« Comment expliquer que les ouvriers constituent toujours le groupe social le plus important de la société française et que leur existence passe de plus en plus inaperçue ? »1 Les dernières décennies ont en effet été marquées par un processus consistant à rendre la classe laborieuse invisible dans tous les domaines. Il suffit de voir les publicités des grandes marques automobiles pour s’en convaincre : plus d’usines, plus de prolétaires, mais des robots facétieux et des collaborateurs épanouis qui dansent et virevoltent dans des espaces propres et agréables. Les grands débats sur le rôle et la place de la classe ouvrière ne concernent pas seulement sa situation matérielle, ses conditions de vie et de travail, mais plus largement, l’ensemble de l’imaginaire social. Combien de films et de romans contemporains tentent d’affronter cette question ? Bien peu, en définitive. Gérard Mordillat en dresse un constat accablant : « Il est certain qu’écrire aujourd’hui sur le monde du travail en ayant pour rois et reines de tragédie des ouvriers, des employés, des techniciens, vous place immédiatement à contre-courant du mainstream de la production romanesque, où s’épanouissent les problématiques bourgeoises et petites-bourgeoises qui font le miel des commentateurs. »2
Avec Les Vivants et les Morts, il attrape la réalité sociale à bras le corps. Peu de longues descriptions, le décor est dressé en quelques traits : « C’est à l’Est. À Raussel, une petite ville avec une grosse industrie, une seule, Plastikos. La Kos, comme on dit ici. »3 Seulement voilà, l’entreprise est rachetée, intégrée dans un groupe, broyée par des intérêts financiers qui échappent complètement à ses employés. Et la nouvelle tombe : pour assurer la rentabilité, il va falloir licencier. Mais cela suffira-t-il à sauver les emplois qui restent ? Ce roman n’est pas le banal récit d’une fermeture d’entreprise et de la lutte des ouvriers et des ouvrières pour la sauver. C’est aussi une véritable chronique sociale des années 2000 et un réquisitoire contre le fonctionnement du capitalisme contemporain.
Le roman s’ouvre sur l’inondation de l’usine et la mobilisation des salariés pour la protéger et la remettre en route. La scène est explicite : il est plus facile de lutter contre une catastrophe naturelle que contre des actionnaires. Car ceux-ci ont plusieurs coups d’avance, épaulés par les pouvoirs publics. Une partie de la dimension tragique du récit se joue précisément là : « L’histoire est déjà écrite. Et depuis longtemps… »4. Mais Mordillat ne mâche pas ses mots non plus à l’encontre d’une certaine conception du syndicalisme, réduit au rôle d’aménageur des projets du patronat.
Fort du succès que le roman avait remporté, Mordillat a réalisé une adaptation pour la télévision. Au mois d’octobre prochain, les huit épisodes que compte la série vont être diffusés en première partie de soirée sur France 2. Lors de l’université d’été du NPA, les deux premiers ont été projetés en avant-première. Celles et ceux qui ont lu et aimé le roman, passé le petit moment de surprise de voir les personnages différemment que ce que l’on s’était imaginé, en retrouveront l’ensemble des éléments. Enrichis de quelques détails, comme la salle de réunion où se déroule les négociations, entièrement blanche, comme aseptisée et coupée de la vie de l’usine. Une mise en scène qui renforce l’aspect truqué du dialogue social, où les dés sont de toutes façons pipés. Et tous les autres pourront découvrir cet auteur et ses histoires qui nous emportent.
Dans la guerre de classe en cours, Mordillat mène la bagarre sur le front de l’imaginaire, un front loin d’être secondaire. Car, comme l’écrit Rudi à Dallas, depuis sa prison : « Nous devons penser le monde que nous voulons si nous ne voulons pas que d’autres le confisquent à leur profit, confisquent jusqu’à nos rêves et nous ramènent à l’état d’esclaves, de marchandises »5.
Notes
1. Stéphane Beaud, Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière, Fayard, 1999, p.14.
2. Gérard Mordillat L’Humanité 23 janvier 2008.
3. Gérard Mordillat, Les Vivants et les Morts, Livre de Poche, 2006, p.11.
4. G. Mordillat, id., p.480. 5. G. Mordillat, id., p.822.
Source : NPA