Le paysage social au Maroc est marqué par la multiplicité des contestations qui ont connu un essor bien avant le M20F et qui n’ont pas cessé. Des dynamiques nouvelles émergent en réaction aux politiques antipopulaires généralisées traduisant un ras le bol profond et la recherche de nouvelles possibilités de lutte. Sans que pour autant les obstacles à la transformation du rapport de force soient levés.
En 2011, Le Mouvement du 20 février (M20F) est né suite à un appel sur les réseaux sociaux appelant à manifester ce jour-là. Il mettait en avant l’exigence d’une constitution démocratique, la dissolution du parlement et la destitution du gouvernement, la fin de la corruption et de l’impunité pour les responsables du pillage, de la dilapidation des richesses et des crimes politiques, la libération de tous les prisonniers politiques, la reconnaissance de la langue amazigh comme langue officielle, l’intégration des diplômés chômeurs, l’augmentation des salaires et du dans ce cadre du salaire minimum.
Les mobilisations ont eu un caractère national et de masse sans pour autant inverser le rapport de forces. Le pouvoir a su combiner répression partielle, manœuvres et tolérance des manifestations, pour éviter toute radicalisation. Il a accordé des concessions (accord en avril avec les syndicats, embauche de milliers de diplômés-chômeurs, augmentation des salaires dans certains secteurs…) et pris des initiatives politiques (dissolution du parlement, réforme constitutionnelle, nouvelles élections), en récupérant à sa manière les revendications du mouvement.
Il a assumé une position de fermeté, posant de fait, la nécessité d’un affrontement global qui ne faisait pas consensus au sein des forces présentes ou en soutien au M20F. Le lendemain du referendum portant sur la « réforme constitutionnelle » (adoptée à… 97 %), où les petites concessions formelles ne changent rien au pouvoir exécutif de la monarchie, le mouvement s’est retrouvé en situation défensive, malgré le maintien de la mobilisation. Et plus encore, après la tenue des élections organisées quasiment dans la foulée.
La contestation n’a pas pu aller au-delà des manifestations hebdomadaires, vers des grèves et occupations, ni construire à l’échelle nationale sa propre direction de lutte. Mais malgré toutes ces limites, le M20F a mis en avant des revendications contradictoires avec la structure despotique et sa logique de prédation économique. Il a remis en avant la lutte collective et ouvert la voie à une nouvelle légitimité politique basée sur le droit à l’autodétermination du peuple. Il a brisé les tabous et fait reculer la peur.
De nouveaux motifs et terrains de lutte
En réalité, depuis les années 2000, tout devient objet de confrontation : la démolition des bidonvilles, le délabrement des hôpitaux publics, le chômage, l’augmentation des prix et des factures d’eau et d’électricité, la marginalisation de régions entières, les retraites volées et non payées, l’arbitraire généralisé, un enseignement qui exclut, les expropriations des terres, les problèmes de pollution et de transport, etc. Il y a eu une extension géographique des mobilisations, un élargissement des motifs de conflits.
Les quartiers populaires sont devenus un nouvel espace de lutte : les coordinations contre la vie chère qui ont mobilisé bien au-delà des réseaux militants, les mobilisations contre les partenariats public/privé et l’explosion des factures d’énergie, les combats des travailleurs de l’économie informelle et commerçants ambulants (les « farachas »), les résistances face aux opérations de démolition de bidonvilles et aux spéculations immobilières, pour ne citer que ces exemples.
On a pu voir un mouvement de désobéissance civile généralisé contre le payement des factures d’énergie, notamment à Bouarfa. A Tanger, la population s’est soulevée au mot d’ordre de « Amendis [Veolia] dégage ! », en protestation contre les hausses faramineuses des factures d’électricité. En rassemblant des problématiques sociales diverses traduisant une dégradation profonde des conditions de vie, les quartiers jouent un rôle d’« incubateur » de nouveaux mouvements sociaux qui interagissent, à un degré ou un autre, entre eux.
Les luttes contre l’austérité s’étendent. Ainsi, la coordination des enseignants stagiaires et, avant elle, celle du personnel médical en formation ont mené, sans structure syndicale préétablie, des luttes massives et coordonnées contre les mesures gouvernementales (qui réduisaient les allocations d’étude de 50 % et remettaient en cause l’intégration dans la fonction publique) et pour la défense du droit à l’éducation et la santé. Actuellement, pour des motifs similaires, se mobilisent des milliers de diplômés des écoles normales supérieures. Là aussi, les formes de mobilisation et les slogans s’inspirent du M20F
Le réveil du « Maroc inutile », où la disparition ou quasi inexistence des services publics, combinées à la violence et à l’arbitraire traditionnels du makhzen, ont donné lieu à de fortes confrontations, voire parfois des quasi soulèvements : Bouarfa, Figuig, Chlihat, Ait Bouayach, Imzouren, Hoceima, Taza, Imider, des communes de la région de Khénifra, Midelt, Khouribga… et bien d’autres endroits. A Sidi Ifni, dans le sud, on a assisté en 2008 à une longue lutte de toute la population, dont la jeunesse est condamnée au chômage et qui voit les rares services publics disparaître les uns après les autres, pendant que les généraux pillent les richesses maritimes. Une dynamique semblable s’observe dans les régions montagneuses où l’on exige le désenclavement des routes, l’accès aux soins, à l’eau potable, à l’électricité, la fin de la spoliation des ressources ou des pollutions des exploitations minières. Ainsi à Imider, depuis 1996 et quasiment sans interruption depuis six ans, s’est développée une lutte exemplaire, auto-organisée, contre l’accaparement des sources d’eau par un holding royal pour l’exploitation du minerai de fer et contre le niveau de pollution qui en résulte.
Ces résistances sont combatives, assument la confrontation avec l’appareil répressif, mobilisent des secteurs populaires divers, parfois sans traditions de lutte et où la jeunesse populaire et les femmes jouent un rôle déterminant. Elles portent sur des revendications qui ne sont pas solubles dans la « façade démocratique ». Elles ont acquis une maîtrise des réseaux sociaux qui leur donnent une visibilité et un écho immédiats, et permettent parfois structurer d’organiser des mobilisation, loin des cadres établis.
Ce contexte général permet de comprendre pourquoi il n’y a pas eu de trêve sociale durant et après la séquence électorale d’octobre 2016. La mobilisation contre la réforme des retraites, réprimée en pleine campagne électorale, est à nouveau en chantier, portée par des coordinations unitaires qui dépassent les paralysies syndicales. Dans plusieurs villes, il y a de nouveaux combats contre la hausse des prix. Les mobilisations populaires contre la « hogra » (l’arbitraire), à Hoceima dans le Rif et dans plusieurs autres villes, après la mort le 28 octobre de Mouhcine Fikri, broyé dans une benne à ordure après que ses poissons ont été confisqués par les autorités, soulignent l’illégitimité sociale de ceux d’en-haut.
Le mouvement du 28 octobre, constitué en référence à ces mobilisations, témoigne d’un ras-le-bol général qui cherche les voies de son expression. Les luttes des diplômés-chômeurs, malgré une forte répression, s’installent dans la durée. Une large campagne pour la défense de l’école publique et gratuite est en train de s’organiser au sein de la jeunesse scolarisée. Ce climat social accumule les ingrédients de confrontations majeures. Pour autant, les limites et difficultés sont nombreuses.
Un problème d’unification, d’organisation et de perspectives
La plupart des mobilisations restent sectorielles, locales, isolées et donc n’aboutissent pas. Elles sont confrontées à une stratégie de guerre d’usure, de répression visant à empêcher leur extension. Pour partie, elles sont plus l’expression d’un ras-le-bol profond qu’une réponse organisée à l’agenda gouvernemental. Les résistances les plus déterminées ont souvent lieu dans des villes petites et moyennes villes les bureaucraties et médiations politiques sont moins prégnantes et les solidarités sociales plus fortes. Dans les grandes villes confrontées à des logiques massives de précarité et de survie, la dynamique de mobilisation reste conjoncturelle et proportionnellement moins importante.
Dans les entreprises publiques, les résistances face aux contre-réformes libérales ont été pour l’essentiel défaites. Face à la restructuration et la diversité des statuts professionnels, à la montée très forte de la précarité avec la multiplication des agents contractuels, à la dégradation extrême des conditions de travail, aux processus de privatisation menés depuis les années 1980, des stratégies syndicales de paix sociale ont accompagné les reformes, le plus souvent sans combat.
Dans le privé, le mouvement syndical est quasi inexistant et fortement réprimé dés les premières tentatives d’organisation. Si l’on assiste à des luttes prolongées (à l’Office chérifien des phosphates, dans les mines, les raffineries de pétrole, certaines exploitations agricoles, le secteur textile…), elles sont généralement défensives, portent sur des revendications élémentaires (comme parfois seulement l’application du code de travail) et sont confrontées au lockout patronal et à l’emprisonnement des syndicalistes. Il y a une crise majeure des outils de lutte syndicale, qui disposent d’une base très réduite et ne jouent plus un rôle majeur dans les affrontements sociaux et de classe.
La combativité qui s’exprime dans les résistances populaires, les formes d’organisation adoptées ne débouchent pas nécessairement sur des cadres nouveaux et stables, porteurs d’une dynamique de reconstruction du mouvement ouvrier et populaire. Des couches militantes se forgent à partir des questions sociales et démocratiques mais sans qu’une avant-garde ne se stabilise. Les formes de politisation expriment une volonté de justice sociale, de dignité collective, la fin de la corruption, du despotisme, du respect des droits, mais ont du mal porter une perspective d’ensemble.
Après une longue dégradation des rapports de forces, la situation est traversée de processus contradictoires. Des forces nouvelles font l’apprentissage du combat social et démocratique, de l’action collective directe, mais sans que la fragmentation sociale et géographique des mobilisations soit surmontée, et sans qu’émergent de nouveaux processus d’organisation politique en mesure d’influer positivement sur les dynamique en cours. En même temps, un phénomène de délégitimation du pouvoir absolu s’est enclenché et les éléments d’une rébellion sociale et démocratique sont en train de s’accumuler, se renforcer et se combiner, au-delà des apparences immédiates et du poids du passé.
Mohamed Aboud, militant de l’organisation Tahidi
Source : NPA