Nous pourrions continuer cette liste, mais ce qui importe ici est que le fait d’utiliser une pyramide des âges pour convaincre du caractère insoutenable d’un système de pensions n’est pas innocent, cela sert des intérêts bien particuliers. En effet, ce qui détermine le caractère « soutenable » de l’économie d’une société (et de son système de pensions), ce n’est pas son rapport d’actifs sur les (prétendus) inactifs mais (1) sa productivité (à différencier de « productivisme », évidemment), (2) son taux d’occupation dans la population et (3) sa répartition des richesses produites en son sein. Notre société a déjà vécu avec une proportion bien moindre d’« actifs » (et avec des moyens de production bien moins efficaces), et on n’entendait pas ces discours incessants sur l’excès de population « dépendante » |7|. Une société comme celle d’aujourd’hui avec plus d’ « actifs » et une productivité beaucoup plus forte devrait avoir une facilité déconcertante à financer des pensions convenables, et pourtant… Le problème se situe ailleurs : dans la capacité du patronat à gérer selon son bon vouloir le taux d’occupation de la population (or, le but de celui-ci n’est pas de créer de l’emploi mais de faire du profit) et dans la répartition des richesses qui se caractérise par un accaparement toujours plus grand de celles-ci par le capital. La part des salaires, et donc également du salaire socialisé comprenant les pensions, dans la richesse collectivement produite a perdu plus de 10 points depuis 1975 – et d’ailleurs nous sommes « en crise » depuis lors. Les richesses produites par les travailleurs-euses n’ont pas cessé d’augmenter ces dernières décennies, et pourtant le retour vers ceux/celles-ci n’a pas cessé de diminuer il n’y en aurait pas assez pour financer les pensions… ? C’est bien qu’elles sont allées quelque part. Le soi-disant gouffre budgétaire qu’induit le « vieillissement de la population » pourrait en fait être résolu par une augmentation de moins de 2% des salaires ! Et si le but est réellement d’augmenter le rapport « actifs » avec emploi/« inactifs » sans emploi, pourquoi l’État ne met-il pas en place une réduction collective du temps de travail (avec embauches compensatoires et maintien des salaires) ? Parce que cela c’est s’attaquer directement à la répartition des richesses produites collectivement, au capital, et donc impossible. Non, la seule solution c’est de faire travailler la population plus longtemps, histoire d’augmenter la pression sur les salaires (et tant pis pour le taux de chômage actuel de – officiellement – 22% chez les jeunes). Le but n’est en effet pas de diminuer le taux de chômage de la population (près de 9%) |8| mais d’augmenter le taux d’emploi des 50-65 ans et plus. Comme nous le susurre avec bienveillance Alain Mouton dans son article paru dans le journal Le Vif, la bombe des pensions belges n’a toujours pas été éteinte et la solution paraît donc évidente : il faut travailler plus longtemps. Et de finir avec une belle proposition : instaurer un malus de pension à côté du bonus de pension existant afin de punir les personnes qui arrêtent de travailler avant l’âge légal |9|.
L’autre solution, on l’a compris, c’est de privatiser les pensions puisque nous devons faire le constat d’un manque cruel de ressources ! Après avoir détricoté le premier pilier en réduisant les cotisations sociales au fil du temps (près de 7 milliards d’exonérations par an), l’État a encouragé le recours aux piliers complémentaires par, entre autres, des incitants fiscaux (plus de 500 millions par an). Et ce malgré le fait que le système par capitalisation soit plus sensible au « vieillissement » que le système par répartition. En effet, l’arrivée des fonds de pension privés en Europe doit être mise en relation avec l’arrivée à maturité du marché aux États-Unis, où ils sont bien plus importants (comme au Royaume-Uni) et où ils ont commencé à atteindre un déséquilibre entre le nombre de pensionnés à payer et le nombre de cotisants à leur système (ils se tourneront d’ailleurs ensuite vers l’épargne des pays dits émergents, et ensuite… ?). Comme le rappelle Corinne Gobin |10|, les mots sont importants et ces piliers n’avaient rien de complémentaires. Leur but est de détruire le premier pilier et de s’en accaparer la substance. Substance de 30 milliards d’euros annuels, soit près de 10 % du PIB qui échappe au capital (puisqu’il s’agit de ressources socialisées qui ne vont pas au profit). Cette restitution, même minime, de ce qu’ils produisent aux producteurs/trices, le capital ne pouvait plus le tolérer. Ce n’est pas un hasard si la naissance des piliers dits complémentaires correspond à la période de renforcement du modèle capitaliste et de la vague néolibérale avec ses attaques systématiques à l’égard des institutions créées grâce à un rapport de force favorable à la sortie de la deuxième guerre mondiale (en Europe, la sécurité sociale représente 25 % du PIB qui échappe au contrôle du capital). Ce modèle économique, avec l’aide de ses institutions internationales comme la Banque Mondiale ou le FMI, a toujours prétendu qu’il proposait un modèle neutre politiquement et que la financiarisation du système de pensions existant n’était qu’une manière de le compléter. C’est évidemment faux. Il s’agit d’un affrontement de deux modèles, de deux logiques. L’un, subversif, qui instaure un droit de rémunération universel sur base de la richesse collectivement produite, l’autre, libéral, basé sur l’assurance individuelle contre le risque (la vieillesse étant, bien entendu, un « risque » de la vie), la privatisation des capitaux et la croyance religieuse en la capacité de la finance à répondre à ces besoins |11|. Enfin, par définition, ce système financiarisé – moins efficace et plus coûteux |12| – comprend des risques énormes pour les cotisants eux-mêmes. Alors qu’on agite sans cesse le spectre d’une faillite des petits pensionnés en cas de défaut de paiement sur la dette publique, on sait ce qu’il leur arrive lorsque les institutions financières privées qui gèrent leurs épargnes vivent des débâcles financières. Et les récentes déclarations de notre Ministre des pensions, Alexander de Croo, concernant le deuxième pilier en questionne encore une fois la sécurité |13|. Il a proposé de revoir le rendement garanti des assurances-groupes (plus ou moins 3,5%), institué par la loi Vandenbroucke de 2004 sur les pensions complémentaires, pour le calquer sur les taux du marché… En effet, les assureurs qui ne garantissent aujourd’hui plus ce taux (mais 2,25%) depuis qu’il est plus élevé que ce que rapportent les obligations de dette publique des pays du centre de la zone euro (Belgique, Allemagne, Pays-Bas,… ), et les employeurs qui doivent en payer la différence, ont crié au secours. Qu’ont fait les assurances-groupe de l’argent lorsque tout allait (très) bien ? Ont-elles mis en place des réserves pour payer les futures pensions ? Non. Les « petits pensionnés » entretiennent les actionnaires dans ce système dit complémentaire.