Dans leur imaginaire politique, les Français considèrent (à quelques nuances politiques près) la révolution de 1789-92 comme le fondement toujours valide de la nation, caractérisé par la liberté, l’égalité et la fraternité. Les Belges par contre ont oublié la révolution libérale de 1830 dont naîtra, avec l’accord des grandes puissances et l’appui de la banque Rothschild, un État monarchique constitutionnel. Si la majorité des Français réagissent à certains événements en criant Vive la France ! Vive la République !, très peu de Belges crient Vive la Belgique ! Vive son roi! Cette perte de mémoire patriotique ne date cependant que du début du XXe siècle: elle se développa plus précisément à partir de 1918, l’année de l’introduction du suffrage universel simple et mâle, qui allait mettre les masses sur le devant de la scène politique. La conséquence inévitable de cette démocratisation était le poids politique du mouvement ouvrier wallon d’une part, et la lutte démocratique du mouvement flamand pour ses droits culturels. L’union ne faisait plus la force.
Avant 1918 cependant, le patriotisme avait bel et bien existé dans le petit royaume industriel. Pour en arriver là, il fallait construire une identité nationale basée sur une idéologie culturelle commune. Cette tâche fut entreprise une fois que la Belgique était devenue une certitude, c’est-à-dire quand les Pays-Bas reconnurent en 1838 son indépendance. Les dirigeants libéraux et catholiques appelaient les artistes à forger cette idéologie culturelle nationale dans laquelle tous les citoyens pouvaient se reconnaître et s’identifier aux intérêts du pays que Karl Marx considérait comme un paradis des capitalistes. Les dirigeants belges imitaient en cela les autres États : la logique bourgeoise, celle du capital, exigeait la formation d’un État-Nation. Fini les États composés d’une pluralité de nationalités ou d’ethnies obéissants à un monarque absolu. Un État, un peuple, une économie et si possible une seule langue. Ajoutez-y un seul dirigeant et vous tombez dans le nationalisme totalitaire.
Je présente deux figures belges qui ont contribué, chacun à sa manière, à la formation de l’idée nationale belge: Charles de Coster et Hendrik Conscience. Leurs origines et activités sont un exemple typique de la complexité culturelle de leur pays. Le premier, écrivain francophone, né en Allemagne en 1827, avait un père flamand et un mère hutoise. Libéral progressiste et franc-maçon, il considérait l’histoire des Flandres, marquée par les luttes pour les libertés communales et contre la tyrannie catholique espagnole, comme prédécesseur des libertés libérales inscrites dans la constitution la plus libérale de son temps. Il prenait les Flandres comme centre de son combat littéraire et culturel pour la simple raison que peu d’éléments dans l’histoire de la partie sud du pays donnaient des exemples similaires à celle du nord du pays. Son œuvre principale est un roman qui porte le titre Légende et aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d’Uylenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandres et d’ailleurs (1867). Le personnage principal sort d’une légende allemande que De Coster a situé dans les Pays-Bas méridionaux. Il en fait un personnage révolté contre l’injustice et le cléricalisme, qui, malgré les malheurs du pays, aime cette bonne flamande que Breughel nous a peint. Le roman était en fait une arme de destruction massive dans la guerre anticléricale et ne fut guerre apprécié par une grande partie du public et les jurys littéraires. Il menaçait, bien que conçu pour valoriser l’histoire du pays, d’attiser les conflits entre libéraux libre-penseur en catholiques constitutionnels dont l’unité avec permis la fondation de la Belgique.
Il en va autrement, mais ici également non sans paradoxes, avec l’œuvre principale du deuxième personnage, Hendrik Conscience, né à Anvers en 1812, et qui avait comme père un Français qui s’était établi dans cette ville à la fin des guerres napoléoniennes, et comme mère une Flamande. Permettez-moi de citer le Dictionnaire d’Histoire de Belgique (d’Hervé Hasquin) : « Figure de proue du roman flamand du XIXe siècle, il est l’auteur d’une œuvre abondante, d’inspiration fondamentalement romantique, encore populaire de nos jours [?] et par laquelle il a fortement contribué à l’éveil et au développement du sentiment national flamand. Il doit surtout cette réputation à ses romans historiques […], mais il a aussi écrit de nombreux romans et récits régionalistes, aux intrigues stéréotypées et dont l’atmosphère est tantôt idyllique, tantôt larmoyante ». Ajoutons qu’il obéissait plus ou moins aux exigences littéraires de l’épiscopat et qu’il est honoré comme celui qui « a appris son peuple à lire ». Son roman principal est Le Lion de Flandre qui met en scène la Bataille de Courtrai. Cet événement connu sous le nom de la Bataille des Éperons d’Or opposa l’armée du roi de France Philippe IV appuyée par les chevaliers brabançons et hennuyers, aux milices communales flamandes appuyées par des milices venues de Zélande et, peut-être, de Namur, le 11 juillet 1302. La fière chevalerie y fut écrasée par les roturiers des villes flamandes, événement exceptionnel dans le monde nobiliaire. Les deux héros du roman sont Pieter de Koninck et Jan Breydel, respectivement maîtres de la guilde des tisserands et des bouchers. Quelques nobles Flamands y jouent également un rôle du côté des communaux. L’intrigue de ce roman nationaliste ne suit pas la vérité à la lettre. Il présente ainsi Robert III de Béthune comme celui qui permit aux communaux de gagner la bataille, mais en réalité ce noble était prisonnier en France. La lutte entre le riche patriciat qui soutenait le roi de France et les artisans qui appuyèrent le compte de Flandre est présentée comme une lutte nationaliste, tandis qu’en réalité il s’agissait d’intérêts économiques et dynastiques. Le roman contient, il faut apprendre le peuple à lire en lui donnant un petit plaisir érotique, une belle et pure histoire d’amour à l’eau de rose.
Que s’est-il passé avec ces deux romans dans l’histoire culturelle de la Belgique ? Proclamé Bible nationale de la Belgique par la bourgeoisie et petite bourgeoisie radicale francophone, le pacifiste français Romain Roland n’hésitai pas en 1927 de dire que le 31 décembre 1867, date de la parution du roman de De Coster, était née « la conscience de la race belge ». Le roman trouva difficilement un traducteur flamand, vu son contenu anticlérical. La première traduction néerlandaise parût en 1896 et ce n’est qu’en 1969 qu’il connût enfin une traduction moderne due à l’écrivain communiste hollandais Theun de Vries, mais sans grand succès chez le public flamand. Le succès de la légende est avant tout due aux adaptations qu’en firent les différentes tendances du mouvement nationaliste flamand : ils en firent une histoire purement nationaliste, antirévolutionnaire qui défendît la religion catholique. Si De Coster avait fait de Tyl un Flamand pour être un meilleur belge, il devenait ou bien un pieux Flamand pour devenir moins belge, ou bien un nationaliste belge qui défendait son pays contre les boches, comme il prenait la forme d’un fasciste ou d’un libéral ou d’un résistant communiste. Comment expliquer le succès de la légende de De Coster dans la droite nationaliste, aussi bien flamande que belgiciste? Je cite de l’étude de l’historien Marnix Beyen : « Si De Coster tenta de transmettre un message anticlérical et libéral progressiste, on constate que son livre contient une série d’éléments fondamentalement romantiques et antimodernes, potentiellement réactionnaires. (…) Ce résidu réactionnaire de la Légende donna la possibilité aux catholiques et nationalistes flamands, d’utiliser cette légende, chacun à sa guise » (Held voor alle werk. De vele gedaanten van Tijl Uilenspiegel, 1998) Ainsi le Tyl communiste appelait-il à combattre les nazis du VNV (Union Nationale Flamande), appelait de rejoindre la Waffen SS, ou symbolisait la résurgence du mouvement flamand après la guerre de 40-45, Tyl devenait le symbole de la Jeunesse Agraire flamande, à côté de sa fiancée Nele, vierge aux tresses blondes, ressemblant à cette Frieda chanté par Jacques Brel. Etc., etc.
Le roman de Conscience quant a lui a donné au mouvement Flamand (surtout son aile catholique et son extrême droite) de la référence à la Bataille des Épérons d’Or, symbole de la lutte ancestrale des Flamands contre la francophonie. Le 11 juillet est devenu la fête nationale de la communauté flamande. Il s’agit évidemment d’une tradition inventée. La mémoire de la victoire de 1302 s’était perdue jusqu’au roman de Conscience qui la ressuscita. Elle avait a été suivie de plusieurs défaites qui, elles par contre, sont oubliées. L’idéologie conservatrice romantique de ce roman rejette la lutte de classe, mais honore le corps de métiers, les paysans et la noblesse flamande sont les éléments organiques du peuple flamand, tandis que les misérables salariés n’y apparaissent pas. Ce qui n’empêchait pas que Hendrik Conscience fut un belgiciste convaincu, honorant la monarchie et l’Église.
photomontage de Coster/Conscience: Little Shiva