Interview de Laurent Pirnay, secrétaire général adjoint de la CGSP wallonne
Les partis commencent à se profiler pour les élections de mai 2014. Et chacun tire déjà son propre bilan de l’action gouvernementale.
Pour le Parti socialiste, le bilan est largement positif. « Nous avons fait une politique sociale à contre-courant de toutes les thèses libérales », déclare Laurette Onkelinx. Même constat pour le Président du PS, Paul Magnette : « Nous n’avons pas basculé dans l’austérité aveugle. Nous avons fait un effort d’assainissement en veillant à préserver les services publics, la sécurité sociale… ».
Comment réagit à ces propos le syndicaliste ?
Laurent Pirnay : Je constate que le gros de l’effort pour assainir le déficit budgétaire a été fait en réduction des dépenses publiques. Dans les services publics, cela se concrétise par des coupes sombres dans l’emploi : le non remplacement de personnel, c’est moins de personnes pour rendre les services auxquels la population a droit. Dans les dossiers interprofessionnels, un gouvernement qui procède à un bidouillage de l’index, qui demande une révision de la loi de 1996, qui bloque les salaires … fait le jeu du patronat et le place dans un fauteuil lorsqu’il s’agit de négocier avec les syndicats.
Quand j’entends dire que ce gouvernement a opéré un début de rééquilibrage capital-travail, je constate plutôt que toutes les mesures de régression sociale qui touchent le monde du travail sont directement applicables, très violentes et prennent immédiatement tous leurs effets, tandis que les mesures qui égratignent quelque peu le capital sont édulcorées et leur mise en application bien souvent conditionnée.
Pointer comme une victoire les 1,5 milliards récupérés par la lutte contre la fraude fiscale, c’est un peu léger, alors que l’ampleur de la fraude est estimée entre 20 et 30 milliards d’euros et que les moyens dont dispose l’administration fiscale pour traquer les gros fraudeurs sont bien insuffisants.
Il en va de même avec le pseudo impôt minimum sur les sociétés. Bien sûr, en elle-même cette mesure n’est pas négative mais oser la qualifier d’impôt minimum est un mensonge. Il s’agira, pour faire simple, d’une taxe, assez faible d’ailleurs, qui frappera les entreprises abusant des intérêts notionnels. En la matière, il aurait mieux fallu supprimer les intérêts notionnels.
Qu’est-ce qui te scandalise le plus dans le large éventail des mesures d’austérité ?
C’est l’attaque en règle contre les chômeurs qui se concrétise notamment par la dégressivité accrue des allocations de chômage jusqu’à un forfait inférieur au seuil de pauvreté et par des politiques d’exclusions du chômage. Sans oublier, par exemple, la redéfinition d’un emploi convenable obligeant les chômeurs à accepter n’importe quel boulot, dans n’importe quelles conditions. Cette dernière mesure peut sembler anecdotique par rapport aux autres mais elle traduit bien, à mon sens, tout le mépris affiché à l’égard des chômeurs.
Ce furent pratiquement les premières mesures de la législature, prises avec un premier ministre socialiste et d’autres ministres socialistes qui ont la main pour ces matières sociales.
Pour rassurer le patronat sur la couleur et l’orientation de ce gouvernement, le message était on ne peut plus clair.
On a eu droit à des discours de rentrée du genre : le pays est pacifié, il y a un frémissement de reprise, encore un petit effort et on verra le bout du tunnel…
Un pays pacifié grâce au parti socialiste qui a mis le nationalisme hors-jeu – c’est ce que j’entends autour de moi-, c’est aller vite en besogne. Cet argument est surtout très commode pour faire oublier les mesures antisociales. Quant au frémissement de reprise économique, rien n’est moins sûr. Nous n’en avons pas fini avec les politiques d’austérité, le diktat des institutions européennes, auquel se soumet ce gouvernement comme les autres – on le voit encore avec le « oui » gouvernemental et parlementaire au nouveau traité budgétaire européen (TSCG)- va imposer encore plus d’austérité, des réductions drastiques de dépenses publiques pour faire diminuer le déficit budgétaire et le poids de la dette publique. Un gouvernement Di Rupo bis ferait-il autre chose ? Va-t-on nous resservir « ce serait pire sans le PS » ? Idéologiquement et pratiquement, on a intégré au sein du PS le fait que le système capitaliste était le seul horizon possible, cela les empêche donc de penser l’alternative.
En juin 2013, les Régions signaient un pacte de compétitivité avec le fédéral. On nous passe en boucle le « cercle vertueux » de la compétitivité- croissance-emploi. N’est-ce pas plutôt le « cercle vicieux » de l’austérité qui va prendre une dimension encore plus grande ?
Jusqu’à présent, l’argument de la compétitivité a conduit à des manipulations de l’indexation automatique des salaires, à la réorganisation du travail avec la flexibilisation des emplois, la réduction continuelle des cotisations patronales qui mettent à mal la sécurité sociale, le blocage des salaires…Le « cercle vertueux », ce serait partir d’abord de la création d’emplois de qualité et de salaires décents, en imposant une autre répartition des revenus entre le capital et le travail. Après tout, ce sont les travailleurs qui produisent les richesses. Le « cercle vertueux » de la compétitivité, de la fameuse concurrence libre et non faussée entraîne un appauvrissement continuel de la population, sans relance de l’économie. L’austérité est au contraire un « cercle vicieux ». Partout où elle est appliquée la situation sociale mais également économique ne cesse de se dégrader. C’est un remède pire que le mal qu’elle est censée soigner. Ce qu’il faut garder à l’esprit c’est que l’austérité n’est pas une fatalité, mais un choix politique !
Les syndicats se sont mobilisés contre le plan d’austérité, à travers des rassemblements, des manifestations, des grèves professionnelles et interprofessionnelles. Mais cela n’a pas pour autant fait reculer le gouvernement, ni le parlement. Quelles leçons en tires-tu pour le mouvement syndical qui, qu’on le veuille ou non, reste une force essentielle pour faire changer les choses ?
La première leçon que je tire, c’est la nécessité de défendre, au niveau syndical, un programme de revendications de transformation sociale qui soit en phase avec le modèle de société que nous voulons et qui permette des mobilisations accrues. C’est de choisir dans ce programme, selon les circonstances et les enjeux, des revendications claires, précises, porteuses pour les mobilisations. A ce propos, le calendrier d’action syndical, mis en avant, était d’un grand flou artistique. Les travailleurs ont répondu aux mots d’ordre, mais les mobilisations sans lendemain, ça commence à bien faire. Au niveau de la FGTB -, nous avons fixé des lignes de rupture (l’index, le durcissement de la loi de 1996 sur la compétitivité, le blocage des salaires…), en liaison avec un bilan précis de l’action gouvernementale. Alors, on ne peut tergiverser quand ces points de ruptures sont dépassés : il faut oser partir à l’action, avec un plan précis de mobilisations en crescendo, quelque que soit la couleur politique au sein du gouvernement.
Précisément, en ce qui concerne le blocage des salaires pour 2013-2014, les Métallos FGTB Wallonie-Bruxelles, ainsi que la CNE/CSC ont introduit un recours au Conseil d’Etat demandant l’annulation de l’Arrêté Royal. Les trois organisations syndicales ont porté plainte devant l’OIT (Organisation Internationale du Travail). Mais est-ce suffisant par rapport à la portée de cette attaque ?
Je voudrais d’abord signaler que des services publics sont aussi directement concernés par cette mesure : nos camarades des transports en commun, de Gazelco. Et puis, on sait bien que les mesures de régression sociale qui touchent le secteur privé sont par la suite imposées dans le secteur public. Il faut aussi savoir que dans la loi de 1996 sur la compétitivité et les salaires (loi que n’a pas voulue la FGTB), il y a l’article 14 qui ouvre la possibilité de geler également les dividendes versés aux actionnaires. Que le Gouvernement ne se soit pas saisi de cette opportunité est significatif !
Quant aux démarches entreprises par les syndicats, il ne faut pas négliger l’utilisation des leviers juridiques à notre disposition. Mais sera-ce suffisant pour faire sauter ce blocage des salaires ? Le salaire ne doit pas être considéré comme un coût, mais comme un droit !
Comment changer les rapports de force entre Capital et Travail ? Dans la lettre ouverte que la LCR a adressée aux syndicalistes, nous avons écrit qu’il était essentiel que le mouvement syndical passe de la défense à l’offensive, lutte pour son propre programme, un programme d’urgence sociale, un programme anticapitaliste. Considères-tu cette démarche urgente et indispensable ?
La FGTB est la seule organisation de masse et véritablement socialiste dans ce pays. Elle est donc en mesure faire changer les choses. Nous n’avons pas à faire un complexe d’infériorité. Nous n’avons pas à nous mettre à la remorque de qui que ce soit. Nous avons un programme, un projet de société. Le mouvement syndical, qui est, (et doit rester), un contre-pouvoir) n’est pas seulement une force d’opposition. Il doit être une force de proposition. Dire par exemple « Non à l’attaque sur l’indexation des salaires », c’est bien et il faut le faire. Mais il faut dire pourquoi nous nous opposons à la remise en question de l’indexation des salaires. On mobilise mieux sur un projet positif, sur un projet de société, que sur une opposition simplement ponctuelle.
Quelles revendications t’apparaissent-elles urgentes dans la lutte pour faire changer les rapports de force ?
Une des premières revendications, c’est une réforme globale de la fiscalité à poser sur le terrain politique. Il s’agit, non pas de mesurettes, mais d’un programme fiscal global et surtout cohérent qui permette de faire contribuer le capital et les revenus du capital et qui opère une réelle progressivité de l’impôt. C’est l’inverse qui se passe aujourd’hui : les impôts pèsent de plus en plus sur le monde du travail. Cette forte progressivité de l’impôt doit permettre le financement des services publics, la création d’emploi de qualité, la satisfaction des besoins réels de la population.
Une autre revendication, c’est la réduction collective du temps de travail sans perte de salaire, avec embauche compensatoire et sans augmentation de la flexibilité. C’est une revendication essentielle pour la création d’emploi, mais aussi pour permettre une meilleure qualité de vie. C’est une revendication qui peut être financée à condition de toucher à un tabou : la répartition actuelle des revenus entre le capital et le travail.
Et par rapport au secteur bancaire ?
Il y a des secteurs clé de l’économie qu’on ne peut laisser au privé, à la course au profit maximum. Dans ces secteurs vitaux, l’intérêt collectif doit primer sur l’intérêt privé. Nous sommes par exemple pour la création d’une banque publique. La crise bancaire plaide suffisamment pour cela. Je suis pour la socialisation du secteur bancaire. Au niveau bancaire, une première étape, un premier pas peut être la création d’une banque publique. Cela provoquerait une prise de conscience. Cela prouverait qu’on peut faire autrement avec une banque publique: ne pas jouer avec l’argent des citoyens ; investir dans le redéploiement régional, dans la création d’emplois ; fournir des prêts à des taux réduits, etc.
Dans la lettre ouverte aux syndicalistes, la LCR a également soulevé un autre rôle qu’il appartient au mouvement syndical de jouer : « le syndicat peut et doit favoriser la formation d’une alternative politique, qui soit aussi fidèle au monde du travail que les partis actuels sont fidèles au capital ». La critique du PS, dans le milieu syndical, s’amplifie. Et cela, par rapport aux mesures antisociales prises par ce gouvernement, mené par un premier ministre socialiste. Le PS peut-il encore être le relais politique des aspirations et des revendications du monde du travail ?
Il faut d’abord faire une différence entre le PS, en tant qu’institution, et ses membres qui ont leur carte au Parti. De mon point de vue, le PS n’est plus aujourd’hui, sur le terrain politique, le relais des aspirations du monde du travail.
Le premier 2012, Daniel Piron, le secrétaire régional interprofessionnel de la FGTB de Charleroi Sud Hainaut, lançait, au nom du comité exécutif de la régionale FGTB, un appel pour favoriser activement le rassemblement d’une force politique anticapitaliste, sur le champ politique et électoral, à gauche du PS et Ecolo.
Quelle est ta position sur la démarche de la FGTB de Charleroi ?
Dire qu’il faut créer une force politique à gauche du PS et Ecolo, je dirais, en boutade, que ce n’est pas très ambitieux car, à l’heure actuelle il n’est pas difficile d’être à la gauche de ces partis.
Plus sérieusement, construire un rassemblement de gauche anticapitaliste, ça, c’est l’essentiel. Je m’empresse de dire que c’est au cœur de l’appel de la FGTB de Charleroi. Cet appel est un fameux coup de pied dans la fourmilière. Réaffirmer les valeurs fondatrices de la gauche, remettre en avant les mots de lutte de classe, d’anticapitalisme, de contre-pouvoir, de rapports de force, renouer avec le programme des réformes de structures anticapitalistes, mettre l’accent sur un syndicalisme de combat et démocratique, affirmer que pour changer le rapport de force face au patronat et à la droite, il faut une force de gauche qui s’affirme sans complexe.
Ceci dit, en tant que syndicat, nous devons rester une force de contre-pouvoir, indépendante de tous les partis politiques, et cela, même si demain venait à se créer un véritable parti de gauche. Cette indépendance est pour nous fondamentale car pour être l’expression du monde du travail dans son ensemble nous ne pouvons être celle d’un parti, quel qu’il soit. Cela ne veut pas dire que des rapprochements ne peuvent pas exister, mais ils doivent être ponctuels, dans l’intérêt des travailleurs et respectueux de l’indépendance syndicale. C’est ce que réaffirme d’ailleurs la FGTB de Charleroi.
Quel est aujourd’hui l’impact de cet appel dans le mouvement syndical ?
Cet appel est connu de tous dans les instances de la FGTB. La démarche d’un rassemblement politique de gauche anticapitaliste apparait, aux yeux de pas mal de militants syndicaux, comme une chose positive et nécessaire.
Cet Appel traduit le sentiment de nombreux militants tant à la FGTB que dans d’autres organisations et cela c’est positif.
A Charleroi, un comité de soutien avec les organisations de la gauche radicale (LCR, PTB, PSL, PC…) s’est formé en soutien à l’appel du 1er mai. Comment vois-tu la place et le rôle des formations de la gauche radicale dans cette perspective de construction d’une alternative politique anticapitaliste sur le plan politique et électoral ?
Je n’ai aucune carte de parti politique et je n’ai pas de leçon à donner en la matière. Ceci dit, je constate qu’il y a un terreau fertile pour la construction d’une telle force politique, pour un rassemblement de gauche. Un tel rassemblement doit être conscient des difficultés qu’il lui faudra surmonter et il faut procéder par étape, e fixer des objectifs réalistes et réalisables pour éviter de s’essouffler. Ainsi, dans un premier temps, s’il dépassait les 5% pour une représentation parlementaire, ce sera déjà une très belle victoire que de pouvoir, de ce fait, se faire entendre au sein du Parlement. Ce rassemblement anticapitaliste devrait se positionner en tant que tel sur le champ politique et électoral pour relayer et porter les aspirations et revendications du monde du travail à ce niveau-là.
Pour les élections de 2014, quelle interpellation souhaiterais-tu faire éventuellement à ces organisations qui font partie du comité de soutien à l’appel de la FGTB de Charleroi ?
Pour construire, il faut se rassembler. Il y a toujours un risque que les intérêts différents, les ambitions personnelles, les idéologies, les références, les histoires propres à chacun des partis fassent capoter le projet, la dynamique unitaire anticapitaliste pour les élections de 2014 et après. Mais la gauche c’est cela, c’est oser se mettre au service du collectif, c’est voir ce qui nous rassemble plutôt que ce qui pourrait nous diviser car le projet de société que nous partageons est plus important que nos égo.
Aujourd’hui, plus qu’hier encore, il est nécessaire de faire entendre dans l’institution parlementaire la voix de la gauche anticapitaliste.
Pour les différentes élections en mai 2014, il m’apparait également important que les organisations politiques, qui soutiennent l’appel de la FGTB de Charleroi, portent des listes de manière cohérente et unitaire d’emblée au niveau wallon, francophone. Une manière de renforcer la visibilité, la crédibilité et l’impact de cette nouvelle dynamique. Et, quoi qu’il advienne du résultat électoral, cela ne devrait surtout pas remettre en cause la construction et le développement de cette nouvelle force politique anticapitaliste, unitaire, qui est un espoir pour le monde du travail.
Propos recueillis par Denis Horman, 30 septembre 2013
© photo : R. Kh.