Eric Toussaint, Ana Taboada et Carlos Sanchez Mato lors de la conférence d’Oviedo le 26 de novembre 2016
“Il y a aujourd’hui des convergences entre des organisations politiques diverses (Podemos, Izquierda Unida, et d’autres organisations politiques comme Equo, CUP, BILDU[1] et des mouvements sociaux, la PACD (Plataforma Auditoria Ciudadana de la Deuda = Plateforme pour l’audit citoyen de la dette) et d’autres. Ce sont là les éléments fondamentaux du succès et nous avons besoin de succès. Nous ne pouvons pas échapper au succès. » c’est par ces mots qu’Eric Toussaint, porte-parole du CADTM International, a commencé son intervention lors de la « Rencontre des municipalités contre la dette illégitime et l’austérité » qui s’est tenue à Oviedo du 24 au 27 novembre[2].
Lors de la conférence publique qui s’est tenue- et c’était délibéré- dans le Palais des Congrès connu sous le nom de ‘El Calatrava’, édifice monstrueux qui rappelle l’exubérance irrationnelle de la bulle immobilière espagnole et pour lequel Oviedo continue à payer une facture publique de plusieurs millions[3], Eric Toussaint, en compagnie de la vice-maire d’Oviedo, Ana Taboada, et du chargé de l’économie et des finances de la ville de Madrid, Carlos Sánchez Mato, a partagé quelques “réflexions qu’il ne présenterait pas dans une conférence de presse”. Ce sont les leçons qu’il tire des expériences concernant la dette qu’ont vécues différents pays tels que Cuba, le Brésil, l’Equateur et la Grèce. Des leçons de victoires et de défaites qui viennent à point nommé pour appréhender la situation actuelle que vit l’Espagne.
Cuba a obtenu une réduction de dette de 80% après une suspension de paiement de plus de 30 ans auprès de Club de Paris.
Alors que le monde se réveillait avec la nouvelle de la mort de Fidel Castro, Radio Habana téléphonait à Eric Toussaint pour lui demander quelques mots, qu’il a répété à Oviedo : “Pour moi, Fidel représente la rébellion. A 27 ans, en 1953, il s’est lancé dans la lutte contre la dictature de Batista et a pris d’assaut la caserne de la Moncada à Santiago de Cuba. Il a été emprisonné puis exilé à Mexico, d’où il est revenu en 1956 avec un groupe de révolutionnaires, en compagnie du Che. Son mouvement a su soutenir et provoquer une authentique révolution populaire qui a triomphé le 1er janvier 1959. Mais Fidel, pour ceux qui luttent sur la question de la dette, c’est aussi quelqu’un d’important. En 1985, il lançait un appel à la constitution d’un Front des peuples et des pays latino américains pour s’opposer à la poursuite du paiement de la dette[4]. Et il a exigé l’abolition des dettes des pays du Tiers-monde. Cuba a cessé le paiement de la dette en 1986. Quand en 2015 le Club de Paris a passé un accord avec Cuba sur une réduction importante de la dette[5], il n’y a pratiquement pas eu de commentaires dans la presse internationale sur le fait qu’après une cessation de paiement de 30 ans, le pays soit parvenu à obtenir une réduction importante de la dette”.
Et de la victoire sur la dette de la Révolution cubaine, il est passé à « l’incohérence du PT » (le Parti des travailleurs du Brésil). “Le PT a participé activement à la lutte contre le paiement de la dette entre 1980 et 2000, et s’était associé à l’initiative pour la convocation d’un référendum populaire pour la suspension du paiement de la dette et la réalisation d’un audit pour en identifier la part illégitime afin de la dénoncer et d’en exiger la suspension du paiement. En septembre 2000, 6 millions de Brésiliens ont participé au référendum convoqué par une large coalition d‘organisations sociales et politiques (le Mouvement des sans terre, MST ; l’Audit citoyen de la dette, membre de Jubilée Sud et du CADTM ; la Centrale syndicale CUT ; le PT,…). 93% des votants se sont prononcés en faveur du non paiement. Mais le PT avait déjà amorcé un tournant inquiétant ; alors qu’il était à la tête de plusieurs villes importantes (Sao Paulo, Porto Alegre,…) il a décidé de désobéir au gouvernement central en ce qui concerne le paiement de la dette municipale illégitime. Il a pris cette orientation pour donner des garanties de bonne gestion crédible. Et il en a encore rajouté à la veille des élections présidentielles d’octobre 2002. Lula a signé en août en 2002 un accord avec le FMI, en disant que ‘si je suis élu président du Brésil, je respecterai le calendrier de paiement au FMI et aux créanciers’. Et cela a représenté un tournant fatal à l’orientation du PT. Cela explique aussi la situation des deux dernières années et le succès du coup d’état de la droite contre Dilma Rousseff. Le PT, qui a gouverné le Brésil à partir de 2003, a perdu l’important soutien populaire dont il a joui les premières années. Il l’a perdu parce qu’il a déçu le peuple en s’adaptant au système. Quand la droite a lancé le coup d’état parlementaire contre le PT, le peuple, déçu, ne s’est pas mobilisé pour défendre la présidente Dilma Rousseff”.
Victoire de l’Equateur contre les détenteurs de bons achetés à Wall Street
Le cas de l’Equateur de Rafael Correa est une autre success story concernant la dette : « L’élection de Correa a été le résultat de dix ans de mobilisation populaire. Et sur la base du travail de la Commission d’audit de la dette, le Gouvernement de l’Equateur a suspendu le paiement d’une partie de la dette et triomphé de ses créanciers en refusant de payer 3 milliards de dollars de dette aux banquiers. Et malgré toutes les menaces de représailles, il n’y en pas eu. Cela a été une victoire totale de l’Equateur contre les détenteurs de titres qui avaient acheté des bons souverains à Wall Street »[6].
Eric Toussaint, coordinateur de la Commission Vérité sur la dette grecque, a insisté sur deux leçons à tirer de l’expérience décevante de la Grèce de Tsipras. La première c’est « la nécessité pour le mouvement citoyen de maintenir la pression sur les organisations politiques. Quand Syriza a intégré dans son programme électoral de 2012 la revendication de l’audit de la suspension du paiement de la dette, le Mouvement pour l’audit citoyen a baissé la pression. Et alors Syriza a changé d’orientation sans que le mouvement social ne se rende compte de cette funeste évolution». L’autre leçon est « la nécessité d’avoir un programme radical et cohérent. Je suis absolument convaincu que si le gouvernement grec avait mis en œuvre, à partir de la fin du mois de février, un programme qui intègre la suspension du paiement, l’audit, une monnaie complémentaire, le contrôle du capital, la socialisation de la banque, l’abrogation des lois d’austérité, etc… il aurait pu tenir tête aux créanciers et à la Commission européenne (CE) avec le soutien du peuple. Car dans les pires conditions, 62% du peuple grec a refusé les exigences des créanciers et il était prêt à la confrontation et à l’expulsion de la zone euro »[7].
“De l’importance d’une initiative au niveau du Parlement espagnol”
Pour en revenir à l’Etat espagnol, ici et maintenant, le politologue belge s’est référé au processus d’Oviedo: « L’initiative au niveau des municipalités est fondamentale. C’est une initiative historique, jamais ni en Europe ni sur les autres continents, une tentative de ce type n’a eu autant de succès dans sa phase initiale, comme celle de ces derniers mois. C’est une initiative très prometteuse. Il ne s’agit pas qu’une municipalité toute seule déclare le non paiement de la dette, mais de construire un front qui accroisse le niveau de conscience de la population et qui essaie de modifier le rapport de forces face à la politique du gouvernement central. Avec comme objectif, évidemment, de parvenir à un moment donné à des actes de désobéissance. Madrid est en train de le faire d’une certaine manière par rapport à la Loi Montoro qui renforce l’austérité afin de payer la dette. Mais si l’on veut modifier les rapports de force, il est également fondamental dans le cadre d’une stratégie alternative de porter la thématique au niveau des Communautés autonomes, de l’Etat central et du Parlement. A partir de la remise en cause des dettes au niveau municipal, je crois qu’il est important d’avoir une initiative au niveau du Parlement espagnol le plus rapidement possible».
Pour Eric Toussaint, le niveau politique ne suffit pas, il faut également une mobilisation active des citoyens : « S’il n’y a pas de pression d’en bas, du mouvement citoyen, si cette dynamique ne se donne pas une orientation tout en accumulant des forces, il lui sera difficile de remporter des victoires. Cela va demander beaucoup d’énergie. Pour ne pas répéter l’expérience de la capitulation grecque et dire qu’en Espagne, au Portugal et dans d’autres pays d’Europe, nous allons réunir les conditions pour changer réellement le cours de l’histoire des prochaines années ».
« Il est impossible de rompre avec l’austérité sans désobéir »
Lors du débat, à la question posée par un des participants : “Peut-on passer, à l’intérieur de l’Union européenne, de la dette illégitime à son non paiement ? Personnellement je pense qu’un pays de l’UE ne peut pas le faire”, le porte-parole du CADTM a répondu : « Je poserais la question différemment. Est-il possible au sein de l’UE, en respectant les exigences de la Commission européenne (CE), de rompre vraiment avec l’austérité ? Tu dis qu’il y a de grandes marges. Personnellement, je ne le crois pas. Il est impossible de rompre avec l’austérité sans affronter la CE et sans désobéir clairement aux traités. Ils vont entrer en conflit avec toi, te pénaliser, etc. et la question sera alors si tu vas te soumettre ou pas, en tant que Gouvernement. Il faut se rappeler ce qui s’est passé en Grèce. Le Gouvernement grec n’a pas voulu la confrontation, il a continué à payer et dès le 4 février 2015, le président de la Banque Centrale Européenne (BCE), Mario Draghi, avait décidé d’empêcher l’accès des banques grecques à la ligne de crédit normale.
Nous serons certainement d’accord sur le fait qu’il est probable que Draghi ne puisse pas prendre pour l’Espagne le même type de mesures aussi brutales qu’il s’est permis de prendre avec la Grèce, mais il va essayer d’affaiblir le plus rapidement possible un gouvernement de gauche, progressiste, qui pourrait représenter une réelle alternative au niveau de l’Europe. La BCE ne voudra pas ouvrir une porte qui permettrait de rompre avec l’austérité, parce que l’orientation de la BCE n’est pas seulement idéologique, la BCE veut poursuivre ses attaques contre les lois du travail, les négociations collectives, etc. Je pense qu’il faut se préparer à une confrontation beaucoup plus dure que tu ne le crois. C’est pour cela que, le moment donné, des mesures comme l’audit qui menacent d’un non paiement constituent un élément fondamental pour construire un rapport de forces face aux autres pays et à la CE ».
Une monnaie complémentaire contre la dictature de l’euro et la BCE
D’autres questions ont porté sur le rapport entre la dette illégitime et le problème du système monétaire. A ce sujet, Eric Toussaint est revenu sur le débat sur la possibilité ou pas de réformer l’euro : “Mais on ne peut imaginer que l’Allemagne, la France et le Benelux qui tirent profit de l’euro tel qu’il est, puissent accepter une réforme de l’euro qui favoriserait les pays périphériques. Les grandes entreprises allemandes, françaises, belges et hollandaises, les institutions financières du Luxembourg, Autriche et Finlande ne l’accepteront pas”.
Pour finir, il s’est montré convaincu de ”la nécessité, pour un gouvernement progressiste, de lancer une monnaie complémentaire, appelée monnaie fiscale, non convertible, permettant à un gouvernement de réaliser certains paiements afin d’affaiblir la dictature de l’euro et de la BCE. Mais sans doute dans certains cas la sortie de l’euro peut apparaitre comme une option possible à débattre sérieusement. C’est la conclusion à laquelle sont parvenus l’ancien ministre des finances grec, Yanis Varoufakis, et ses conseillers, James K. Galbraith et le jeune Daniel Munevar[8] : finalement ils auraient dû se préparer à une sortie de l’euro et cela n’aurait pas été aussi traumatisant qu’ils l’avaient pensé”[9]
Notes :
[1] Des conseillers municipaux et des membres de Podemos, d’Izquierda Unida, de Equo (organisation politique écologiste faisant partie de UNIDOS PODEMOS avec Podemos et Izquierda Unida), de la CUP (organisation politique anticapitaliste et indépendantiste de Catalogne) et de BILDU (organisation indépendantiste au Pays basque et en Navarre) ont signé le Manifeste d’Oviedo et ont participé à la réunion d’Oviedo.
[2] Cette rencontre a été précédée du Manifeste d’Oviedo, signé par plus de 700 élus, maires, conseillers municipaux, députés des autonomies, nationaux ou européens, ainsi que par des personnalités internationales comme Susan George, Zoe Konstantopoulou, Yanis Varoufakis, Tariq Alí, James Petras ou James Galbraith et par des membres de mouvements sociaux. Dans ce Manifeste, les signataires s’engagent à soutenir la constitution d’un Front des municipalités, communautés autonomes et nationalités de l’Etat espagnol qui remette en cause la question de la dette illégitime, travaille pour son annulation et mette en place des audits citoyens de la dette des Administrations publiques. Après le rendez-vous d’Oviedo, une délégation du Front s’adressera au Parlement européen en mars 2017 et une nouvelle rencontre se tiendra à Cadix au mois de mai. manifiestodeoviedo.org
[3] Voir Fátima Martín, «Oviedo: Un exemple de dette illégitime, voire illégale, protégée par les tribunaux ». http://www.cadtm.org/Oviedo-Un-ejemplo-de-deuda
[4] Fidel Castro, « La dette ne doit pas être payée », publié le 26 de novembre 2016, http://www.cadtm.org/Fidel-Castro-La-dette-ne-doit-pas
[5] Daniel Munevar, Cuba : Qu’y a-t-il derrière les accords sur la dette avec le Club de Paris et les autres créanciers ? http://www.cadtm.org/Cuba-Qu-y-a-t-il-derriere-les
[6] Voir Benjamin Lemoine, Eric Toussaint, «Des espoirs déçus au succès en Equateur, les exemples de l’Afrique du Sud, du Brésil, du Paraguay et de l’Equateur.» publié le 15 août 2016, http://www.cadtm.org/Des-espoirs-decus-au-succes-en
[7] Voir Benjamin Lemoine, Eric Toussaint, «Grèce : La Commission pour la vérité sur la dette, la capitulation de Tsipras et les perspectives internationales pour la lutte contre les dettes illégitimes», publié le 13 septembre 2016, http://www.cadtm.org/Grece-La-Commission-pour-la-verite
[8] Daniel Munevar, «Pourquoi j’ai changé d’avis sur le Grexit», publié le 28 juillet 2015, http://www.cadtm.org/Pourquoi-j-ai-change-d-avis-sur-le
[9] 9| Voir Eric Toussaint, «Pour la prise de pouvoir par le peuple : Dix propositions afin de ne pas reproduire la capitulation que nous avons connue en Grèce», publié le 28 décembre 2016, http://www.cadtm.org/Pour-la-prise-de-pouvoir-par-le
Traduit de l’espagnol par Lucile Daumas