En 1860 parut à Amsterdam le roman Max Havelaar ou les ventes de café de la compagnie commerciale des Pays-Bas. L’auteur de ce chef-d’œuvre, le seul roman de qualité du XIXe siècle néerlandais, était un ancien fonctionnaire des Indes Orientales Néerlandaises. Il le publia sous le pseudonyme de Multatuli, latin pour « j’ai beaucoup souffert ». C’était un peu exagéré, mais il n’exagérait certainement pas quand il fustigeait dans son roman le régime colonial néerlandais, avec ses méthodes esclavagistes, dont le « cultuurstelsel », un système de travail forcé qui remplissait les caisses des seigneurs commerçants établis à La Haye et à Amsterdam. Il nommait son petit pays « près de la mer un royaume pirate » et, s’adressant au roi Guillaume III, lui demandait s’il acceptait « qu’au-delà des mers plus de trente millions de vos sujets soient opprimés et pressurés en Votre Nom ? ». Si cet écrivain romantique a souffert comme son pseudonyme le prétend, c’est plutôt par les dettes qu’il accumulait. Son roman fut écrit en quelques semaines dans une petite chambre sous les combles du bistrot Le Prince Belge, dans la rue de la Montagne à Bruxelles.
De son vrai nom, Multatuli s’appelait Edward Douwes-Dekker (1820-1887). Son roman, qui a donné son nom à une organisation de « commerce équitable », était d’une modernité surprenante, non seulement par son sujet, mais précisément par sa structure : il est en même temps un document, un message et un pamphlet. Son style est ou bien romantique ou bien réaliste et ne manque pas d’ironie. La langue est spontanée, loin de tout académisme. On y trouve une histoire basée sur des éléments autobiographiques, la fameuse harangue aux chefs indigènes de Lebak, et une histoire d’amour tragique, celle de Saïdja et Adinda dans laquelle on lit la phrase suivante : « Un jour que les insurgés venaient de subir une nouvelle défaite, il errait dans un village tout juste reconquis par l’armée néerlandaise et par conséquent, en flammes ». Ces méthodes des armées impérialistes sont toujours en vigueur.
Multatuli s’en prenait aussi à l’hypocrisie calviniste qui marquait la société bourgeoise néerlandaise. Les noms qu’il donne à certains personnages expliquent leur mentalité, comme p.e. Batavus Droogstoppel, dont le prénom renvoi aux ancêtres gaulois, les Bataves, et dont le patronyme pourrait se traduire par Chaume-Sec, une personne égoïste, prosaïque et mesquine. Un autre personnage s’appelle Gaafzuiger (suceur de don ou de talent, un exploiteur), tandis qu’un pasteur s’appelle Wawelaar (Bla-Bla), etc. L’Oulipo, l’Ouvroir de Littérature Potentielle, à connu des prédécesseurs et on en trouve quelques éléments dans le Max Havelaar, comme la liste Perecquienne des 147 titres d’articles écrits par Stern, le narrateur. Droogstoppel, fidèle à son nom, fait suivre certains de ces titres par un commentaire. Quelques exemples : « Du recul de la civilisation depuis l’avènement du christianisme. » (Pardon ?) ; « Des droits de douane, comme étant inefficaces, indécents, injustes et immoraux. » (Voilà une chose dont je n’avais jamais entendu parler.) ; « De la prostitution dans le mariage. » (Un écrit scandaleux.) ; « De l’invention de la chasteté. » (Je ne comprends pas.) ; « De l’existence d’un Dieu impersonnel dans le cœur humain. (Un mensonge infâme.)
Mais ne croyez pas que Multatuli était un révolutionnaire anticolonialiste ! Au contraire. Il ne voulait pas abolir la présence des Pays-Bas en Indonésie, mais la réformer. Ce ne sont pas en général les révolutionnaires qui écrivent de bons romans.
Max Havelaar a été traduit par Philippe Noble et publié par Actes Sud / Babel.