviter à réfléchir sur le fait que nous avons, nous aussi, tendance à n’accorder que peu d’importance à ces individualités riches, grandes et belles qui sont par ailleurs niées et piétinées chaque jour. Inviter également à réfléchir sur la manière dont nous pouvons contribuer à polir, à faire briller et à valoriser ces individualités – y compris les nôtres – car la somme de celles-ci constitue notre force de frappe, notre arme la plus précieuse contre cette machine qui, quotidiennement et en toute quiétude, humilie et animalise.
Hier, quand mon camarade s’est effondré parce qu’il avait mal, j’ai eu mal. Quand il a recommencé à haranguer la petite foule avec ce sourire qui trahit une confiance sans faille dans ce que nous pouvons faire ensemble, moi aussi j’ai de nouveau eu envie de me battre.
Par Matilde Dugaucquier, avec l’aimable autorisation et le soutien de Yalla Ba