Anticapitalisme ou social-démocratie ?
Nouvelle période, nouveaux partis, vieille question
Face à la crise systémique très grave du capitalisme, une alternative marxiste-révolutionnaire est objectivement urgente. Mais nous sommes dans une nouvelle période historique de conscience et d’organisation où la référence à la révolution russe et la lutte contre sa dégénérescence stalinienne ne sont plus des facteurs déterminants. Partout se pose la question de la construction de nouveaux partis, de nouvelles expressions politiques des luttes et des aspirations de la majorité sociale.
Les courants politiques issus de la période précédente n’ont pas disparu pour autant. Certains s’investissent dans les nouvelles expressions politiques, les nouveaux partis, tels que Syriza en Grèce. D’autres cherchent le chemin de leur propre adéquation aux caractéristiques de la période. De nouvelles collaborations apparaissent, l’espoir du changement renaît. Mais les grandes questions stratégiques demeurent. En particulier, un point commun décisif entre hier et aujourd’hui reste plus que jamais l’impossibilité de satisfaire les besoins des exploité.e.s et des opprimé.e.s sans remettre en cause le système capitaliste et ses lois.
Cette remise en cause – rendue encore plus impérieuse et urgente par la crise écologique – ne peut venir d’élus dans les parlements. Elle nécessite une stratégie extra-parlementaire basée sur la mobilisation et l’auto-organisation de la classe ouvrière, de la jeunesse et des femmes. Et cette mobilisation à son tour nécessite un programme qui lie les revendications immédiates à des réformes de structure amenant en pratique à la conclusion qu’il faut abolir le capitalisme et démanteler les institutions étatiques qui en assurent la protection (armée, corps répressifs, magistrature, corps des hauts fonctionnaires, etc.).
Au fil du temps, les Partis communistes ont abandonné cette perspective, alors qu’elle était à la base de leur création. Notre site publie une série de quatre articles qui revient sur l’origine et les caractéristiques de leur évolution vers la social-démocratie et en examine les répercussions actuelles, notamment dans le cas de Syriza. Cette contribution traite non seulement des partis issus directement de l’Internationale Communiste mais aussi des organisations issues du courant « marxiste-léniniste » auquel appartenait le PTB, dont l’évolution dans un certain nombre de pays est analogue à celle des PC (LCR-web)
3. La guerre rebat les cartes, mais le pli est pris
L’étouffement du mouvement de juin 36 en France et l’écrasement de la révolution espagnole ont ouvert la voie vers la guerre de 1939-45. L’amoncellement d’horreurs au cours de celle-ci a effacé en partie les leçons des luttes d’avant-guerre. D’autant plus que l’URSS et les PC sont sortis de l’épreuve auréolés du prestige de Stalingrad et des combats de la Résistance. Bref, la guerre a rebattu les cartes.
C’est pourquoi les militants communistes peuvent croire que l’alliance d’avant-guerre avec les partis de la droite démocratique était une stratégie exceptionnelle, rendue nécessaire par la menace fasciste, et que la glissade réformiste de leur parti a commencé plus tard.
La facilité avec laquelle le PCF, le PCI et d’autres ont appelé la Résistance à rendre les armes en 1945 – la facilité avec laquelle le PC belge, par exemple, participa après-guerre à un gouvernement de reconstruction nationale et appela les travailleurs à modérer leurs revendications pour « produire d’abord » – montre pourtant qu’il n’en est rien. Le pli d’une stratégie réformiste/gradualiste dans le cadre national était pris, et bien pris, depuis 1934.
Le 25 octobre 1977, après la mort de Franco, le PCE signait les accords de la Moncloa, qui bridaient les revendications de la classe ouvrière espagnole afin de garantir une transition «sereine » vers un régime « démocratique »… sous la houlette de la monarchie. « La démocratie d’abord, les revendications après »: tel était la ligne de Santiago Carrillo, le Secrétaire général. Elle était dans la continuité parfaite de celle de 1936 : « Gagner la guerre d’abord, la révolution après ».
On retrouve la même continuité au PCF. En Mai 1968, il dénonçait la révolte de la jeunesse comme une « provocation » visant à donner à De Gaulle le prétexte d’une répression contre les communistes… En juin 36, il avait dénoncé de la même façon les « provocateurs » et les « aventuriers » qui avaient amplifié les grèves après les accords de Matignon.
Social-démocratisation
Le pli pris en 1934 du fait de la subordination aux intérêts de la couche privilégiée au pouvoir en URSS avait toute une série d’implications à plusieurs niveaux, qu’il vaut la peine d’évoquer rapidement car elles sont caractéristiques de la social-démocratisation.
Première implication : les directions des PC ont remplacé la vision internationaliste du monde à travers la lutte des exploités et des opprimés au profit d’une vision à travers la lutte entre « camps » étatiques rivaux. Pour eux, dorénavant, il y avait d’un côté l’impérialisme le plus dangereux (les Etats-Unis), de l’autre le bloc de l’Est (la patrie socialiste) et ses alliés (changeants au gré des circonstances et pas tous recommandables, loin de là). Cette vision allait déboucher sur le plaidoyer en faveur de la « coexistence pacifique entre les blocs », puis alimenter divers avatars de « campisme » (qui survivent jusqu’aujourd’hui). Entre-temps (1943), Staline avait dissous l’Internationale Communiste, devenue à ses yeux inutile, et même nuisible.
Deuxième implication : un profond changement dans la stratégie syndicale. Former un front avec les partis bourgeois «démocratiques » nécessitait en effet des PC capables de contrôler les revendications ouvrières pour les maintenir dans des limites compatibles avec la collaboration de classe. Cela les a amenés à s’intégrer aux appareils syndicaux, voire à les noyauter, en mettant en sourdine le combat pour la démocratie ouvrière et contre les privilèges bureaucratiques.
Troisième implication: une autre conception de la lutte politique, de la lutte économique et des rapports entre elles. Avant le tournant, la ligne des communistes prenait bien entendu des formes différentes sur le terrain politique et sur le terrain syndical, mais c’était une même ligne, fondée sur l’émancipation économique du monde du travail en tant que condition sine qua non d’un vrai changement. A partir de 1934, de plus en plus, les PC ont repris à leur compte la conception social-démocrate : les syndicats se cantonnent aux relations entre le monde du travail et les patrons, le parti « dirige le front» car il défend un projet global de société. Dans ce cadre, il parle au nom « des syndicats », sans contester ouvertement la pratique de collaboration de classe de leurs appareils. Au contraire, il entretient avec ceux-ci des rapports diplomatiques dans le but d’appuyer ses propres manoeuvres sur le plan politique.
Quatrième implication : comme dans la social-démocratie, le divorce – qui découle de ce qui a été dit plus haut- entre programme minimum (les revendications immédiates) et programme maximum (le socialisme). On continue la propagande pour le socialisme, mais on évite de mettre en avant le programme de réformes de structures anticapitaliste qui pourrait y mener – ou alors on le saucissonne de telle manière qu’il perde sa cohérence.
Enfin, sur un mode plus léger, le tournant a impliqué toute une série de changements de comportement : les dirigeants communistes se sont habillés autrement, exprimés autrement, ils se sont mis à flatter les intellectuels, les artistes, les sportifs, les journalistes… Bref, ils ont fait tout ce qu’il fallait pour paraître « respectables » et effacer la caricature du « bolchevik au couteau entre les dents ».
« Eurocommunisme »
Toutes ces tendances ne pouvaient que s’approfondir après la guerre. Cependant, à terme, le tournant a eu une conséquence que le Kremlin n’avait pas prévue : l’autonomisation croissante des PC. En effet, plus ils s’installaient dans les institutions et se rapprochaient du pouvoir, plus les PC (les grands PC en particulier) se sont mis à développer leur propre politique, non plus en fonction des intérêts de la bureaucratie soviétique mais en fonction de leurs propres intérêts.
Ce mouvement a donné naissance à « l’eurocommunisme », dont le PCI, le PCF et le PCE ont été les principaux porte-drapeaux. Il s’agissait pour ces partis de créer les conditions de leur participation à des gouvernements de coalition avec la social-démocratie et la droite « démocratique ». Comme pendant la période du Front populaire, mais dans un contexte différent.
Pour ce faire, ces PC ont adopté une posture critique face à l’Union soviétique (notamment en condamnant l’écrasement du printemps de Prague par les chars russes en 1968), et avancé un programme gradualiste qui remplaçait l’anticapitalisme par « l’anti-monopolisme ».
L’expérience de l’Union de la gauche, en France, a montré que cette social-démocratisation approfondie débouchait sur une impasse approfondie. A peine au pouvoir, en 1981, le gouvernement PS-PCF a en effet été confronté au sabotage économique par la finance, qui l’a contraint à laisser tomber les revendications les plus avancées du Programme commun (notamment la nationalisation des banques). Le PCF a quitté le bateau piloté par Mitterrand en 1984, mais, trente ans plus tard, la survie de son appareil continue à dépendre de ses accords électoraux avec la social-démocratie, qui conditionnent son ancrage dans les institutions.
2. Le Front populaire en pratique : France et Espagne
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Image : Thierry Tillier