Quand on se prononce sur le plan fédéral pour une politique néolibérale forcenée, obéissant à la main invisible du marché, il s’avère difficile de maintenir une ligne nationaliste, d’autant plus que la grande majorité des électeurs flamands s’intéresse avant tout à leur pouvoir d’achat et beaucoup moins au rêve séparatiste que prétend défendre la N-VA. La crise qui vient de secouer ce parti en est la preuve. Les problèmes ont commencé fin août 2013 avec le « tournant » de Siegfried Bracke, l’actuel président de la Chambre: la N-VA allait donner la priorité à une politique socio-économique de droite « à la Flamande », quitte à lâcher du lest sur le plan communautaire, l’exigence centrale du parti à sa naissance. Et voilà qu’éclate aujourd’hui en plein jour la crise au sein du parti, suite à l’interview accordée par Bart De Wever au quotidien patronal francophone l’Echo du 14 septembre 2016. Le dirigeant de la N-VA, qui refuse catégoriquement toute alliance gouvernementale avec le Parti Socialiste wallon, y dévoilait sa stratégie électorale pour 2019 : « Donc, si l’électeur le permet, nous continuerons sans le PS, et si l’électeur exige qu’on discute avec le PS, nous présenterons notre programme communautaire. C’est assez simple comme équation. »
Le capital d’abord
C’est en effet assez simple. Il s’agit d’un chantage tactique. La N-VA refuse catégoriquement de gouverner avec le PS (tout social-libéral qu’il soit) et si on voulait l’y obliger pour assurer à la Belgique une stabilité gouvernementale, elle avancerait le programme « confédéraliste » de son parti, empêchant la formation d’un gouvernement et menaçant l’unité fédérale de l’État Belge. Mais en attendant cette éventualité, elle est prêt à mettre son « confédéralisme » au frigo. Car il s’agit de s’assurer de l’alliance avec les autres partis néolibéraux du côté francophone (MR) et flamand (CD&V et Open VLD), pour continuer et approfondir l’attaque néolibérale contre le monde du travail, en accord avec la politique suivie par les différentes bourgeoisies européennes. Mais pour continuer à être le premier parti du pays et de peser sur la gouvernance, le parti nationaliste flamand est sensible, comme tout parti parlementariste, aux intentions de votes. Voilà pourquoi il surfe aujourd’hui sur la question sécuritaire et sur le racisme latent qu’est l’islamophobie. En même temps il ne s’oppose plus à la privatisation des intercommunales quand il appelle à accepter la participation du capital chinois dans le secteur énergétique. Il perd ainsi son image nationaliste intransigeante.
Le nationalisme flamand n’est plus ce qu’il était à ses débuts… Le socialiste Auguste Vermeylen lança en 1900 les paroles célèbres « Nous voulons être Flamands pour devenir des Européens », comme ligne de conduite dans la lutte pour l’émancipation culturelle de la Flandre. Aujourd’hui, la direction de la N-VA ne connait que l’émancipation des profits capitalistes, émancipation que le PS est supposé empêcher. Tant que le PS fait partie d’un gouvernement fédéral, le programme antisocial de Bart De Wever ne pourra pas être appliqué comme il le voudrait, lui et ses patrons du VOKA, le réseau des entrepreneurs flamands. Car le but ultime de BDW n’est pas, bien qu’il le prétende, l’indépendance de la Flandre, mais avant tout la formation d’un grand parti conservateur en Flandre, à l’image des Conservateurs britanniques ou de la CSU de Bavière. Mais que veut dire « confédéralisme » dans la bouche de BDW ? S’agit-il de séparatisme ? Est-ce l’indépendance de la Flandre ? Rien n’est moins clair. D’autant plus que la bourgeoisie flamande, en tant que classe sociale, ne veut pas de l’indépendance de la Flandre. Dans un entretien médiatisé entre Geert Bourgeois (N-VA) et Paul Magnette (PS), les ministres-présidents de la Flandre et de la Wallonie, le premier a déclaré qu’il faut bien comprendre le terme « indépendance » comme il figure dans les statuts de son parti : « La N-VA ne conçoit pas l’indépendance dans le sens qu’on lui donna au 19e siècle. Dans les nations modernes on n’est jamais tout seul. On fait partie d’un tout englobant. Il n’y a qu’une seule solution en Belgique : il faut choisir le confédéralisme, avec une capitale partagée et une autonomie et une responsabilité maximales pour la Flandre et la Wallonie ». Or, ce n’est pas du tout l’interprétation de l’indépendance flamande comme la comprend le Vlaamse Volksbeweging (le Mouvement Populaire flamand, VVB), dont sont sortis les cadres dirigeants de la N-VA.
Le VVB réagit
Cet abandon temporaire du programme communautaire nationaliste flamand pour continuer une politique néolibérale sur le plan fédéral, avec ses répercussions supposées positives pour la Flandre, a suscité une révolte dans le VVB. Avec son étroitesse nationaliste, ce mouvement ne semble pas comprendre la nécessité de se battre sur le plan fédéral pour des mesures qui répondent aux désirs des entrepreneurs belges, qu’ils soient Flamands, Bruxellois ou Wallons, et qui sont confrontés avec les dynamiques du marché européen, pour ne pas dire mondial. Les « spécialistes communautaires » de la N-VA, les députés Hendrik Vuye et Veerle Wouters (« j’ai le nationalisme flamand dans mon ADN »), en défendant les idées du VVB, avaient déjà été mis sur la voie de garage de Objectief V , un groupe de réflexion qui devait s’occuper de la question communautaire en vue d’une éventuelle révision de la constitution. Qui plus est, Vuye avait été remplacé comme chef de fraction parlementaire par un lieutenant de BDW, Peter de Roover, ancien président du VVB. Ce dernier avait tancé publiquement le président actuel du VVB, Bart De Valck : « Celui qui aujourd’hui veut se nourrir des idées du VVB, court le risque de mourir de faim ». De Valck n’a pas apprécié cet affront émanant d’un parti censé réaliser les aspirations indépendantistes de son mouvement. Sa colère a monté le jour où BDW déclarait ses intentions au journal L’Écho et a explosé après les mesures disciplinaires contre Hendrik Vuye et Veerle Wouters qui avaient osé critiquer le président de la N-VA. Depuis, les deux parlementaires ont pris la décision de quitter la N-VA et de siéger comme indépendants à la Chambre.
Les commentateurs politiques se demandent si la décision « autoritaire » de BDW va avoir des répercussions pour la N-VA. Bart De Valck pense que la « trahison » de BDW va coûter très cher à la N-VA. Selon lui, beaucoup d’électeurs sont déçus et tournent le dos au parti : « Bart De Wever va se trouver le cul par terre. » Selon le président du VVB, Vuye et Wouters étaient les seuls qui faisaient un effort pour empêcher que la N-VA ne devienne un parti comme les autres, un parti du compromis belge. Toujours selon lui, « il est clair que la N-VA n’a pas de stratégie et qu’elle est en train de se transformer en parti du pouvoir et même en parti du système ». Mais il se trompe sur le premier point: la N-VA a certainement une stratégie, bien qu’elle ne soit peut-être pas la bonne d’un point de vue nationaliste. Il se peut que De Valck se trompe également sur les répercussions électorales négatives pour la NVA. L’avenir nous le dira. Il n’est pas sûr que le VVB ait les forces, ou le désir, de déstabiliser la N-VA pour de bon.
Qu’est-que VVB ?
Le Mouvement populaire flamand VVB est né en 1956 comme groupe de pression indépendant et pluraliste sous la présidence de Maurits Coppieters, qui commença sa carrière politique dans la Volksunie et qui, soit dit en passant, est le fondateur en 1996 avec le socialiste Norbert De Batselier du mouvement Sienjaal en vue de regrouper les forces progressistes en Flandre. Au congrès de 1962 du VVB, Wilfried Martens lança l’idée d’un fédéralisme dans une Belgique unitaire. Le mouvement compte aujourd’hui environ 5000 membres repartis dans plus de 100 sections locales, et édite le périodique Grondvest (Fondement). Son actuel président est issu du TAK (Comité d’Action Linguistique), un groupuscule qui se spécialisa dans la lutte active pour l’application des lois linguistiques et qui aimait se promener dans les Fourons pour prouver la « nature flamande » de cette région minuscule. De Valck aime utiliser à propos de la Belgique le vocabulaire populaire cher à ‘t Pallieterke, un hebdomadaire nationaliste d’extrême droite édité à Anvers (Gerolf Annemans, dirigeant du Vlaams Blok et du Vlaams Belang, y a fait ses débuts comme journaliste) et qui continue à déverser ses rancunes à tire-larigot à propos de la répression de la collaboration avec le Nazisme. Mais ce n’est pas tout. Comme tout mouvement nationaliste, il prétend représenter le « peuple » au-dessus de toutes les divergences de classes et d’idéologie. De Valck dit avec une certaine hypocrisie être au-dessus des partis politiques et que son rôle consiste à inciter tous les partis en Flandre (PTB excepté) à œuvrer à l’indépendance de la terre ancestrale. C’est une vieille tradition nationaliste flamande de considérer que le « peuple » n’est pas assez conscient de sa mission historique parmi les peuples, qu’il a oublié sa grandeur passée, donc qu’il n’est pas assez nationaliste. C’est donc à l’élite nationaliste autoproclamée que revient la tâche de conscientiser le « peuple », de lui donner son âme véritable. Tout cela, si nécessaire, d’une manière autoritaire, comme cette « élite » l’a montré pendant l’occupation allemande, et tout cela, évidemment, par pur « idéalisme ». Mais soyons clair, le VVB n’est pas fasciste, et il serait politiquement inefficace et même contre-productif de le critiquer de ce point de vue. Ce qui n’empêche pas que le nationalisme divise les nationalités au profit des intérêts des classes dirigeantes. Dans notre cas les bourgeoisies flamandes et francophones.
Dans son allocution à l’occasion de la fête de la communauté flamande le 11 juillet, Bart De Valck s’est adressé à ses «volksgenoten», terme intraduisible d’origine germanique. Après avoir péroré sur le Sud-Tyrol, l’Écosse, la Catalogne et autres thèmes d’actualité, il s’est adressé aux partis politiques et aux syndicats flamands. Quand la N-VA va-t-elle annoncer son projet prioritaire, l’indépendance, et exécuter ce qu’elle a promis ? Quand le SP-a se séparera-t-il du PS ? Open VLD, ne redevenez pas le PVV. ! Écologistes de Groen!, vous êtes les seuls à frotter le dos à l’État conservateur et centraliste ! Syndicats flamands : séparez-vous des syndicats wallons.
Notons qu’au sein du VVB vivent deux mouvements spécifiques. Il y a d’abord Doorbraak (Percée), un journal internet. Il a commencé comme une « feuille informative » du mouvement flamand et a permis à Wilfried Martens, futur premier-ministre, de mettre le fédéralisme sur la table. Puis il y a Meervoud (Pluriel) qui se présente comme nationaliste de gauche et se prononce contre le capital et le néolibéralisme, tout en renforçant la conscience nationale flamande et la souveraineté populaire au sein d’un État flamand. Si Meervoud a des origines qui remontent à Mai 1968, il faut pourtant se poser la question pourquoi un mouvement qui se prononce contre le capital ne critique pas la N-VA sur son volet néolibéral, mais uniquement sur sa « trahison » nationaliste. Le nationalisme est une prison et, comme toutes les prisons, elle produit ce qu’elle est censée combattre.
Le mouvement flamand se meurt
La crise qui secoue la N-VA est le signe d’une crise qui exprime la fin du mouvement flamand en tant que tel. Il n’a plus de sens dans un pays fédéralisé. Alors pourquoi certains continuent-ils à prétendre qu’ils représentent ce mouvement et que sa tâche émancipatrice n’est pas terminée? Il s’agit d’un combat d’arrière-garde animé par de la nostalgie et de vieilles rancunes. Expliquons. Le mouvement flamand est né au milieu du 19e siècle comme mouvement émancipateur culturel, pour le droit à l’autonomie culturelle d’un peuple en formation, les Flamands (éducation et jurisprudence dans sa propre langue, etc.). Cette émancipation à été réalisée après de longues années et après une âpre lutte contre l’establishment francophone. En 1992 la Belgique devient un État fédéral. Le point de vue fédéraliste (partagé, ne l’oublions pas, par la Wallonie dans les années 1960) avait gagné. Mais le fait que le « mouvement flamand » continuait à revendiquer encore plus d’autonomie, surtout par rapport à une Wallonie « qui profite des transferts venant de Flandre », prétendant que l’arrêt de ces transferts et la division de la sécurité sociale viendraient au secours de la Flandre confrontée à la crise économique, est lié à une idéologie, à une fausse conscience, et non pas à un manque réel de liberté ou d’autonomie. Quel État souverain européen est autonome en face du pouvoir du marché mondial ? Cette idéologie rétrograde qui marque ce qui reste du mouvement flamand est née dans l’entre-deux guerres, profondément marquée par un nationalisme romantique et réactionnaire. Ce sont les descendants de cette mouvance qui incarnent aujourd’hui le nationalisme flamand. Pleins de rancunes sur les injustices que leurs parents et grands-parents ont dû subir (injustices qui incluent la répression des petits collaborateurs en épargnant les grands), ils ne peuvent se détacher de ce passé. Il leur faut donc s’inventer une raison de continuer la bataille flamande. Il ne reste que l’indépendance de la Flandre, pure et simple. S’ils invoquent la Catalogne, le Pays Basque et d’autres régions en Europe, ils font des fausses comparaisons. Les origines des mouvements nationalistes dans ces contrées sont différentes du nationalisme flamand.
Depuis 1992 différents commentateurs politiques s’étaient posé la question de la nécessité d’un mouvement flamand. En effet, il ne sert aujourd’hui qu’à des illusions, détachées des problèmes réels de notre société. Le mouvement flamand est moribond. Tant mieux. On a d’autres chats à fouetter.