A la différence des la presse anglophone, les médias français sont restés bien silencieux sur l’ampleur des affrontements entre l’armée gouvernementale et des groupes se réclamant de l’Etat islamique dans le Sud philippin, sur l’imposition de la loi martiale à Mindanao et sur la situation de crise dans l’archipel. Nous avons interrogé à ce sujet Reymund de Amore, membre de la direction du Parti révolutionnaire des Travailleurs – Mindanao (RPM-M), une section de la Quatrième Internationale.
Par rapport à la version initiale de cette interview, réalisé dans des conditions difficiles, des corrections importantes ont été apportées concernant le clan Maute.
Pierre Rousset – Comment les combats ont-ils commencé ?
Reymund de Amore – Le 23 mai 2017, une opération conjointe armée-police a été engagée dans la ville de Marawi pour capturer Isnilon Hapilon, considéré comme l’agent de l’Etat islamique à Mindanao (les Etats-Unis ont mis sa tête à prix pour cinq millions de dollars). La riposte du groupe Maute a été très forte, totalement imprévue. Le gouvernement a dû envoyer des renforts en urgence. Les combats n’ont pas cessé depuis.
Peux-tu faire le point sur la situation ?
Nous sommes bien implantés dans les deux provinces de Mindanao les plus concernées par la crise. Lanao del Sur, où se trouve la ville de Marawi et où ont lieu les combats ; et Lanao del Norte, où se trouve la ville d’Iligan et où se rendent beaucoup de réfugié.e.s. Il est pourtant difficile de faire un point précis de la situation. La violence du conflit a provoqué des déplacements massifs de population.
La ville de Marawi compte plus de 200.000 habitant.e.s, musulmans à environ 94% et chrétiens à environ 6%. Selon un organisme des Nations unies, OCHA, au 1er juin, il y avait plus de 100.000 « personnes déplacées », 14% d’entre elles se trouvant dans 24 centres d’évacuation et 86% en dehors, dans des campements de fortune, ou chez des proches.
Se déplacer est compliqué avec l’imposition de couvre-feux et la multiplication des check points, ces postes de contrôle militaires constitués par des chicanes placées en travers des routes. Enfin, nous sommes sous loi martiale, l’armée bloque l’accès de nombreuses zones pour éviter que des journalistes ou observateurs indépendants enquêtent.
Nous pouvons cependant dire que le tableau présenté par le gouvernement est très éloigné de la réalité. La presse a repris en boucle des chiffres officiels (près de cent combattants Maute tués, ainsi que 30 soldats des forces gouvernementales et 19 civils). La présidence a rapidement annoncé la reconquête de 90% de Marawi. Or plusieurs jours après cette déclaration, nous avons vu de puissants renforts continuer à entrer dans la ville, dont 21 tanks, ce qui signifie qu’en fait, les combats s’intensifiaient. Il y avait des unités de Marines, de l’armée de terre, de mer et de l’air, et la police nationale (PNP). C’est la guerre ; elle dure depuis 13 jours déjà.
Les victimes civiles sont certainement nombreuses. D’une part le groupe Maute a commis des massacres. Nous avons recueilli le témoignage de soldats qui ont vu nombre de cadavres décapités dans les rues de Marawi (surtout des chrétiens). D’autre part, l’armée recourt massivement à des bombardements aériens ou à l’artillerie. Il n’y a aucune « précision chirurgicale ». L’état-major a même dû reconnaître une bavure de taille : une de leurs unités a été bombardée par erreur, faisant plus de dix morts dans leurs rangs ! La ville est largement détruite.
D’où vient le groupe Maute ?
Maute est le nom d’une famille originaire de la ville de Butig, influente dans des municipalités de la province de Lanao del Sur. Deux frères, Abdullah et Omarkhayyam (Omar) Maute dirigent ce clan-groupe. Ils ont suivi des études islamiques alors qu’ils travaillaient au Moyen-Orient et ont adhéré à une version particulièrement rigide de l’islam, prônant une application radicale de la charia et une séparation d’avec les chrétiens. Ils se sont séparés du Front de libération islamique moro (MILF) [1]
Le père des frères Maute, Cayamora (67 ans), a été un temps membre de la direction du MILF – c’est peut-être toujours le cas [2]. Le MILF avait établi à Lanao del Sur certains de ses principaux camps. Celui de Butig fut dirigé par Aleem Abdulaziz Mimbatas (décédé), qui devint vice-président des Affaires internes du Front islamique et l’un des conseillers les plus proches de son fondateur, Salamat Hashim.
La famille Maute contrôle la vie politique locale. Elle possède en effet des armes de gros calibre (qui doivent venir du MILF) et mène un racket de protection. Ce groupe est apparu au grand jour sur la scène politique quand Isnilon Hapilon s’est rendu sur place pour lui proposer de s’identifier à l’Etat islamique, de concert avec Abu Sayyaf, une organisation connue pour ses activités de kidnapping. Etant activement recherché, nous pensons qu’il voulait trouver des alliés en vue de déstabiliser Duterte sous couvert de radicalisme religieux. D’où leur occupation de Marawi et les massacres de chrétiens.
Abu Sayyaf et Maute ont recruté des jeunes à leur version de l’Islam. Ils représentent un pôle attractif, car ils possèdent un armement important, affichent leur radicalisme et offrent une alternative alors que les négociations de paix avec le Front de libération national moro (MNLF) et le Front islamique (MILF) n’ont toujours pas permis de résoudre la question du droit d’autodétermination des Moros sur leur territoire (Bangsamoro).
Le MNLF et le MILF ont tous deux offert au gouvernement de l’aider dans le conflit de Marawi. Ironie de l’histoire, il y a quelques années, c’était le MNLF qui avait attaqué une autre ville (Zamboanga) pour se faire reconnaître. En fait, Abu Sayyaf est très actif dans la province de Nur Misuari, dirigeant historique du MNLF, et même dans sa ville natale. Ils attaquent les civils et kidnappent pour rançon.
Le MILF est particulièrement inquiet des conséquences de ce conflit sur le processus de paix dans lequel il est engagé avec le gouvernement. D’où son positionnement actuel. Duterte et la direction du Front islamique se sont mis d’accord pour proposer à Maute / Abu Sayyaf la création d’un corridor humanitaire ouvert deux heures par jour pour offrir de l’aide aux populations et soigner les blessés. Le MILF utilisera à cette fin son propre bras armé, les Forces armées islamiques bangsamoro (BIAF). Un accord de principe a été obtenu, même si sa mise en œuvre n’est pas évidente. Cela pourrait être le point de départ pour des négociations plus larges, vers une sortie de crise.
Il semble, cependant, que le MILF n’a pas de bons rapports avec la population locale. Il compte aussi dans ses rangs beaucoup de proches de Maute et d’Abu Sayyaf. Or, dans la culture moro, les liens familiaux, claniques, les liens du sang sont plus épais que l’idéologie ou la religion. Il faut tenir compte de ce facteur et ne pas tout interpréter en termes politico-religieux…
La situation humanitaire est grave…
Très grave. Les Maute ont exécuté des civils, incendié la prison et des bâtiments liés à l’Eglise, dont la cathédrale catholique Sainte Marie et le collège Dansalan, géré par les protestants, puis ils ont emmené des otages, dont un prêtre et des enseignants.… Maute et les groupes qui lui sont alliés étendent leur champ d’action et sèment la terreur autour d’eux. Ils adoptent une politique « à la Etat islamique ».
L’imposition de la loi martiale par Duterte aggrave la situation en créant un état d‘arbitraire généralisé, du moins dans la conception que le président en a. La Constitution philippine encadre les conditions de déclaration de la loi martiale et les pouvoirs extraordinaires conférés à l’armée ou au gouvernement. En effet, elle a été proclamée en 1987, après le renversement de la dictature Marcos et son régime de loi martiale. Elle est beaucoup plus démocratique que bien des Constitutions dans le monde occidental [3].
Duterte balaie d’un revers de main les contraintes constitutionnelles. Il a déclaré que sa loi martiale serait « comme sous Marcos » – en fait, il prend moins de formes que Ferdinand Marcos en 1972. Il « couvre » d’avance des violations des droits humains en assurant qu’il assumera lui-même la responsabilité des « bavures » commises par les forces gouvernementales et enfonce le clou – sous la forme d’une « plaisanterie » – en disant aux soldats qu’ils pouvaient violer impunément jusqu’à trois femmes ; mais pas plus.
L’état-major militaire a pris ses distances par rapport à Duterte sur cette question, assurant qu’il opérerait dans le cadre constitutionnel. Cette « dissonance » exprime de très réelles tensions politiques entre l’armée et la présidence.
Duterte mène la « guerre au terrorisme » comme sa « guerre à la drogue », sans souci aucun des lois et des droits humains.
Comment la solidarité est-elle organisée ?
Il y a beaucoup de manifestations spontanées de solidarité, par exemple de la part de Philippines et Philippins travaillant à l’étranger qui envoient de l’argent à leurs proches. Diverses organisations humanitaires aident à gérer les centres d’évacuation ou les campements de fortune. Il nous paraît important que les mouvements associatifs et sociaux « de terrain » coordonnent leurs propres efforts, donnant une dimension collective et populaire à cette solidarité, permettant aux populations sinistrées de défendre elles-mêmes leurs droits.
C’est en particulier ce que fait Mihands, une coalition d’une cinquantaine d’organisations de Mindanao qui coordonnent leur action quand apparaissent des situations de crise humanitaire, quelle qu’en soit l’origine : le super typhon Haiyan (Yolanda) dans les Visayas, ou le conflit militaire à Marawi. Elle a acquis une expérience précieuse en ce domaine. Elle doit cependant intervenir aujourd’hui dans des conditions dangereuses. Elle active son réseau militant jusque dans les zones de conflit, mais il lui faut en permanence évaluer ce qui est possible, ou ne l’est pas.
Aux Philippines, Mihands collecte des dons en nature (pour tous les besoins de la vie quotidienne) ainsi que financiers. Sur le plan international, il s’agit évidemment d’un soutien financier. Il nous paraît important de faire connaître aussi largement que possible la situation à Mindanao afin de mieux répondre à leur appel à la solidarité [4].
Non seulement l’état de guerre se prolonge, mais un éventuel retour à la normale prendra beaucoup de temps. La ville de Marawi est en partie détruite par des incendies et les bombardements… La solidarité est donc à la fois très urgente, mais aussi nécessaire dans la durée. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous avons pour politique d’aider à l’auto-organisation des populations et communautés sinistrées, pour qu’elles soient à même de reprendre le contrôle de leur destin. L’aide ponctuelle s’avère toujours insuffisante.
Pourquoi dis-tu un « éventuel » retour à la normale ?
Parce qu’il est possible que le conflit pourrisse et même s’étendent au-delà de Mindanao, dans la région de la capitale notamment, ou à Cebu. Un casino tout proche de l’aéroport international de Manille a déjà été l’objet d’une attaque, bien que les circonstances de l’incident semblent un peu floues. Le président Duterte envisage d’imposer la loi martiale sur l’ensemble du territoire. Les répercussions de la guerre de Marawi sont et seront profondes. D’autant plus que, de façon générale, la situation politique reste très incertaine…
L’influence des Etats-Unis aux Philippines est très profonde. L’archipel fut l’une de leurs rares colonies et l’indépendance (1946) fut préparée de façon à maintenir des liens très étroits entre l’ancienne métropole et les élites locales. Les forces armées sont formées dans les académies militaires US.
Depuis son élection il y a près d’un an, le président Duterte cherche à jouer Pékin et Moscou contre Washington, sans avoir actuellement consommé la rupture. C’est un jeu dangereux. La popularité de Duterte reste certes très élevée (80%), bien qu’elle a un peu baissé. Cependant, Washington ne peut pas se permettre de perdre les Philippines et ne veut pas trop tarder à réagir. Nous pensons que la CIA opère en sous-main à Mindanao pour déstabiliser la présidence, en profitant à cette fin d’Abu Sayyaf pour aiguiser les conflits religieux via le groupe Maute.
J’ai noté que le Congrès, fin mai, a refusé de confirmer à son poste la ministre de l’Environnement Gina Lopez. L’industrie minière a eu sa peau. Comment se fait-il que certains membres d’un gouvernement formé en juin 2016 ne soient pas encore confirmés ?
Le processus de ratification par le Congrès des membres du Cabinet est (volontairement) très lent de façon à tenir compte de l’évolution des rapports de forces. Le gouvernement comprend des éléments de gauche à côté de représentants directs des élites. Quand la popularité de Duterte était à son zénith (plus de 90%), ses choix ne pouvaient être remis en cause. Il était devenu possible de se débarrasser d’une militante opposée au lobby minier.
Le PCP (maoïste) a pour sa part quatre représentant.e.s dans le gouvernement, ministre ou équivalent. Ils n’ont pas été ratifiés. Leur sort est mis en balance avec l’évolution des négociations de paix entre la guérilla maoïste et le régime – les pourparlers sont actuellement rompus.
En fait, beaucoup d’autres choses restent en balance… y compris la présidence Duterte…
Tous les processus de paix semblent actuellement dans une impasse…
Oui. Pour l’instant, les pourparlers entre le PCP et le gouvernement sont au point mort. La guérilla maoïste appelle à intensifier ses opérations militaires, Duterte menace de jeter (ou remettre) les négociateurs du parti en prison.
En intégrant, en juin 2016, au gouvernement des dirigeants des mouvements légaux identifiés au « bloc » pro-PCP et en ouvrant un nouveau cycle de pourparlers, Rodrigo Duterte espérait convaincre une partie au moins des directions régionales maoïstes d’entrer dans des négociations de paix substantielles. Il jouait sur cette question sa crédibilité vis-à-vis de l’armée. Pour l’heure, rien de tel ne s’est produit. Pour la première fois depuis sa fondation en 1968 (!), le PCP a tenu un congrès, grâce à une liaison Internet entre l’une de ses zones à Mindanao et les Pays-Bas, où se trouve une partie de la direction, en exile. Ce congrès, dont on ne connaît pas les conditions de préparation, a réaffirmé la ligne antérieure, dont la primauté à la lutte armée rurale.
L’un des mécanismes qui ont conduit à la rupture « à répétition » des pourparlers de paix entre la présidence et le PCP est le fait que deux déclarations unilatérales de cessez-le-feu ont été annoncées indépendamment l’une de l’autre, par la NPA et par le gouvernement. Il n’y a pas eu de déclaration conjointe, bilatérale, de cessez-le-feu qui aurait permis l’établissement d’un mécanisme commun de suivi de sa mise en œuvre, permettant d’agir rapidement en cas d’incident. Plus profondément, le PCP exige du gouvernement des engagements sociopolitiques comme préalables à des négociations, alors que ce dernier considère qu’ils devraient être l’objet même des négociations.
En ce qui concerne les négociations avec les mouvements musulmans à Mindanao, un accord avait été signé entre la précédente administration Aquino et le Front de libération islamique moro (MILF), pour la création d’une nouvelle entité sous la gouvernance de ce dernier. Cet accord exigeait une réforme constitutionnelle et n’a pas trouvé de majorité au Congrès avant l’élection présidentielle qui a conduit Duterte au pouvoir.
Bien des intérêts établis ont miné l’accord conclu avec le MILF ; mais ledit MILF n’a, pour sa part, ni voulu ni pu donner des garanties sur les droits dont bénéficieraient les communautés lumads (tribus montagnardes), les villages et populations chrétiennes, les autres organisations musulmanes, à commencer par le Front de libération national moro (MNLF).
A la direction du MILF et du MNLF se trouvent aujourd’hui de puissants clans politiques, de très riches hommes d’affaires. Ils sont notamment liés aux groupes miniers et forestiers qui exploitent les richesses de Mindanao, souvent au détriment des populations locales. Les développements actuels montrent aussi que les deux grands fronts musulmans n’ont pas été à même de bloquer l’affirmation d’un courant islamiste fondamentaliste très agressif.
L’un des enjeux les plus importants de l’élection de Duterte était précisément la question des négociations de paix. Il a relancé le processus avec le PCP et a initié un nouveau cadre de pourparlers à Mindanao, ouvert cette fois à tous les acteurs concernés : le MILF évidemment, mais aussi le MNLF, des représentants de lumads et autres communautés… Ce processus risque d’être aujourd’hui remis en cause.
L’échec des négociations passées (avec le PCP ou les organisations musulmanes armées) renvoie notamment à une question démocratique fondamentale : elles sont menées au sommet, en secret, sans implication des populations. Lesdites populations sont invitées à avaliser a posteriori un accord à la rédaction duquel elles n’ont pas participé.
Nous – le RPM-M et l’Armée révolutionnaire du peuple (RPA) – sommes aussi engagés à Mindanao dans un processus de paix. Nous avons impliqué les populations locales dans les pourparlers, quand ils ont eu lieu, et nous les rendons juges d’éventuels accords intermédiaires qui les concernent au premier chef. Nous ne menons aucune opération offensive contre le gouvernement ; notre posture est défensive : assurer notre protection et celles des communautés où nous sommes implantés. Malheureusement, nous sommes confrontés à la militarisation de la société, à la guerre de Marawi, à la loi martiale… L’un de nos cadres, le camarade Ruben, a été assassiné, en mars dernier, par des forces gouvernementales, dans la province de Lanao del Norte. Nous en appelons à la solidarité internationale pour faire pression sur le gouvernement philippin afin qu’il lève immédiatement la loi martiale à Mindanao et ne l’étende pas à d’autres régions du pays [5].
Dans ces conditions, comment pourrions-nous désarmer ? Mais nous soutenons le combat mené par la société civile pour créer les conditions d’une paix durable à Mindanao, où la population a durement souffert de décennies de conflits. La guerre de Marawi, pas sa violence même, peut susciter un mouvement de rejet qui donne un souffle nouveau à cette lutte, rassemblant les trois peuples de notre île : moros, lumads et descendants des colons philippins chrétiens venus, initialement, du Nord et du Centre de l’archipel.