Crédit Photo: © DR / Une manifestation à Qatif, le 17 février 2012
Combien savent que le mouvement révolutionnaire et démocratique du « printemps arabe » a atteint jusqu’à l’Arabie saoudite ? Ce texte d’un(e) participant(e)1, centré sur les enseignements des luttes dans l’agglomération de Qatif (d’environ 500 000 habitants, à l’extrême est du pays), vient en tout cas l’illustrer.
Le mouvement révolutionnaire de Qatif ne relève pas seulement d’un changement social ou d’un moyen de pression. Il transforme aussi les consciences. Il a eu pour résultat que toutes les élites en place ont perdu leurs attributs et qu’émergent, à travers la lutte dans la rue, de véritables directions qui dessinent la voie d’un futur prometteur.
Celui qui veut prouver la justesse d’une méthode, d’une pensée et d’une théorie se doit de prouver leur faisabilité concrète dans le mouvement et dans la rue. Ceux qui prétendent à la neutralité sont en réalité les apôtres de la partialité. C’est pourquoi nous ne nous fions à aucun parti, courant ou élite qui se lave les mains des intérêts des travailleurs et de leur désir de se libérer de leurs chaînes. Nous nous fions uniquement aux directions réelles sur le terrain.
Nous savons que les niveaux du mouvement réel sont disparates d’une région à l’autre. La région de Qatif a parcouru un long chemin et ne peut être comparée avec le mouvement des autres régions, qui ont besoin de davantage d’organisation.
Nous devons élargir les perspectives de lutte, depuis la question des détenus jusqu’à d’autres questions, les plus importantes étant le confessionnalisme, l’exploitation, l’oppression de la femme et la justice sociale.
Les sources du mécontentement populaire
De nombreux secteurs de la société et des intellectuels ont fait bon accueil aux décisions du roi Abdallah d’injecter en 2011 des fonds considérables destinés au peuple, sous forme de donations et de subventions aux institutions de l’Etat. Mais si l’on se reporte aux chiffres, on constate que ces politiques n’ont eu aucun impact positif. Depuis que le gouvernement a mené la politique de « saoudisation » des emplois, le chômage est passé de 10 à 12 %. L’Etat n’y a donc pas apporté de solution radicale. De surcroît, il a mis en place une politique raciste et répressive à l’encontre des immigrés. L’inflation a augmenté pour atteindre les 700 % depuis 1980, tandis que les salaires n’ont progressé que de 65 %, ce qui fait de l’Arabie saoudite le pays du Golfe le plus à la traîne dans ce domaine.
Le nombre des pauvres est de quatre millions. Le décompte de ceux qui sont en dessous du seuil de pauvreté n’a pas changé, en dépit des fonds injectés par l’Etat en 2011 et de la décision positive prise par le roi de fixer un salaire minimum de 3 000 riyals. Les études de la commission ouvrière dirigée par Nidhal Radhouane indiquent que le minimum devrait être de 5 800 riyals. Le ministre du Travail a déclaré à la suite de cette étude que « pour l’instant il n’y a pas de salaire minimum dans le secteur privé et le patron a le droit de passer un contrat avec l’employé au salaire qui satisfait les deux parties ». On peut donc en déduire qu’il n’y a pas de salaire minimum.
Les projets de construction de logements adoptés par le royaume afin d’anesthésier le mouvement révolutionnaire et des droits de l’homme ne concernent pas la plupart des régions, comme celle de Qatif.
L’illusion de la réforme politique
L’arrivée d’une femme au Conseil de la Choura a créé la surprise, quand bien même elle signifie aussi l’arrivée des princesses et des femmes des familles bourgeoises aisées à ces postes, qui ne sont pas soumis à l’élection, mais à une nomination par décret royal. Le Conseil est dépourvu de prérogatives, il est uniquement consultatif, non législatif ni exécutif. Même après la désignation de femmes en son sein, il ne pourra apporter de solution au problème de la violence.
Or une femme sur cinq est victime de violence conjugale et une autre étude indique qu’un tiers des femmes en Arabie saoudite subit la violence masculine. Ce que subissent les femmes ne vient pas de nulle part, mais du système politique qui perpétue la violence à travers l’utilisation de textes religieux classiques pour imposer la tutelle de l’autorité, à commencer par celle du mari, pour finir par celle du sultan. Le conseil ne peut pas non plus adopter de projet autorisant la femme à conduire une voiture.
Le salaire féminin moyen est de 3900 riyals contre 6400 pour les hommes et en raison des lois opposées à l’emploi des femmes, ces dernières ne représentent que 14 % de la classe ouvrière et forment la majorité écrasante des chômeurs.
En ce qui concerne les chiites de la région orientale, les politiques confessionnelles se multiplient délibérément. Les forces de la sûreté encerclent les lieux de culte et les chiites voient des restrictions à l’exercice de leur culte. Les permis de construire des Hosseiniyeh2 ne sont pas donnés alors que l’Etat construit et entretient les mosquées sunnites, sans parler de la souffrance des enfants et des étudiants dans les écoles, à cause du harcèlement, et d’autant plus qu’ils étudient un programme qui ne représente que la confession sunnite. Embrasser la confession chiite est considéré comme une infraction. Les chiites sont exclus de diverses possibilités de carrière et harcelés.
Qatif est située dans une région dotée de ressources pétrolières et agricoles. Pourtant, on n’en a récolté que la pollution. Les logements de tôle sont partout, les services y sont précaires et les autorités fuient leurs responsabilités envers la région.
La commission anti-corruption mise en place par le roi Abdallah ne parvient pas à stopper les responsables de la misère et de l’exploitation.
La grogne populaire augmente de façon exponentielle, mettant en échec les tentatives de militants réformateurs d’offrir des solutions, à travers des signatures de pétitions ou encore des missives. Aucune n’entraînera de changement radical. La solution est entre les mains des manifestants de rue. Les tentatives de mendier le pouvoir ont été remplacées par des tentatives d’auto-organisation et de revendications de droits passant par la confrontation et la lutte.
Les derniers développements de la politique de la monarchie
Le gouvernement saoudien est confronté aux défis du printemps arabe ! Le mouvement s’étend à toutes les provinces, y compris à la ville de Jawf au nord et à la Mecque à l’ouest. Il constitue un défi évident au système, d’autant plus avec l’échec de la classe dirigeante à le réprimer et à y mettre fin.
Cela a conduit à des changements d’envergure de la structure politique de la monarchie. Le prince Saoud Bin Nayef a été nommé prince de la région orientale, à la place de Saoud Bin Fahd, incapable de réprimer les manifestations à Qatif. Le prince Khalid Bin Bandar Bin Abdelaziz a été désigné prince de Riyad. La classe au pouvoir comprend qu’un mouvement est en train de monter.
Les nouvelles nominations ont été faites dans une optique sécuritaire. Khalid Bin Bandar était commandant des forces terrestres tandis que Saoud Bin Nayef était vice-ministre de l’Intérieur et son frère Mohammad Bin Nayef est le nouveau ministre de l’Intérieur ! L’une des premières réalisations de Khalid Bin Bandar fut l’inauguration de patrouilles communes entre la Commission pour la promotion de la vertu et la prévention du vice et le ministère de l’Intérieur. Puis la Commission a commencé à jouer un rôle politique direct, assurant une présence visible devant les mosquées d’où partent les appels aux rassemblements, et s’opposant au soulèvement des étudiants, notamment à l’université du Roi Khalid.
Tous ces développements augurent d’une période de répression, de meurtres et de despotisme, qui verra disparaître tous les prétextes inconsistants et les illusions fragiles sur les velléités réformatrices du régime.
Le roi lui-même prend une position explicite contre les révolutions arabes et contre le mouvement révolutionnaire local, par ses déclarations officielles et par les arrestations en série de militants, qui n’épargnent pas les femmes qui ont fait des sit-in devant la prison de Qassim. Elles ont toutes été arrêtées pour avoir exigé la libération des prisonniers d’opinion.
Le mouvement de Qatif
Le mouvement révolutionnaire de Qatif est apparu dans la foulée du printemps arabe, après qu’un stade critique a été atteint par toutes les options basées sur la négociation avec le pouvoir, qui ont échoué. Le premier mouvement exigeait la libération des « neuf oubliés » dans les geôles du pouvoir. Les manifestations allant croissant, la répression augmentant (arrestations arbitraires et violence), les revendications sont passées de cette exigence unique à un mouvement révolutionnaire exigeant la chute du régime. Les slogans se sont diversifiés, allant de la solidarité avec la révolution bahreïnie à la revendication de la chute du régime des Al Saoud, la fin de la monarchie, en même temps que des revendications pour des logements, la justice sociale et « des sanctions pour ceux qui ont tiré ».
Depuis février 2011, dix-huit martyrs sont tombés, en majorité des jeunes de 17 et 18 ans. Les exécutions ont visé les militants loin du théâtre des manifestations. Il y a des centaines d’emprisonnés, dont des mineurs, et les détenus sans jugement sont au nombre de 2542.
Des notables et des cheikhs de Qatif ont voulu offrir de l’argent aux dirigeants du mouvement, mais se sont heurtés au refus de ces derniers. En dépit de tous les périls et de difficultés énormes, le mouvement se poursuit et reste déterminé à se mobiliser.
La dernière opération à Qatif
Le rôle des agents de la Sûreté est de troubler la sécurité ! La police ne sert absolument pas au maintien de la paix. Les exécutions se multiplient, tantôt expliquées par le hasard ou l’erreur, tantôt par un ciblage direct justifié sous prétexte de trahison ou de terrorisme. Ces forces lourdement armées protègent les palais et non les pauvres, tirent sur les manifestants et ne visent pas les traîtres et les assassins. Elles insécurisent les pauvres, défendent le confessionnalisme et arrêtent ceux qui s’y opposent.
Les autorités sécuritaires immondes ont transformé la Nessfiyyeh3 du 21 juin, célébrant la naissance du douzième imam chiite, en funérailles – la force anti émeutes a tué deux martyrs. On a fait usage de balles réelles et de munitions dans la ville d’Awamiyya, en riposte aux dernières manifestations qui réclamaient la libération des prisonniers et le jugement des assassins.
La voie pour se débarrasser de l’injustice ne viendra pas de la pensée pure ou de la méditation. Il faudra affronter la machine de répression qui agit comme un pouvoir social aux ordres du pouvoir et de l’argent. Cela passera par l’affrontement et la lutte tous ensemble contre le régime qui s’est construit par les meurtres et les crimes. Gloire à la rue. Nous arracherons nos droits par nous-mêmes et nous marcherons sur la nuque des tyrans. Leur heure n’est pas éloignée. Elle est à distance d’une révolution !
Notes théoriques
Il y a une différence fondamentale entre l’action des commandos et la pratique révolutionnaire. La glorification des martyrs, la vénération de leur mémoire et l’exigence de sanctions à l’encontre des assassins n’ont rien à voir avec le sacrifice et l’appel à la mort ou le fait de considérer cette dernière comme la meilleure option. La vie est notre premier choix. Le mouvement a des objectifs que seuls les vivants seront à même de réaliser. Les manifestations les plus pacifiques sont aussi les plus massives : le pouvoir se trouve alors en position de faiblesse. Les assassinats organisés, les arrestations arbitraires sont un crime qu’il faut affronter, et qui ne s’achèvera qu’avec la révolution contre le régime, pour le changement radical et la réalisation de la justice sociale.
Les révolutionnaires qui analysent la présence de la famille régnante comme un fait colonial se trompent. Le régime n’est pas importé et il n’y a pas d’armées venues de l’étranger pour occuper la région. Le conflit doit être compris comme régional et de luttes des classes. Ce qui ne signifie pas nier la relation de la famille royale avec l’impérialisme, une relation historique porteuse d’un projet despotique.
Les pires formes d’exploitation et de rapports sociaux lient la bourgeoisie de Qatif et la famille gouvernante qui monopolise les richesses et les ressources du pays. Cette relation est le fait d’une classe qui a participé au pillage de la terre et des ressources de Qatif. Elle ne relève pas d’une trahison conjoncturelle ou personnelle : une telle vision mène à des coalitions hétérogènes et à l’absence de lutte véritable pour la libération, puisque les forces capitalistes alliées au pouvoir restent à l’abri et l’on feint d’ignorer le pouvoir concentré dans les banques, les sociétés, le patronat par l’exploitation et l’oppression de la majorité !
L’attachement outrancier à l’identité entrave la lutte commune et menace l’esprit de solidarité entre toutes les confessions réunies par la même oppression. Elle réduit les conflits à une seule région et c’est ce que veulent les autorités. Une émancipation régionale qui passerait par l’indépendance est impossible du fait du rapport de forces qui favorise « l’occupant ». Nonobstant la faible densité de population à Qatif, le pouvoir dispose de tous les outils de destruction avec une supériorité en armement et en expérience militaire. La solution ne peut être que le soulèvement généralisé, la grève générale à l’échelle du pays.
Le passage à l’action de révolutionnaires n’ayant pas adopté la tactique adéquate et la prudence nécessaire est préjudiciable au mouvement. Le militant imprudent devient une victime facile à arrêter et tuer. Les militants remarquables qui ont été arrêtés ou tués nous manqueront pour des combats décisifs et nous n’appelons donc pas à des opérations de commandos.
Fatima Ali
Notes
1 Publié originellement sur le site Al-Manshour (http://al-manshour.org/node/4220), ce texte a été traduit de l’arabe par Luiza Toscane. Nous en publions ici une version réduite. L’article complet peut être consulté à l’adresse : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article29484.
2 Des salles de la congrégation pour les cérémonies rituelles chiites et notamment pour la commémoration de leur chef spirituel, l’imam Hossein.
3 Occasion de réjouissances populaires, marquant l’anniversaire du douzième Imam chiite, Mouhammad Al-Mahdi.