Dans sa critique du Mouvement flamand de 1895, le socialiste August Vermeylen, écrivain et critique culturel, donne comme exemple de la myopie de la majorité des flamingants la question de la reprise par l’État belge du Congo de Léopold II. En discutant cette reprise éventuelle, l’Union Nationale Flamande (Nationaal Vlaams Verbond) exige que les lois, arrêtés, décrets et communiqués concernant la colonie doivent être promulgués simultanément en Flamand et en Français et cela aussi bien en Belgique qu’en Afrique. Dans ce cas, seulement le Congo peut être repris par la Belgique. Vermeylen, défenseur des droits flamands, se demande pourquoi par rapport à la très importante question coloniale on ne pose pas une des nombreuses raisons qui peuvent approuver ou rejeter la reprise : on ne se pose pas la question s’il s’agit par exemple d’une intrigue financière et encore moins si toute politique coloniale, malgré les paravents mensongers derrière lesquels elle se cache, n’est pas un acte odieux de notre « civilisation ». Notons que peu de socialistes en Belgique (et ailleurs) ont critiqué le colonialisme comme une infamie.
Pour Vermeylen, cet exemple montre que le Mouvement flamand de son temps (et plus tard) ne s’occupait que de la question linguistique, sans prendre en compte la question sociale. Pour ce mouvement qui prétendait en accord avec son idéologie romantique que « la langue est tout le peuple », il fallait éduquer le peuple inculte, non conscient de son « essence », de sa particularité par rapport aux autres peuples, dans « sa » langue (c’est-à-dire celle de son élite petite-bourgeoise). Ainsi éduqué, l’élévation du peuple flamand conduira à son l’élévation matérielle. Contre cette conception idéaliste August Vermeylen remarque qu’on peut aussi bien dire le contraire : l’émancipation sociale est une condition pour s’élever culturellement. Être commandé par une élite qui parle ta langue et par des entrepreneurs qui s’adressent à leurs travailleurs dans leur langue ne résout rien de fondamental. Le mouvement socialiste à commis la faute inverse en invoquant le bifteck d’abord et en considérant la question flamande comme secondaire ou pire.
Notons qu’aujourd’hui la Flandre autonome s’adresse en Flamand à son peuple, mais un Flamand néolibéral. Puisque la question linguistique ne peut plus fonctionner comme carburant pour mobiliser le peuple, ce langage néolibéral utilise le chauvinisme populiste pour appliquer son programme économique : les Wallons fainéants ne pensent qu’à faire la grève et de voler le fric flamand.
Revenons à notre belle colonie africaine. Je me rappelle que les plaques indicatrices des rues à Léopoldville (l’actuelle Kinshasa) étaient bilingues Français et Flamand, et non pas Français et Kikongo (ou Lingala), ce qui aurait été plus logique selon le point de vue de « la langue est tout le peuple ». Mais nos colonisateurs francophones et flamands étaient chez les sauvages : il faillait les éduquer selon les premiers dans la langue de Molière, seule langue selon le cardinal Mercier qui peut exprimer les subtilités philosophiques, tandis que les derniers étaient contents de circuler sur le Albert-I-laan, et non pas seulement sur le Boulevard Albert I. Madame Collette Braeckman, journaliste au Soir, a prétendu un jour que les missionnaires au Congo (en grande majorité flamands) préféraient apprendre à lire et écrire aux enfants noirs dans leurs langues régionales et non pas en français (langue culturelle universelle par excellence), par idéologie flamingante (le Mouvement flamand avait la même exigence en Flandre).
Il y avait naturellement une certaine vie culturelle flamande dans notre somptueux territoire d’outre-mer. Les flamands avaient une presse et des cercles artistiques. Une chercheuse de l’université de Gand, Bambi Ceuppens, s’est penchée dans une étude volumineuse sur la communauté flamande au Congo, sous le titre « Congo made in Flanders – Koloniale Vlaamse visies op ‘blank’ en ‘zwart’ in Belgisch Congo » (Congo made en Flandre –Visions coloniales flamandes sur ‘blanc’ et ‘noir’ au Congo Belge, Academia Press, Gand 2003). Elle s’est interrogée sur l’influence du flamingantisme sur les cultures, ethnicités et langues congolaises tout en se penchant sur la place que les coloniaux flamands s’attribuaient dans cette société biraciale qu’était le Congo. Dans la deuxième partie de son étude elle s’occupe de la Flandre postcoloniale. Il se passe des drôles de choses. Par exemple, pendant la période coloniale les néerlandophones prétendaient être moins racistes que les francophones, tandis qu’aujourd’hui on entend dire le contraire par les francophones, mélangeant immigrés musulmans avec Congolais. Être plus raciste ou moins raciste c’est quand même être raciste. On n’est pas plus ou moins enceinte. A première vue le racisme belge semble aussi compliqué que l’État sur lequel il fleurit. Mais détrompez-vous.
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