Investissements dans la dette publique
Et en effet, pas besoin d’être spécialiste de la question pour comprendre à qui cette financiarisation du système des pensions a profité : aux institutions que l’on retrouve dans les deuxième et troisième piliers, c’est-à-dire les banques privées et les « zinzins » – investisseurs institutionnels – que sont les compagnies d’assurances et les fonds de pension. Ces institutions financières privées utilisent les nouveaux capitaux à leur disposition pour différents investissements, dont l’achat de dette publique (synonyme de placements sûrs). Nous nous sommes donc demandé quelle part de la dette publique belge était en possession de ces investisseurs |14| et, par là, à quelle hauteur l’argent destiné aux pensions d’une partie de la population pouvait éventuellement être exposé en cas d’annulation de la dette.
En ce qui concerne les fonds de pension (qui gèrent moins de 20 milliards d’actifs), le FSMA (l’Autorité des Services et Marchés Financiers) nous apprend que la part de la dette belge détenue par ceux-ci s’élevait à un peu plus de 235 millions d’euros en 2011 |15|. Autant dire pas grand chose sur une dette de 360 milliards la même année. En ce qui concerne les assurances-groupe (qui gèrent plus ou moins 45 milliards d’actifs destinés aux pensions), nous n’avons pas réussi à obtenir les données correspondantes. De même en ce qui concerne les épargnes-pension gérées par le troisième pilier |16| (qui gère moins de 30 milliards d’actifs destinés aux pensions). Certes, on sait que depuis la crise dite des dettes souveraines, les fonds de pension ont commencé à se détourner des obligations d’États pour privilégier les obligations d’entreprises, tandis que les compagnies d’assurances en achètent plus (entre autres obligées par des réglementations européennes). On sait également, avec le rapport annuel de l’Agence de la Dette de 2012, que les OLOs (Obligations linéaires, qui représentent la grande majorité de la dette) émises par syndication cette année-là ont été achetées par les fonds de pension, les compagnies d’assurances |17| et les banques privées à hauteur de, respectivement, plus ou moins 5 %, 20 % et 35 %. Reste que ces institutions du troisième pilier ne gèrent pas que des capitaux provenant d’épargnes-pension pour acheter de la dette belge, loin de là, et que ces différentes données ne nous informent pas sur le stock de la dette auquel cela pourrait correspondre.
Pour une réforme du système de répartition des richesses
Même si l’on voit qu’a priori l’argent des pensions complémentaires, qui restent actuellement minoritaires dans le système de pensions belge, n’est pas investi dans de fortes proportions dans la dette publique belge, toutes les données que nous avons pu glaner jusqu’ici – via le FSMA, l’ONP, l’ABIP, Assuralia, FebelFin, l’Agence de la Dette, la BNB, la BCE, l’OCDE, etc. – n’ont pas encore permis de répondre entièrement à la question |18|. D’autant plus que, même si les fonds de pension, par exemple, investissent peu dans celle-ci, qui nous dit qu’ils ne sont pas exposés via d’autres investissements (dans les OPC, organismes de placement collectif, par exemple) ? De même concernant les pertes que les banques et compagnies d’assurance supporteraient en cas d’annulation de la dette belge, qui nous dit qu’ils n’en transféreront pas le coût sur leurs épargnants pensionnaires entre autres (comme lorsque les créanciers de la dette grecque en ont effectué une restructuration à leur manière) ?
Ce qui compte, comme toujours, c’est de se demander : d’où vient le vrai danger et qui choisit-on de faire payer ? Plusieurs pistes existent, évidemment : la nationalisation des fonds de pension comme en Argentine (ainsi que des compagnies d’assurances et des banques) avec garantie pour leurs usagers ou, à l’extrême inverse, la mobilisation des cotisations de pensions privées et/ou publiques pour financer le financement de la dette (comme nous l’ont montré les exemples de la Hongrie, de la Pologne et du Portugal récemment). Si l’objet d’un audit citoyen est bien de se réapproprier ces questions, de savoir de quoi est constituée une dette qu’on nous fait payer chaque jour, d’en connaître les origines et la destination, de rassembler des informations pour pouvoir en modéliser la répudiation en tout ou en partie, etc., il est aussi de définir collectivement et par le bas qui doit payer et de quelle manière. En deux mots, d’identifier les responsables de cette situation intenable et de proposer des alternatives, une autre politique, un autre contrat social.
Notre ministre des Finances (Koen Geens) se veut rassurant pour nos jeunes et s’interroge sur les raisons qui les poussent à s’inquiéter d’un problème qui se présentera au plus tôt dans 35 ans. Lorsque j’avais votre âge, la dette publique atteignait 145% du PIB et on était confrontés à la pire crise pétrolière de l’histoire. Nous ne nous tracassions pas pour notre pension qui n’était pourtant pas garantie. Vous devez agir mais pas vous inquiéter. Si Koen le dit |19|, alors tout va bien. Et pourtant… à l’inverse d’une revalorisation salariale, c’est un gel des salaires qui est appliqué aujourd’hui en Belgique ! Le capitalisme sort toujours des crises qu’il produit, de par sa nature même, en étendant son emprise. Face à la tendance actuelle de nivellement par le bas des services publics et de la sécurité sociale dans son ensemble (chômage, pensions, soins de santé, etc.) en Europe (comme en Grèce depuis les premiers memorandums de 2010) par sa privatisation, sa financiarisation, voire sa simple destruction, il faudra développer l’esprit de responsabilité chez les individus (dixit le FMI ventant les mérites du système par capitalisation |20|) qui pourraient alors envisager de réformer le système de répartition des richesses produites collectivement et, par là, renforcer le premier pilier et la sécurité sociale en général. Les pensions sont bien entendu finançables, ET améliorables |21|. Pourquoi les salariés (dont les pensionnés et les chômeurs) devraient-ils payer pour la crise alors que la répartition des revenus resterait la même ? |22| Là s’arrête la logique du discours que la presse majoritaire, le gouvernement, la publicité et même nos professeurs de démographie sur les bancs universitaires nous servent depuis des années : il élève le statu quo au rang de donnée scientifique.
À toute fin utile, rappelons qu’en Belgique, les 20% les plus riches possèdent 61,2% du patrimoine total (et 52% des revenus), alors que les 20% les plus pauvres en possèdent 0,2% (et 3,5% des revenus) |23|…