Après les élections du 25 janvier, et comme on pouvait s’y attendre, les médias dominants, dirigeants européens de tous bords et prétendus experts économiques n’ont pas attendu longtemps pour nous brandir la catastrophe budgétaire que constituerait – pour nous contribuables – un défaut grec. Contre cette désinformation et leurs vecteurs qui n’hésitent pas à monter les peuples européens les uns contre les autres, il est essentiel de rappeler quelques faits…
1. Les Grecs n’ont pas vécu au-dessus de leurs moyens et n’ont pas été » sauvés » par l’Europe
Sans revenir sur les considérations racistes qui ont été distillées envers la population grecque depuis 2009 (fainéants, corrompus, etc.), réfutées maintes fois par les chiffres, rappelons de manière brève les origines de la dette de leurs pays |1| :
La dictature des colonels (1967 – 1974) qui l’a multipliée par quatre.
Des dépenses militaires démesurées et non justifiées.
Le gouffre financier des jeux olympiques de 2004.
La corruption de la classe dirigeante (pensons au cas de Siemens, entre autres).
L’exonération d’impôts pour les armateurs et l’Église orthodoxe (et, comme ailleurs en Europe, la fiscalité basse sur les grosses entreprises et les ménages les plus riches).
La spéculation des banques privées sur la dette grecque (avec taux d’intérêts usuriers).
L’austérité elle-même.
Il ne s’agit donc pas seulement de reconnaître l’évidence : que la dette grecque est impayable |2|, mais également de rappeler que le peuple n’a pas à la rembourser. Cette dette revêt des caractères illégitimes, et en partie odieux et illégaux. La population grecque n’a pas à la reconnaître.
Il ne s’agit donc pas seulement de reconnaître l’évidence : que la dette grecque est impayable, mais également de rappeler que le peuple n’a pas à la rembourser.
Il y a un autre fait de plus en plus connu : plus de trois quart de l’argent public injecté dans les différents « plans de sauvetage » de la Grèce ont directement atterri dans les caisses des banques privées allemandes, françaises, italiennes et belges (majoritairement et dans l’ordre d’importance). L’objectif de leurs gouvernements respectifs n’était pas d’aider la Grèce à se relever mais bien de les sauver, elles, qui étaient à l’époque ses principales créancières. La facture, c’est-à-dire la saignée sous forme de mémorandums d’austérité illégaux |3|, elle, a été imposée à la population.
2. Le transfert de la dette de mains privées en mains publiques a été organisé
Depuis 2010, les institutions européennes (gouvernements nationaux compris) ont mis en place différents mécanismes permettant aux banques privées de se défaire de leurs titres grecs. Elles avaient prêté en masse à la Grèce sans s’inquiéter de sa capacité à rembourser, précisément parce qu’elles savaient que les institutions publiques les dégageraient de leurs risques en cas de besoin. Citons deux épisodes majeurs :
La Banque centrale européenne a décidé, dans le cadre du Securities Market Program (SMP) annoncé en mai 2010, d’accepter des titres grecs en collatéraux et d’en racheter sur le marché secondaire de la dette. Elle a donc assumé indirectement les pertes des banques privées.
La restructuration de la dette grecque en mars 2012. Les mêmes commentateurs qui se scandalisent aujourd’hui d’une éventuelle « irresponsabilité » du nouveau gouvernement grec nous ont présenté cette restructuration comme un plan d’aide exceptionnellement généreux à la Grèce. Les créanciers privés acceptaient de perdre plus ou moins 100 milliards d’euros, c’est-à-dire d’effacer la moitié de la dette grecque. Peu ont été là pour souligner que ce plan « d’aide » était accompagné de nouvelles mesures d’austérité et, surtout, qu’il permettait aux banques privées de se défaire de titres qui ne valaient plus qu’entre 15€ et 30€ sur le marché secondaire de la dette pour des titres d’une valeur faciale de 46,5€… Les créanciers privés restant y ont donc gagné au change et les titres ont été transférés au Fonds européen de stabilité financière (FESF).
Source : Antonio Sanabria (CADTM) sur base des chiffres de la BRI (Banque des règlements internationaux)
Aujourd’hui la dette grecque est donc détenue à 80 % par des créanciers dits publics.
(en milliards d’euros, infographie reprise du Monde)
3. Une annulation de la dette grecque ne coûterait pas 1000e par Belge
On a pu lire et entendre un peu partout que la Belgique était « exposée » à hauteur de plus ou moins 10 milliards d’euros en cas d’annulation de la dette grecque |4|. C’est aller bien vite en besogne…
En fait, la Belgique a fait un prêt de 1,9 milliards à la Grèce – participant, par ce biais, à 3,7 % de l’ensemble du premier plan de « sauvetage » – sur lequel elle a touché jusqu’à maintenant 120 millions d’intérêts versés par le pays en crise. Ce prêt correspond à 0,5 % de son PIB, ou trois fois moins que l’argent dépensé pour les derniers F16… C’est également à comparer aux 33 milliards dépensés pour les sauvetages bancaires en Belgique (inconditionnels, eux). Il est à noter que ce prêt est déjà comptabilisé dans notre dette publique – ce qui signifie qu’une annulation grecque ne la ferait pas augmenter – et que le capital doit être remboursé entre 2020 et 2040…
Les autres engagements sont indirects. Il s’agit de 2,2 milliards de détention de titres grecs via laBanque centrale européenne (dont notre Banque nationale est actionnaire). La BCE a la capacité, comme elle le fait depuis le début de la crise pour des institutions financières privées, d’assumer ces pertes.
Le reste de « l’exposition » est lié à la participation de la Belgique au FESF. Il s’agit en fait degaranties – à hauteur de 5 milliards, déjà comptabilisés dans la dette publique eux aussi – faites au fond qui émet des titres sur les marchés privés pour ensuite « venir en aide » aux pays en difficulté et à leurs secteurs bancaires respectifs. Ces pays, la Grèce, le Portugal et l’Irlande, devront le rembourser à partir de 2025.
En somme, et si on veut être sérieux, la perte à envisager en cas d’annulation unilatérale de la dette grecque |5| est surtout celle des quelques 20 millions d’euros d’intérêts versés annuellement par la Grèce à la Belgique pour son prêt bilatéral |6|. Soit plus ou moins 2€ par Belge, ou un peu moins que les accises annuelles sur les limonades…
D’autre part, tou.te.s les contribuables ne sont pas logé.e.s à la même enseigne… Il y a des millionnaires, et des milliardaires, en Belgique |7|. Il y a aussi des banques qui ont spéculé sur la dette grecque et ont profité de la crise, là-bas comme ici. Ce ne serait qu’un juste retour aux choses (même s’il faudrait aller plus loin) de leur appliquer une taxe exceptionnelle en cas de « pertes » à assumer.
4. Soutien au peuple grec et annulation de toutes les dettes illégitimes
Toute personne qui regarde la question grecque – et la question de la dette européenne en général – avec un peu d’esprit critique se rendra compte que le problème n’est pas économique ou technique, mais bien politique.
Le problème n’est pas économique ou technique, mais bien politique.
L’expérience des pays du tiers monde l’a assez montré, la dette est avant tout un outil de domination utilisé pour imposer des politiques particulières qui servent des intérêts particuliers.
L’objectif des mesures d’austérité et de l’agenda ultralibéral imposé au peuple grec depuis 2009 n’est pas de diminuer la dette publique – qui est passée de 115 % du PIB avant les mesures à 175 % aujourd’hui… – et « d’assainir les comptes » (dans ce cas-là, comment justifier que la privatisation des biens publics se fasse à prix planché, par exemple ?). Une expérience alternative qui se développerait en Grèce, mettant un terme aux mesures d’austérité – voire annulant une partie importante de sa dette – ne porterait pas tellement atteinte au patrimoine financier de la classe capitaliste, mais l’exemple qu’elle donnerait serait inacceptable politiquement.
D’où l’importance de soutenir le peuple grec dans son combat pour pousser le pays et son gouvernement actuel vers une désobéissance à la Troïka et aux créanciers. D’où l’importance, également, de pousser les populations dans tous les pays soumis aux mêmes logiques économiques à questionner la dette et à lutter contre toute forme d’austérité – c’est ce que fait la plateforme d’audit citoyen de la dette en Belgique « ACiDe » |8|. Avec la revendication de l’annulation des créances grecques détenues par la Belgique, la lutte ici et maintenant est la meilleure forme de solidarité que la population belge puisse avoir envers la population grecque pour éviter qu’elle reste isolée.
Notes
|1| Pour plus d’information, lire Eric Toussaint et Damien Millet, AAA : Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, 2012, pp110-114.
|2| Plusieurs études estiment que pour arriver aux objectifs officiels d’assainissement de la Troïka (FMI, BCE et Commission européenne) – c’est-à-dire à ce que la dette atteignent 120 % du PIB en 2020 – la Grèce devrait accumuler d’ici là un surplus primaire d’au moins 7 points par an.
|3| Lire « Pourquoi les programmes d’austérité imposés par la Troïka en Europe sont illégaux ? » de Renaud Vivien, septembre 2015.
|4| Voir « Un défaut intégral de la Grèce coûterait près de 10 milliards d’euros à la Belgique » dans l’Echo du 7 janvier 2015.
|5| Ou mieux, si la Belgique décidait d’annuler les créances qu’elle détient sur la Grèce, comme la Norvège l’a fait en 2005 pour des créances illégitimes qu’elle détenait sur cinq pays (l’Egypte, l’Equateur, la Jamaïque, le Pérou et la Sierra Leone).
|6| Ceux-ci sont fixés, depuis décembre 2012, à Euribor 3 mois + 0,5% car les taux précédents faisaient scandale.
|7| Faut-il souligner que 6 milliards à tout le moins se sont évadés fiscalement pour le seul cas Swissleaks ?
|8| Voir, entre autres, son communiqué : « Rejeter l’austérité en mettant en question le paiement de la dette, c’est possible en Grèce ! Pourquoi pas chez nous ? »
Source : CADTM