Après avoir abordé le côté érotique de l’opéra, qu’en est-il des aspects nationalistes de cette forme musicale ? Prenons comme guide Viva la Libertà ! Politics in Opera (1992), une étude d’Anthony Arblaster. Notons d’abord un paradoxe. L’opéra occidental est le seul genre artistique en Europe partagé par tous les amateurs de ce genre, par-dessus leur nationalité et leur langue. On écoute, souvent sans comprendre les paroles, l’opéra chanté en allemand, anglais, hongrois, italien, russe ou en tchèque. On y remédie aujourd’hui avec des sous-titres, comme au cinéma. Mais qu’importe la langue pour un mélomane : Prima la musica ! On peut affirmer que le genre unifie la population de notre subcontinent (et même au-delà), c’est-à-dire les amateurs d’opéra, mille fois plus que toute la rhétorique désespérée et vaine de l’Union Européenne.
La langue choisie par le compositeur pose parfois des problèmes d’un point de vue technique musical : l’italien, l’allemand et le russe se prêtent merveilleusement au chant opératique, ce qui n’est pas tellement le cas pour le français et absolument pas pour le néerlandais, cela pour des raisons phonétiques, l’accent tonique, le e muet, etc. Malgré cette « supranationalité », beaucoup d’opéras sont des propagateurs d’idées nationales et nationalistes, surtout ceux du XIXe siècle, ce qui n’est pas étonnant, vu que c’est l’ère ou se formaient plusieurs États-nations européens. Prenons l’Italie, qui est devenu un État uni en 1871 et qui a produit un trésor d’opéras.
Mais le choix par un compositeur de la langue dépend de plusieurs facteurs. Elle peut être déterminée par une tradition artistique ou par un choix pécuniaire (La Flûte Enchantée chantée en allemand pour un publique populaire), ou, ce qui est plus noble, en tant qu’affirmation culturelle de la langue du peuple, obéissant en cela aux idées de Johann Gotfried Herder (1744-1803) qui exaltait le génie populaire contre l’idéal classique. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle l’italien était la langue par excellence de l’opéra, mais il perdit du terrain. Le triomphe de quelques opéras de Gluck sur des libretti français, ainsi que son Orphée (1774), déchaina les réactions des partisans de l’opéra italien. En 1805 Beethoven produisit, inspiré par l’opéra français Léonore de J.N. Bouilly (1798) son Fidelio, fustigeant en allemand l’Ancien régime et son despotisme. Il inspira à son tour en 1821 le Freischutz de Carl Maria von Weber, le premier opéra romantique allemand, affirmant l’identité culturelle nationale du peuple allemand.
En Italie, qui devait attendre 1870 pour pouvoir former un État unifié, c’était l’irrédentisme, le mouvement en faveur de l’intégration de tous les territoires où l’on parlait l’italien dans un seul État, qui stimulait les notes nationalistes dans la musique. C’est le thème de la Partia oppresa que l’on retrouve chez les compositeurs du belcanto : Rossini, Bellini, Donizetti, etc. Le Guillaume Tell (1829) de Rossini fut interprété comme un geste en faveur de l’indépendance de la Grèce et de l’Italie. Dans I puritani de Bellini le héros Arturo, retournant de son exil pour trouver sa bien-aimée Elvira, chante « O patria, o amore, omnipossenti nomi ». Le conflit entre amour et patriotisme, « mots omnipotents », est au cœur de cette œuvre. Mais c’est Giuseppe Verdi (1813-1901) qui fut le grand chantre patriotique et libéral de l’Italie. Plusieurs de ses opéras sont des appels à peine voilé pour s’insurger contre l’occupation étrangère. Verdi a grandi dans une Italie divisée entre l’Empire habsbourgeois, les Bourbons espagnols, la France de Napoléon III et le pape. L’opéra Don Carlos (1867) est dirigé contre l’occupation des Pays-Bas et la politique oppressive du roi espagnol Philippe II et de l’Inquisition. Les Vêpres Siciliennes ont comme toile de fond la révolte contre Charles I d’Anjou et le massacre des Français. Aux yeux des révolutionnaires nationalistes italiens Aida représentait l’exilée type : humiliée par l’esclavage, mangée par la nostalgie pour le pays natal. Le cœur de l’opéra est sans doute l’aria « O patria mia » dans l’acte trois. Anthony Alblaster remarque que pendant le régime fasciste cet opéra fut représenté à la lumière, ou devons nous dire à l’obscurité, de l’impérialisme italien et des les chemises noires de Mussolini.
L’âge d’or de l’opéra russe (1870-1900) coïncide plus ou moins avec le mouvement populiste, quand la bourgeoisie et petite bourgeoisie libérale, aspirant des changements radicaux mettaient leur espoir dans le « peuple », c’est-à-dire la grande masse des paysans. Modest Moussorgski est l’auteur de deux opéras qui ne peuvent qu’émouvoir ce qu’on appelle « l’âme » russe : Boris Godounov (1874), basé sur un texte de Pouchkine et la Khovanchtchina (1872-80, inachevée, mais complétée par Tchaïkovski et Chostakovitch). Ce dernier met en scène la tragédie des « vieux-croyants », ces orthodoxes qui s’étaient séparés de l’Église russe par leur refus des réformes introduites par le patriarche Nikon en 1666-1667. Mais le religieux, lié à la question sociale, n’est pas le seul aspect de la Khovanchtchina : s’adressant à la « Russie infortunée »sociale Chaklovity nous rappelle dans une aria émouvante que son pays « a gémi sous le joug tatar et erré sous la volonté des boyards… ».
Les côtés nationalistes de l’opéra du XIXe siècle ne peut aujourd’hui gêner personne. Le siècle passé n’a pas connu cette floraison de nationalisme dans l’opéra. Ce qui ne veut pas dire que l’aspect politique y fut absent.
(La semaine prochaine : L’opéra et la révolution)
image extrait de What’s Opera, Doc?