Dans ce texte, initialement paru en langue anglaise en 2014, la féministe et sociologue américaine Johanna Brenner retrace la débâcle néolibérale de ces dernières années, et l’impact, aussi profond que délétère, qu’elle eut sur le mouvement féministe mondial. Et en appelle, pour penser de nouvelles alternatives émancipatrices et sociales (à même de fédérer sur des bases larges et inclusives, c’est-à-dire prenant en compte, en plus du combat de classe, les inégalités liées à l’ethnie ou l’orientation sexuelle), à puiser dans la riche et incontournable tradition féministe socialiste et ouvrière.
Plusieurs décennies après les jours enivrants du féminisme de la seconde vague [1960-1980], aux Etats-Unis, il est pénible de reconnaître que les heures révolutionnaires du mouvement ne sont plus qu’un vague souvenir. Dans le même temps, des aspects constitutifs du féminisme libéral ont été intégrés à l’agenda politique de la classe dirigeante. Les idées de ce courant ont été mobilisées sur la base d’une large gamme d’initiatives néolibérales — comme l’austérité, les guerres impériales ou les réformes structurelles. Il est évidemment important de comprendre comment tout cela s’est produit. Mais certaines explications récentes, fournies par des universitaires féministes, nous orientent dans une direction malheureuse. Ces auteur.e.s affirment que le féminisme de la seconde vague, avec sa tendance excessive à considérer les droits légaux et le travail salarié comme une voie vers l’égalité, aurait sans le savoir préparé le terrain pour le néolibéralisme. Il peut être réconfortant de penser que leféminisme radical avait atteint une telle maîtrise sur les résultats des luttes — si c’était le cas, nous pourrions aujourd’hui corriger nos erreurs, changer nos idées et reconquérir notre ancrage révolutionnaire.
« Alors que les militants sentent bien que les anciennes manières de faire de la politique à gauche ne fonctionnent plus, le féminisme socialiste peut s’avérer très fructueux. »
Je veux néanmoins défendre une thèse différente : l’intégration partielle du féminisme libéral à l’ordre économique, politique, culturel et social du néolibéralisme s’explique davantage par l’émergence d’un régime d’accumulation du capital qui a foncièrement restructuré les économies mondiales, au Nord comme au Sud. Dans les pays du Nord, le début de ce nouveau régime a été marqué par l’offensive des employeurs contre la classe ouvrière, l’État-providence et les institutions historiques de défense des ouvriers et des employés : les syndicats et les partis sociaux-démocrates. Cette offensive a provoqué l’avènement du néolibéralisme et engendré une réaction aussi violente que victorieuse contre les demandes radicales des militant.e.s féministes, antiracistes, des peuples indigènes et des autres. Si le néolibéralisme a étouffé les promesses radicales du féminisme de la deuxième vague, il a également créé la base matérielle pour le renouvellement et l’expansion de mouvements féministes socialistes, menés par des femmes issues des classes populaires (qu’elles soient employées légalement, au noir, effectuent un travail agricole ou non salarié). De plus, les discours politiques et les stratégies d’organisation du féminisme socialiste au XXIe siècle constituent une ressource pour une gauche en difficulté. Alors que les militants sentent bien que les anciennes manières de faire de la politique à gauche ne fonctionnent plus et sont en recherche d’alternatives, le féminisme socialiste peut s’avérer très fructueux.
Au sein du féminisme de la seconde vague, le discours politique dominant n’était pas un féminisme progressiste classique – c’est-à-dire un féminisme cherchant à éliminer les freins à l’exercice par les femmes de leurs droits individuels – mais plutôt ce que j’appellerais un féminisme « des droits sociaux¹ ». (En dehors des États-Unis, là où il y avait des partis de gauche à proprement parler et où les discours politiques étaient plus ouverts aux militantes féministes, ce courant pouvait s’appeler « le féminisme social-démocrate ».) Les féministes des droits sociaux partagent l’engagement du féminisme progressiste-libéral en faveur des droits individuels et de l’égalité des chances, mais elles vont bien plus loin. Elles souhaitent mettre en place un État étendu et engagé, pour répondre aux problèmes des femmes qui travaillent, pour réduire le fardeau de la double journée de travail et pour améliorer la place des femmes (en particulier des mères) sur le marché du travail. Des services publics doivent permettre de socialiser les soins à la personne [en anglais, the care] et le domaine des soins doit relever, dans une plus large mesure, d’une responsabilité sociale (par exemple, grâce à des congés parentaux payés ou à des allocations pour les femmes qui s’occupent de membres de leur famille en situation de handicap).
Les femmes les plus riches du groupe des cadres forment la base sociale du féminisme progressiste classique. À l’inverse, le féminisme des droits sociaux se fonde sur la partie basse du groupe des cadres— avec, en particulier, des femmes employées dans l’éducation, les services sociaux et la santé. Les femmes qualifiées « de couleur » sont plus susceptibles d’être employées dans ce secteur que dans le secteur privé. Les militantes syndicales ont aussi joué un rôle significatif dans la conduite et l’organisation du féminisme des droits sociaux. Le moins que l’on puisse dire, c’est que les relations sont ambivalentes entre les femmes en situation de précarité ou issues des classes populaires et les femmes cadres de la classe moyenne, dont le travail consiste à récupérer et à réguler ceux que la société définit comme problématiques – les pauvres, les malades, les déviants, les adeptes d’une sexualité minoritaire ou les mal-éduqués. Ces tensions de classe rejaillissent sur les mouvements féministes, notamment lorsque les militantes des classes moyennes revendiquent de représenter les femmes des classes populaires.
« La manière dont ces différences de classe s’expriment dépend considérablement d’autres éléments d’identification sociale, comme la race/l’ethnie, la sexualité, la nationalité et la validité. »
La manière dont ces différences de classe s’expriment dépend considérablement d’autres éléments d’identification sociale, comme la race/l’ethnie, la sexualité, la nationalité et la validité. Les pratiques militantes des féministes de la classe moyenne varient également énormément en fonction du degré de militantisme, d’auto-organisation et du poids politique des femmes des classes populaires. Un exemple démontre avec force cette dynamique dans la première moitié des années 1970. Dans le contexte du mouvement des Noirs pour la justice économique, mené par les ouvriers et les employés noirs ainsi que par le mouvement pour les droits sociaux – la frange ouvrière-féministe du mouvement des droits civiques –, les féministes socialistes ont adopté un programme visionnaire et rassembleur d’expansion du soutien public aux travaux de soin à la personne. En 1971, une coalition de féministes et d’organisations en faveur des droits civiques a ainsi pu obtenir une législation qui devait faire de la garderie un service financé par l’État, proposé à tous les enfants qui en auraient besoin. Bien que, de façon indéniable, les féministes voyaient dans cette mesure un élément crucial pour l’emploi des femmes, elles n’en ont pas pour autant restreint le bénéfice aux mères effectuant un travail salarié. Le programme comprenait des services médicaux, alimentaires et nutritionnels pour les enfants de la petite enfance à l’âge de quatorze ans. Ces prestations devaient être proposées à des tarifs progressifs. Le Président Nixon a opposé son véto à la proposition de loi, mais l’organisation autour du projet s’est poursuivie tout au long des années 1970.
L’Organisation nationale des droits sociaux [National Welfare Rights Organization — NWRO] a stimulé et nourri les réflexions du féminisme socialiste. Le plus intéressant en ce qui concerne la NWRO, c’est sa capacité à concilier des revendications que les philosophes, les avocats et les universitaires ont tendance à mettre en concurrence. En deux mots, l’organisation a aboli la distinction entre les demandes formulées en termes de « besoins » et celles formulées en termes de « droits ». Les discours politiques « maternalistes » sont typiques des demandes en termes de besoins — ceux qui les propagent s’appuient sur les besoins des enfants et revendiquent la capacité exclusive de leur mère à y répondre. À l’inverse, la volonté de mettre en place des pratiques professionnelles indifférentes au genre ou un égal accès à la formation professionnelle représente, par excellence, une demande en termes de droits, insistant sur l’extension aux femmes de droits déjà garantis aux hommes.
La NWRO a pris position en faveur d’un revenu minimum universel garanti pour les mères élevant seules leurs enfants. Selon l’organisation, les femmes en situation de précarité doivent être laissées libres en matière d’éducation ; elles sont, elles-mêmes, les seules autorités légitimes pour déterminer les besoins de leurs enfants. Elles doivent recevoir un soutien économique et bénéficier de services sociaux, qu’elles soient mères au foyer ou exercent un travail salarié. Les militant.e.s des droits sociaux ont également critiqué le fait que les programmes de lutte contre la pauvreté orientent systématiquement les mères seules vers des formations pour des emplois traditionnellement féminins, faiblement payés, en tant qu’employées de bureau. Finalement, ils-elles associent leur revendication (que la maternité soit reconnue comme un travail digne de valeur) à celle de l’autonomie financière des femmes et au droit des mères à se déterminer librement, en matière de choix éducatifs. Ce positionnement politique reliant les droits individuels et la réponse aux besoins s’est également reflété dans la remise en question apportée par les femmes de couleur au mouvement pro-choix. Alors que les ailes radicales et libérales du mouvement féministe se concentraient sur le droit des femmes à disposer de leur corps – et sur le droit de refuser la maternité –, les femmes pauvres de couleur subissaient une attaque d’une nature différente : la stérilisation forcée dans les hôpitaux publics où elles accouchaient. Parallèlement, le mouvement des droits sociaux s’occupait d’organiser les femmes pauvres, et en particulier les femmes noires, pour faire face au dénigrement de leur maternité et à la stigmatisation de leur sexualité.
« Déplacer la responsabilité de ces soins du plan individuel vers le plan social exigeait alors, et exige toujours aujourd’hui, de redistribuer la richesse du capital vers les travailleurs. »
En intégrant les idées des militantes de couleur issues des classes populaires, les féministes socialistes ont construit un discours politique autour du « droit à l’enfantement » qui va au-delà du droit des femmes à disposer de leur corps. Le droit à l’enfantement inclut le droit à être mère et à élever des enfants dans la dignité et la santé, dans un quartier sûr, avec un revenu et un logement appropriés. Cette palette des droits entourant l’enfantement dessine un programme de réformes non réformistes. Certaines demandes peuvent être portées et conquises dans un système capitaliste – par exemple, l’interdiction des stérilisations racistes ou des discriminations à l’encontre des mères lesbiennes –, mais une adoption en bloc du programme serait incompatible avec ce mode de production. À cet égard, les revendications autour du droit à l’enfantement articulent le féminisme à la lutte contre le capitalisme. À son apogée, le féminisme de la seconde vague s’est prononcé en faveur de la socialisation des soins à la personne. Déplacer la responsabilité de ces soins du plan individuel vers le plan social exigeait alors, et exige toujours aujourd’hui, de redistribuer la richesse du capital vers les travailleurs.
Une responsabilité sociale pour les soins à la personne nécessite l’accroissement des biens publics, qui, à son tour, requiert la taxation de la richesse et des profits. Indemniser les travailleurs-ses pour le temps passé à des activités de soins (comme c’est le cas avec le congé parental) revient à accroître la part des allocations payées, au détriment de la part de profits possibles. De plus, exiger (légalement ou par contrat) que les entreprises aménagent ou rémunèrent le temps passé à des soins à la personne à l’extérieur du travail implique de s’immiscer dans le contrôle exercé par l’employeur sur le lieu de travail, et provoque des résistances dans le secteur privé — où les emplois continuent à être organisés comme si les travailleurs-ses ne prenait pas en charge les soins. En d’autres termes, socialiser les soins à la personne exige de s’attaquer au pouvoir capitaliste de classe. C’est ici que s’effondre le féminisme des droits sociaux du XXe siècle. S’attaquer au pouvoir capitaliste de classe exigeait que s’établît un mouvement de rupture sociale large, militant – un front anticapitaliste qui aurait relié féminisme, anti-racisme, droits des gays et des immigrés aux luttes des syndicats et des travailleurs. Au lieu de cela, on vit plutôt émerger des syndicats bureaucratiques, sclérosés, organisés par intérêts sectoriels et n’ayant ni l’envie ni la capacité de construire quelque mouvement que ce soit.
C’est dans les années 1970, précisément au plus fort du féminisme des droits sociaux, que le raz-de-marée de la restructuration capitaliste a déferlé, inaugurant une ère nouvelle d’offensive contre la classe ouvrière (qui avait peu de moyens de se défendre). Comme les populations se démenaient pour survivre dans le nouvel ordre mondial, comme les capacités d’action et les solidarités collectives s’éloignaient, comme la concurrence et l’insécurité montaient d’un cran, comme le chacun-pour-soi devenait la règle, la porte était grande ouverte pour que les idées néolibérales deviennent hégémoniques. Coincées entre une classe ouvrière démobilisée et un parti démocrate submergé par le néolibéralisme, les féministes des droits sociaux issues de la classe moyenne ont commencé à s’adapter aux réalités politiques existantes. Par exemple, en délaissant la doctrine du « et l’un, et l’autre », prônée par la NWRO, les militantes de la classe moyenne ont abandonné le discours maternaliste – « les jeunes enfants ont besoin d’être auprès de leur mère » –, qui, bien que problématique, avait participé à leur défense du revenu des mères isolées.
« S’attaquer au pouvoir capitaliste de classe exigeait que s’établît un mouvement de rupture sociale large, militant – un front anticapitaliste qui aurait relié féminisme, anti-racisme, droits des gays et des immigrés aux luttes des syndicats et des travailleurs. »
Puis elles ont adopté des discours néolibéraux, face aux attaques bipartisanes selon lesquelles l’État-providence encouragerait la dépendance. Les militantes ont embrassé l’idée que le salariat était la condition de l’autonomie, bien que, à l’évidence, le travail précaire, sous-payé, proposé à la masse des mères isolées ne permettait pas de vivre dignement, bien que les allocations de garde d’enfants (proposées aux plus démunies) étaient insuffisantes pour une garde de qualité, bien que les programmes de garde après l’école pour les enfants plus âgés étaient inabordables. En d’autres termes, le féminisme des droits sociaux de la deuxième vague n’a pas tant été coopté qu’il a été marginalisé. Et dans le contexte de pareille défaite, c’est sans surprise si les idées féministes libérales ne sont pas seulement déplacées vers le centre de l’échiquier politique mais ont trouvé à s’intégrer à un régime néolibéral dont l’hégémonie était grandissante. L’ironie, c’est que, tandis que les militantes issues des classes moyennes se déplaçaient vers la droite, les féministes des classes populaires, surtout dans les syndicats comptant beaucoup ou une majorité de femmes, obtenaient de réels succès. Elles ont augmenté la représentativité des femmes dans les rôles dirigeants, poussé leurs syndicats à soutenir les mobilisations politiques en faveur de la légalisation de l’avortement (par exemple, la campagne « pro-mariage, pro-choix » de la CLUW), se sont opposées à la discrimination des personnes LGBT et ont exigé que le dialogue social intègre à son ordre du jour le « à travail égal, salaire égal » ou encore l’indemnisation du congé parental. Cependant, ces réussites ont été vidées de leur contenu alors que les syndicats ont rapidement perdu du terrain, même à la table des négociations.
Il est instructif de retracer cette histoire. Le féminisme et les autres mouvements de lutte contre l’oppression doivent former un mouvement transversal aux classes sociales et, à ce titre, poser la question : « Qui aura l’hégémonie à l’intérieur de ces mouvements ? » À qui appartiennent les visions du monde fondant les exigences du mouvement, comment celles-ci devront-elles être articulées et justifiées, et comment le mouvement lui-même sera-t-il organisé ? En temps normal, la réponse à ces questions est : la classe moyenne. Cependant, de la même manière qu’il y a eu un mouvement de radicalisation au sein du féminisme de la seconde vague, quand des membres des classes populaires entrent sur la scène politique, les rapports de pouvoir dans les mouvements sociaux peuvent se déplacer. Au XXIe siècle, les femmes sont montées sur la scène politique mondiale au sein d’une étonnante variété de mouvements. Dans les pays du Sud, alors que les femmes se font évincer, sont employées dans des travaux précaires, mènent leur foyer et se battent pour survivre dans des campements informels ou des bidonvilles, elles ne participent pas seulement de façon cruciale aux mouvements pour un socialisme du XXIesiècle, elles bâtissent également des projets d’organisation émanant de la base, qui remettent en cause les formes patriarcales d’organisation, de direction et de revendications.
Dans les pays du Nord, ces projets issus de la base ont intégré de nouvelles formes d’organisation de travailleurs (telles que le mouvement des travailleurs domestiques), reposant sur la capacité à mobiliser les membres et à construire des alliances au sein des communautés. Bien qu’ils ne soient pas parfaits, bien sûr, ces différents projets féministes socialistes, au Nord comme au Sud, dans les communautés ou sur le lieu de travail, proposent dans leur aspect le plus positif de nouveaux discours sur l’égalité de genre, de nouveaux modes d’organisation et de nouvelles visions de la démocratie participative. L’engagement des féministes socialistes en faveur de l’auto-gestion les amènent à soutenir des structures organisationnelles non hiérarchiques et démocratiques et, de ce fait, plus inclusives. L’attention à l’intersectionnalité comme guide tant du programme que du discours politique – dans les demandes que le mouvement formule et le langage qui les exprime – ouvre un terrain sur lequel les grands clivages sociaux peuvent être surmontés davantage que reproduits.
Comprendre de quelle manière le lieu de travail, le foyer et la communauté sont reliés mène à des modes d’organisation plus efficaces et à une plus grande ouverture à des stratégies de coalition, en tissant des liens entre ce qui est souvent vu comme des sujets ou des luttes différentes et cloisonnées. La vision féministe socialiste de l’aptitude à diriger et de son développement encourage les capacités des militantes à s’engager dans le processus de décision démocratique et dans la collectivité. La reconnaissance du fait que l’affectif, les émotions et la sexualité sont toujours présents et façonnent les relations sociales encourage la réflexivité des militantes, l’empathie et le respect pour des manières différentes d’être au monde. Si nous devons construire un socialisme du XXIe siècle, il est alors temps de se pencher sur le féminisme socialiste des XX et XXIe siècles, et de déplacer sa théorie et ses pratiques des marges vers le centre de la gauche radicale.
NOTES
1. Choix de traduction pour « social-welfare feminism ».
Texte adapté de Socialist Studies, Vol 10, No 1 (2014), publié en anglais dans la revue Jacobin en août 2014 (sous le titre « The Promise of Socialist Feminism »), et traduit pour Ballast, avec l’aimable autorisation de Johanna Brenner, par Jeanne Chevalier et Vidal Cuervo.
Source : BALLAST