Le drame qui se joue aux portes de l’Europe depuis quelques semaines peut sembler déroutant : ils et elles sont des milliers à échouer sur les plages d’Italie et de Grèce dans des conditions dramatiques. Plus de 100 000 migrant-e-s ont accosté dans les îles grecques en juillet, soit trois fois plus que l’année précédente pour le même mois. Et quand elles ne coulent pas, les embarcations de fortune continuent d’arriver en provenance du Soudan, d’Érythrée et d’Afrique subsaharienne, de Libye, d’Irak, de Syrie, d’Afghanistan, etc. L’Allemagne a récemment annoncé s’attendre à recevoir jusqu’à 800 000 demandes d’asile cette année, soit quatre fois plus que l’année dernière, tandis que l’UE parle de « plus grave crise migratoire depuis la Deuxième guerre mondiale ».
La situation, par ailleurs grossie par l’effet de loupe médiatique et son vocabulaire du désastre (on nous parle de « crise », de « vagues » de migrant-e-s, d’une Europe « submergée », etc.), n’est pourtant pas « inédite ». La Commission, qui s’attendait d’ailleurs à cette envolée estivale des chiffres de la migration, a ainsi publié en mai dernier un « Agenda européen sur les migrations »[1] se voulant « une réponse immédiate à la situation de crise en Méditerranée ». Centré cependant sur le paradigme déjà éprouvé de la lutte contre « le passeur », ce vil personnage si dangereux pour la sécurité de l’Europe, le document ne contenait aucune mesure qui dépasserait la logique du refoulement et de l’immigration sélective, si ce n’est quelques aménagements d’ordre symbolique[2]. Le résultat de cette politique de non-migration se dévoile aujourd’hui sous nos yeux.
En effet, depuis lors, la tension n’a fait que s’intensifier aux frontières tant extérieures qu’intérieures de l’Union, comme l’illustre la situation dans les camps de Calais ou Vintimiglia, établis pour résister au refoulement des migrant-e-s par les polices nationales en violation des accords de Schengen[3]. La semaine dernière à Kos, une île de 30 000 habitant-e-s qui abrite en ce moment 7000 migrant-e-s, l’absence de structures d’accueil a provoqué des échauffourées parmi les migrant-e-s démuni-e-s, entraînant des interventions brutales de la police. Au large des côtes, on a même vu des hommes masqués, vraisemblablement des garde-côtes, couler des embarcations bondées afin de les empêcher d’arriver à bon port, tandis que sur terre les autorités attisent la tension inter-communautaire en octroyant un statut préférentiel aux Syrien-ne-s. La crise de nerfs contamine aussi les pays frontaliers non membres, comme la Macédoine, où on a pu voir l’armée disperser les migrant-e-s à coups de gaz lacrymogène après que le gouvernement ait décrété l’État d’urgence.
Pire encore, intramuros (et c’est bien le cas de le dire), la réponse n’a jusqu’à présent consisté qu’à brandir la menace sécuritaire, voire, celle d’un mythique « grand remplacement »[4]. Déjà en juin, la Hongrie annonçait la construction d’un nouveau mur pour fermer sa frontière avec la Serbie alors que la Ligue du Nord italienne appelait à des manifestations « anti-migrant-e-s » et promettait des primes aux communes refusant d’en accueillir. La Slovaquie affirme quant à elle pouvoir accueillir des migrant-e-s pour autant qu’ils/elles ne soient « pas musulman-e-s », sous prétexte qu’il n’y aurait « pas de mosquées » dans le pays… Ainsi, en plus d’être désastreuse, irresponsable et inefficace, la politique du refoulement européenne a pour corollaire replis sur soi xénophobe et amalgames racistes du type migrant = criminel, assaillant avide d’instaurer le chaos (si pas la charia) sur un Continent par ailleurs en crise et qui ne peut accueillir « toute la misère du monde ».
Pourtant, les dirigeant-e-s européen-ne-s ne semblent pas pressé-e-s de revoir leur copie, ne fût-ce que pour s’épargner le coût politique d’une éventuelle crise humanitaire à leur frontières, tout occupé-e-s qu’ils/elles sont à nous faire avaler la pilule de l’asphyxie des économies européennes. En Belgique, on a récemment vu le Secrétaire d’État à l’Asile et aux Migrations Théo Francken déclarer qu’il fallait créer des places d’accueil pour demandeu-r/se-s d’asile et qu’un « pays sans immigration est désastreux ». Mais il faut craindre que le pompier-pyromane ne parviendra ni à répondre à la nouvelle crise de l’accueil qu’il a lui-même créée en fermant les centres ni à éteindre l’incendie xénophobe qu’il attise depuis le début de son mandat.
Chez nous et partout en Europe, il appartient donc à toutes les forces progressistes, organisations, collectifs, partis, syndicats et associations, de botter le train à la dérive xénophobe et sécuritaire en redonnant un sens au mot « solidarité ». Le monde académique soutient déjà le mot d’ordre d’ouverture des frontières extérieures au motif (insuffisant) que toutes les projections alarmistes sur « la grande invasion » et autres effets pervers supposés contredisent la réalité empirique[5]. S’il est vrai qu’une telle mesure constituerait un pas en avant fondamental, elle doit impérativement s’accompagner d’une série d’autres, à commencer par l’ouverture des frontières intérieures, afin de permettre aux migrant-e-s de rejoindre la destination de leur choix et de désengorger des pays frontaliers débordés. Si « liberté de circulation des personnes » il y a, elle doit s’appliquer à tou-te-s et le désastre des camps de Calais et Vintimglia doit cesser. Par ailleurs il ne peut y avoir de liberté de circulation sans fermeture des centres de rétention, hauts lieux de détention administrative arbitraire et indigne.
Notons enfin qu’il serait vain d’attendre de l’Union européenne une politique d’asile harmonisée « humaine » et « équitable ». Toutes les prémices d’accord en ce sens n’ont jusqu’à présent mené qu’à un nivellement par le bas des conditions d’accès à la procédure, d’accueil et de traitement. On ne peut pas non plus tolérer que les personnes déboutées des procédures existantes soient laissées sans statut ni protection et jetées en pâture aux sur-exploiteurs qui les instrumentalisent pour revoir à la baisse nos conditions de vie à tou-te-s. Pour être réalistes, il faut donc exiger l’impossible, soit un statut pour tou-te-s, et renforcer le combat des collectifs de migrant-e-s et demandeu-r/se-s d’asile débouté-e-s déjà organisé-e-s. La solidarité avec les demandeu-r/se-s d’asile ne doit en aucun cas alimenter l’idée entretenue par la machinerie européenne, selon laquelle certain-e-s migrant-e-s auraient légitimement droit à un statut et d’autres pas. Qu’elle soit politique ou économique, l’immigration plonge ses racines dans les politiques (néo-)coloniales des États européens, et à mêmes causes, mêmes solutions.
Au-delà des appels à « l’humanité », à des « droits humains » abstraits et du pragmatisme sur les bienfaits de l’immigration pour nos économies, c’est du modèle de société dans lequel nous voulons vivre dont il retourne. Nous devons refuser les murs de bétons et les barricades sécuritaires qui sont en train de faire de la Méditerranée la plus vaste la fosse commune jamais vue et se retournerons un jour contre nous. Nous devons refuser l’existence de différentes catégories de citoyen-ne-s – avec, sans-papiers, intermédiaires – qui favorise la mise en concurrence et le nivellement par le bas de nos droits à TOU-TE-S. Ce n’est qu’ensemble et à armes égales que nous pourrons lutter pour nos droits collectifs et pour renverser le rapport de force en faveur de la majorité sociale.
[1] Le document est disponible ici : http://ec.europa.eu/dgs/home-affairs/what-we-do/policies/european-agenda-migration/background-information/docs/communication_on_the_european_agenda_on_migration_en.pdf.
[2] Sous forme de vagues promesses d’une répartition équilibrée des nouveaux arrivants au sein des pays membres – sans que les modalités en soient définies – et de la création de 20 000 places d’ici 2020 pour les réfugié-e-s bénéficiant déjà d’un statut auprès du HCR, un nombre dérisoire au regard de ceux exposés plus haut. Le renforcement – dérisoire lui aussi – du budget dédié aux opérations de sauvetage est évidemment assorti d’un élargissement des prérogatives de l’agence para-militaire Frontex, instrument clé de l’Europe forteresse, Idem.
[3] Voir notamment http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20150615.OBS0808/migrants-bloques-a-vintimille-l-italie-face-a-la-trahison-de-la-france.html et https://paris-luttes.info/les-migrants-a-vintimille-la-3580. Dans le cas de Calais, il ne fait aucun doute que la tension montera encore d’un cran suite aux accords nauséabonds signés la semaine dernière par les ministres de l’Intérieur français et britannique : http://www.lefigaro.fr/international/2015/08/20/01003-20150820ARTFIG00048-migrants-a-calais-des-policiers-britanniques-vont-etre-deployes.php.
[4] Un argument, pour le moins infondé, voir notamment ici : https://quartierslibres.wordpress.com/2015/08/21/vague-de-migrants-sans-precedent/.
[5] Voir notamment le plaidoyer publié ici : http://bibliobs.nouvelobs.com/idees/20150626.OBS1607/soyons-realistes-10-raisons-d-ouvrir-les-frontieres.html.