Face à la crise systémique très grave du capitalisme, une alternative marxiste-révolutionnaire est objectivement urgente. Mais il faut tenir compte du fait que nous sommes dans une nouvelle période historique de conscience et d’organisation où la référence à la révolution russe et la lutte contre sa dégénérescence stalinienne ne sont plus des facteurs déterminants. Partout se pose la question de la construction de nouveaux partis, de nouvelles expressions politiques des luttes et des aspirations de la majorité sociale.
Les courants politiques issus de la période précédente n’ont pas disparu pour autant. Certains s’investissent dans les nouvelles expressions politiques, les nouveaux partis, tels que Syriza en Grèce. D’autres cherchent le chemin de leur propre adéquation aux caractéristiques de la période. De nouvelles collaborations apparaissent, l’espoir du changement renaît. Mais les grandes questions stratégiques demeurent. En particulier, un point commun décisif entre hier et aujourd’hui reste plus que jamais l’impossibilité de satisfaire les besoins des exploité.e.s et des opprimé.e.s sans remettre en cause le système capitaliste et ses lois.
Cette remise en cause – rendue encore plus impérieuse et urgente par la crise écologique – ne peut venir d’élus dans les parlements. Elle nécessite une stratégie extra-parlementaire basée sur l’unité, la mobilisation et l’auto-organisation de la classe ouvrière, de la jeunesse et des femmes. Et cette mobilisation à son tour nécessite un programme qui lie les revendications immédiates à des réformes de structure amenant en pratique à la conclusion qu’il faut abolir le capitalisme et démanteler les institutions étatiques qui en assurent la protection (armée, corps répressifs, magistrature, corps des hauts fonctionnaires, etc.).
Au fil du temps, les Partis communistes ont abandonné cette perspective, alors qu’elle était à la base de leur création. Notre site publie une série de quatre articles qui revient sur l’origine et les caractéristiques de leur évolution vers la social-démocratie à travers la ligne des « Fronts populaires » et en examine les répercussions actuelles, notamment dans le cas de Syriza. Cette contribution traite non seulement des partis issus directement de l’Internationale Communiste mais aussi des organisations issues du courant « marxiste-léniniste » auquel appartenait le PTB, dont l’évolution dans un certain nombre de pays est analogue à celle des PC (LCR-web)
- 1934, le grand tournant
Au fil du temps, tous les partis communistes ouest-européens ont abandonné de plus en plus clairement la stratégie internationaliste de lutte révolutionnaire pour le socialisme au profit d’une stratégie nationale, gradualiste et parlementaire, analogue à celle de la social-démocratie. L’évolution a été lente, elle n’a pas été linéaire – elle a même connu des reculs temporaires dans certains pays – et elle n’a pas encore été poussée partout jusqu’à la conséquence ultime, qui est l’intégration pure et simple au jeu parlementaire bourgeois. Mais elle a été générale.
Le PCI, le KKE et les autres
Toute une série de cas de figure se présentent aujourd’hui. Le stade de l’intégration pure et simple a été atteint par le plus grand parti communiste d’Europe occidentale, le PCI : au terme d’un long processus, et après une phase « eurocommuniste » (sur laquelle on reviendra plus loin), il a décidé en 1991 de se saborder pour fonder le Parti Démocratique de la Gauche (PDS).
A l’autre extrémité du spectre, le PC grec, effrayé par l’exemple italien, déstabilisé par le bilan de sa participation gouvernementale de 1989 (avec la Nouvelle Démocratie et sans le PASOK !), s’est séparé en 1991 de son aile « eurocommuniste » (Synaspismos) pour protéger son identité par une politique ultra-sectaire. Cette stratégie du bunker lui a permis de survivre jusqu’aujourd’hui mais elle n’offre aucune alternative d’ensemble au monde du travail (comme le montre le fait que le KKE a refusé récemment de soutenir un gouvernement dirigé par Syriza, et même de discuter de ce soutien).
Entre ces deux extrêmes – PCI et KKE – il y a en Europe occidentale autant de variantes que de PC nationaux. Mais toutes ont en commun ceci : la position institutionnelle et la stratégie électorale en tant que parti national priment en dernière instance sur les intérêts de classe de la masse des travailleurs et travailleuses. Comment en est-on arrivé là ?
Front populaire, mythe et réalité
Cette évolution trouve son origine dans le tournant vers le « Front populaire » décidé en 1934 lors du septième – et dernier- congrès de l’Internationale Communiste. Les militants des PC qui refusent l’enlisement social-démocrate de leur parti contestent généralement que celui-ci remonte si loin dans le passé. Le Front populaire, pour eux, c’était plutôt l’âge d’or où leur courant politique influençait largement le mouvement ouvrier dans son ensemble et s’appuyait sur les luttes pour forcer la social-démocratie à sortir de sa politique de collaboration de classe. Pour ces camarades, le Front populaire est ce qui a permis de gagner les congés payés, les conventions collectives et la semaine de 40 heures.
Il faut dire que cette image est très répandue, bien au-delà des rangs communistes. Elle est notamment diffusée par les grands médias, ce qui conforte les militants des PC dans la conviction que la social-démocratisation de leur famille politique peut avoir toutes sortes de cause, mais sûrement pas celle-là. Seulement voilà : cette image ne correspond pas à la réalité historique !
1933, défaite sans combat
En quoi consistait le tournant du 7e congrès? Pour répondre, il convient de rappeler le contexte de l’époque. Les nazis venaient d’arriver au pouvoir en Allemagne. Des milliers de communistes, de socialistes, de syndicalistes étaient massacrés. Le mouvement ouvrier le plus puissant d’Europe -et du monde- était écrasé, pulvérisé sans avoir livré bataille.
La responsabilité du PC allemand (KPD) dans la défaite était immense. En effet, pendant les huit années qui avaient précédé la victoire d’Hitler, il avait refusé d’appeler au front unique ouvrier contre la menace national-socialiste et mené une politique de division absurde, en martelant que la social-démocratie était « social-fasciste », que c’était « l’arme principale de la bourgeoisie » contre la classe ouvrière, et que la gauche social-démocrate était « l’ennemi principal » du Parti communiste. Le KPD avait été jusqu’à l’alliance de fait avec les nazis contre la social-démocratie : en septembre 1931, il appuyait le « référendum brun » que le parti de Hitler organisait en Prusse pour renverser la majorité social-démocrate au niveau de ce Land !
Ne tirant aucune leçon de l’Italie mussolinienne, les dirigeants du KPD avaient répété stupidement, pendant des années, que la victoire des nazis serait de courte durée et que leur gouvernement s’effondrerait rapidement, ouvrant aux communistes la voie du pouvoir… On sait, hélas, ce qu’il en est advenu : les nazis sont passés sur le mouvement ouvrier allemand comme un tank.
Front unique ou front populaire ?
Après le désastre de janvier 1933, le désarroi était à son comble. Non seulement dans ce qui restait de la direction du KPD, réfugiée à l’étranger, mais aussi et surtout dans les hautes sphères, à Moscou. En effet, cette politique ultragauche insensée (dite « de l’offensive », ou « de la troisième période »), avait été dictée par les responsables de l’Internationale Communiste (IC) et, à travers eux, par Staline en personne.
Une fois Hitler au pouvoir, Staline a pris peur, car le danger d’une guerre contre l’URSS augmentait manifestement. Que faire ? La réponse à cette question aurait dû être d’appeler partout, et de toute urgence, à l’unité de combat des socialistes et des communistes contre la peste brune. Cette politique de « front unique ouvrier » avait été élaborée lors des 3e et 4e congrès de l’IC, et mise en pratique avec un certain succès par le parti allemand en 1922 et 1923. C’était la stratégie par excellence pour organiser efficacement la défensive, rendre ainsi confiance aux travailleurs, et créer les conditions d’une contre-offensive ultérieure.
Mais Staline a fait un autre choix : au front unique ouvrier, il a préféré l’alliance avec les partis bourgeois « démocratiques », opposés au fascisme. C’était ça, le « front populaire », et il a été adopté comme orientation sans aucun bilan de la ligne suivie précédemment…
Une logique terrible
Ce choix avait une logique terrible: il ne s’agissait plus d’aider les partis communistes des différents pays à développer dans les luttes une orientation internationaliste visant à étendre la révolution hors d’URSS, seul moyen d’empêcher la guerre ; il s’agissait au contraire de subordonner la lutte des classes à la diplomatie du Kremlin en direction des bourgeoisies « démocratiques » de ces pays, dans l’espoir que celles-ci renonceraient à la guerre contre l’URSS.
Du coup, les PC abandonnaient la perspective de la conquête du pouvoir par une épreuve de force extra-parlementaire basée sur la mobilisation des travailleurs pour leurs revendications. Ils la remplaçaient par la perspective d’une participation gouvernementale avec des partis bourgeois sur base d’un programme de réformes acceptable par ceux-ci, la mobilisation des travailleurs servant seulement de force d’appoint, à maintenir dans certaines limites.
D’autre part, pour les partis bourgeois « démocratiques », ce Front populaire présentait l’intérêt de canaliser la mobilisation des travailleurs et de brider leurs revendications. Un avantage non négligeable au cours des années 34 à 38, où la menace fasciste et la dureté des retombées de la crise capitaliste de 1928 favorisaient une remontée des luttes dans plusieurs pays européens.
Prochain article: Le Front populaire en pratique. France et Espagne
Image : Thierry Tillier