Cela vaut parfois la peine de lire des vieux trucs. En parcourant le Traité de la tolérance de Voltaire (1763) dans lequel il s’insurge contre l’exécution du calviniste Jean Calas, condamné injustement du meurtre de son fils apostat sous la pression d’une meute sanguinaire catholique, je lis : « Et c’est de nos jours ! et c’est dans un temps où la philosophie a fait tant de progrès ! et c’est lorsque cent académies écrivent pour inspirer la douceur des mœurs ! Il semble que le fanatisme, indigné depuis peu des succès de la raison, se débatte sous elle avec plus de rage. »
Rien n’est nouveau sous le soleil, semble-t-il. Les djihadistes de Daesh & Cie, ne sont-ils pas semblables à ces meutes catholiques dont nous parle Voltaire, l’écraseur de l’infâme ? Ces derniers décapitent tandis que le bourreau de Louis XIV battait à mort le condamné. Loin de moi de partager la pseudo-théorie du clash des civilisations qui repose sur une idéologie (bourgeoise) qui évite toute explication politique et sociale, et donc elle-même presqu’aussi obscurantiste que les arguments de fous religieux. Je sais bien que l’Ancien Régime européen diffère du monde globalisé de la marchandise. Mais comment expliquer l’obscurantisme et la barbarie qui sévissent aujourd’hui ?
Le publiciste Francis Wheeler avait publié en 2004 sous le titre How Mumbo-Jumbo Conquered the World (Comment le charabia a conquit le monde), un aperçu de ce renouveau de l’ancien « Qu’est-ce qui a, se demanda-t-il, colonisé l’espace récemment vidé des notions d’histoire, de progrès et de raison ? D’où viennent ces cultes, ces gourous, ces paniques irrationnelles et cette épidémie de charabia. On dirait que les Lumières n’ont jamais eu lieu. » Car il ne s’agit pas seulement de la montée de la conception « fondamentaliste » des religions, comme indiquent l’hystérie nationale autour de la princesse Diana, les astrologues de François Mitterand, de Nancy Reagan et de Tony Blair et récemment de l’islamophobie. Il s’agit bien de notre culture, de notre attitude devant les réalités matérielles et sociales, minée par l’irrationnel.
Revenons à la dernière partie de la citation selon laquelle le fanatisme réagit avec rage contre les succès de la raison. Je ne me limiterai pas aux djihadistes spécifiquement, mais à notre culture mondiale et mondialisée où fleurissent de nouveau astrologie, le New Age, guérison par pierres précieuses et la théorie du complot, allant des Templiers au Conférences Bilderberg en passant par le supposé « lobby » juif et les extraterrestres.
Le sociologue allemand Max Weber (1864-1920), étudiant la question de la modernité, avait remarqué que la fin de l’hégémonie idéologique des religions institutionnalisées s’était accompagnée d’un renouveau de la pensée magique. La société de la rationalité moderne, ce nouveau monde « désenchanté », sans directive idéologique unique comme l’était par exemple le pouvoir de l’Église dans l’Ancien Régime, mais un monde plein de contradictions sociales et psychologiques, pousse les gens vers de croyances irrationnelles. Le psychanaliste non-Freudien Erich Fromm, homme de la gauche radicale, pensait dans la même direction :
«L’homme moderne, dégagé des liens de la société primitive, qui le rassuraient et le limitaient à la fois, n’a pas conquis son indépendance dans le sens positif de la réalisation de son individu ; c’est-à-dire de l’épanouissement de ses facultés intellectuelles, physiques et sensibles. Mais la liberté qui l’a doté de l’autonomie et de la raison l’a également affecté d’un sentiment d’isolement qui a engendré en lui l’insécurité et l’inquiétude. Cet esseulement lui paraît insoutenable et le place devant l’alternative de se délivrer du fardeau de la liberté en se jetant dans une nouvelle servitude, ou d’activer le développement total de sa personnalité. » (La Peur de la liberté, p. 10)
Devant un monde qui, à travers la planète et les différentes cultures, perd ses repères sociaux qui donnaient une certaine consistance aux groupes humains (clans, communautés paysannes, nationalisme anticolonial, prolétarisation, etc.), les djihadistes ont recours à des interprétations obscurantistes et criminelles de la religion. Ils ne sont pas les seuls à sombrer dans la folie, comme nous montrent les mouvances réactionnaires dans l’hindouisme, le christianisme et le judaïsme. Placer des bombes contre les centres d’avortement est un crime terroriste.
photomontage: Little Shiva