Neuf mois après son lancement et seulement cinq mois après sa spectaculaire percée aux élections européennes, Podemos bénéficie d’une dynamique fulgurante qui s’est vérifiée dans la tenue, en ce mois d’octobre, de son assemblée constituante, « l’assemblée citoyenne » que la presse a largement traitée. Il y a en effet à l’œuvre dans et autour de cette organisation un puissant effet boule de neige politique et social dont les médias, pourtant largement acquis au consensus structurel qui verrouille l’espace politique espagnol depuis 1978, ont décidé de rendre compte. Les arrière-pensées politiciennes ne sont évidemment pas absentes dans une situation où les coups bas entre partis institutionnels (et leurs relais dans les médias), le Parti Populaire, au gouvernement, et les socialistes du PSOE, sont légion. Chacun d’eux cherche à tirer parti, en le transformant en épouvantail, de la poussée de Podemos que pointent les sondages mais que l’on sent aussi dans la rue, les quartiers, les villages… Ces politiciens cherchent par là à affaiblir leur rival, mais dans la logique de ce consensus conflictuel généré depuis la Transition dite démocratique des années 70 où l’enjeu se réduit, pour eux, à accéder au gouvernement pour mener la même politique, à quelques nuances près, d’inféodation du pays aux règles du libéralisme le plus échevelé. La force de Podemos, qui lui permet de déjouer cette tentative de l’instrumentaliser et de l’insérer dans ce simulacre politique, est de garder le cap de la rupture avec ce qu’il désigne d’un nom qui a fait florès dans la population : « la caste ». Caste qui inclut, d’une part, les partis de cet ordre/désordre libéral qui, sur un fond de corruption des « élites » s’étalant de plus en plus ouvertement, impacte avec une violence inouïe la population depuis la « crise » de 2008, mais aussi, d’autre part, les « puissants » qu’ils appuient servilement sous l’égide d’une Union Européenne acquise à l’idée qu’il revient aux peuples de payer « leur » crise, celle des possédants !
Prenant appui sur le phénomène des Indignés qui s’est imposé pendant de longues semaines en 2011 en occupant les places du pays et qui inspire aujourd’hui des mouvements très actifs comme celui du refus des expulsions de logements, Podemos est parvenu à faire transcroître sur le terrain politique ce mouvement radical, très hétérogène et surtout délibérément désinséré des jeux institutionnels qu’il percevait, à juste titre au demeurant, comme piégés. On ne comprend rien à Podemos si l’on ne retient pas ce rapport de filiation/dépassement politique avec le 15-M (15 mai), comme l’on désigne le mouvement des Indignés. Mais cette dualité signe aussi les contradictions que l’on a commencé à voir à se dessiner et même s’approfondir lors de cette Assemblée Citoyenne de Madrid et à travers les votes qui s’en sont suivis pour mettre en place la structure politique, organisationnelle et d’orientation, qui faisait défaut jusque là.
Dans la préparation de cette Assemblée est apparu un bouillonnement rafraîchissant d’initiatives, de débats, de propositions dans des cercles de base massivement mobilisés. Toutes choses qui participent d’une forte politisation, en termes radicaux, d’une fraction large de la population. Celle-ci pressentant l’aubaine que représente l’émergence d’une force politique tellement en rupture avec ce qui scande la binarité politicienne du régime de la Transition, retrouve, par-delà la fracture générationnelle, « la ilusión », l’enthousiasme perdu de la période héroïque de la lutte antifranquiste des années 60-70. Car c’est la jeunesse du 15-M, vierge de cette déception engendrée par la neutralisation institutionnelle des révoltes de ces années-là, qui a redynamisé l’espérance que relaie Podemos en jouant d’un étonnant positionnement « ni à droite, ni à gauche »… seulement (sic) contre la caste ! Positionnement « ailleurs » que démentent, au demeurant, premier signe de ses ambiguïtés et même contradictions, les références appuyées du « leader » de Podemos, Pablo Iglesias, à la République, au legs de la lutte antifranquiste, au rôle positif (en en escamotant la face obscure) joué par le Parti Communiste pendant la Guerre Civile et la dictature, mais aussi à la social-démocratie keynesienne « d’avant ».
Cet enthousiasme qui s’est exprimé chez beaucoup d’adhérents et de sympathisants, à l’occasion des récents débats, s’est combiné, du moins dans un grand nombre de cercles, avec une exigence que soit reconnu aux structures de base un maximum d’autonomie et de pouvoir dans l’organigramme, en discussion, du parti. Or les propositions organisationnelles, de statuts, faites par l’équipe qui s’est formée autour de Pablo Iglesias, ont manifesté une inclination, toujours plus marquée, à octroyer cette autonomie, non aux cercles, mais à la direction à désigner. Ainsi en a-t-il été des larges fonctions de représentation reconnues par cette équipe au poste de secrétaire général, dont tout le monde s’accorde à dire d’emblée, qu’il ne pouvait revenir qu’à Pablo Iglesias. On remarquera au passage, qu’en lien avec cette option de centralisation relative de la structure de direction proposée, est apparue chez ses promoteurs la volonté de se constituer en équipe homogène, fermée sur elle-même, en contradiction flagrante avec un esprit du 15-M s’assumant mouvant et en refus des démarcations internes au couteau ! Il n’est pas interdit de penser, comme l’ont exprimé certains, qu’il y a là le danger d’importer des méthodes et des façons de faire qui ont plus à voir avec la « tradition » politique des partis de la caste qu’avec l’inédit recherché tout au long du mouvement des places. Et que dire de la reprise par Pablo Iglesias et ses camarades d’une proposition interdisant la double appartenance politique à tout membre des organes de direction alors qu’un des grands leitmotiv de ce parti est que « l’on n’exclut personne » pourvu qu’il y ait accord sur l’orientation votée ? D’autant que, et cela a été immédiatement relevé par la presse mais aussi par nombre de membres de l’organisation, cette proposition revient à exclure de la direction nos camarades d’Izquierda Anticapitalista, pourtant membres fondateurs de Podemos et dont la figure la plus connue est l’eurodéputée, élue en numéro 2 après Pablo Iglesias, Teresa Rodríguez ! Ajoutons à ces « anomalies » le changement, hors des règles établies avant l’assemblée, du mode de votation des textes en lice et l’établissement d’un vote bloqué de ces textes interdisant une expression libre et multidirectionnelle de chacun.
Il s’est ainsi confirmé, au cours de cette assemblée, dans ce qui s’est donné à voir comme une sorte de fraction, une volonté, paradoxale pour un parti se prévalant de rompre avec les vieilles méthodes clivantes, de durcir les positionnements des uns et des autres en les posant en alternatives, bloc contre bloc tout en jouant du « charisme » du « leader » et de la menace qu’il se retire de la direction s’il n’obtenait pas la majorité ! Ces façons de faire inquiétantes auront permis un résultat quasi soviétique par lequel l’option de Pablo Iglesias rafle près de 80 % des voix face aux plus de 12% obtenus par le texte organisationnel (appuyé entre autres par Izquierda Anticapitalista) favorable à donner plus de pouvoir aux cercles. Le chiffre étonnamment bas de participation, 55%, pourrait bien être à rapprocher d’un malaise, voire d’un refus, au moins pour une partie des militants et simples sympathisants (autorisés à voter), d’entrer dans un schéma de fonctionnement interne dérogeant à la souplesse horizontaliste vécue dans les cercles.
Il est bien trop tôt pour tirer de ces écarts des significations politiques stables : nos camarades d’Izquierda Anticapitalista et leurs alliés dans la bataille d’idées qu’ils ont menée et qui a recueilli une adhésion plus large que les contraintes imposées par Iglesias et ses camarades n’ont permis d’exprimer dans l’Assemblée, préfèrent insister sur la qualité des débats menés et la volonté d’aller de l’avant « tous ensemble ». La perspective, peut-être surestimée (pensons à ce qu’ont connu, toutes choses égales par ailleurs, les militants de Front de Gauche ici) et à connotation fortement électoraliste chez certains, de gagner les prochaines élections législatives en 2015 (en éludant le problème si sensible des alliances nécessaires pour… « gouverner » !), amène à ne vouloir voir, dans l’immédiat, que ce qui unit. Attitude compréhensible pour autant qu’elle ne revient pas à baisser la garde sur des indices de dysfonctionnement qui pourraient prendre de l’ampleur par adaptation sournoise aux règles du jeu (personnalisation-médiatisation, élimination des minorités, etc.) du système que l’on dit combattre. Retenons que, à ce stade où le débat d’orientation proprement dit a été fortement relativisé et n’a pas permis de lever les flous programmatiques du parti, tout est possible, en particulier que la bienveillance ou tolérance des cercles de base envers la direction qui surgira de la prochaine assemblée de délégués, le 15 novembre, ne se transforme pas pour autant en chèque en blanc.
Antoine (Podemos Montpellier) et Miguel (Podemos Paris)
Source : NPA