Hommage à l’écrivain colombien Gabriel « Gabo » García Márquez, décédé le 17 avril 2014, par Juan Carlos Monedero, politiste espagnol, proche du mouvement 15-M et participant du projet Podemos. Ce texte est initialement paru en espagnol sur le blog de l’auteur.
On célébrait Gabo ces jours-ci à Bogota. Cela coïncidait avec la journée de la Dignité des victimes, le 9 avril, jour où l’oligarchie assassina Gaitán,1 qui était du peuple, et commença une fusillade qui n’est toujours pas finie.
Au centre culturel la Candelaria, face au Musée Botero, une collection de photos retraçant le parcours de sa vie ornait les murs. Il ne manquait ni Fidel Castro en train de regarder les montagnes, ni l’œil au beurre noir infligé à son ami d’alors par Vargas Llosa, quand ce dernier était déjà un excellent écrivain mais pas encore un pathétique autoritaire. Il ne manquait pas non plus l’exil au Mexique – parce que les puissants qui disent aujourd’hui pleurer Gabo voulaient auparavant le tuer, comme il arriva aussi à Mandela, puisqu’il partageait les sentiments de son peuple. Il avait dit qu’il ne viendrait plus jamais en Espagne parce que nous traitions les siens comme des animaux et que nous exigions d’eux un visa alors qu’ils nous avaient toujours accueillis à bras ouverts. L’Académie royale espagnole, celle sur laquelle pissait Valle Inclán, ne dit rien à l’époque, elle se tut avec ce lâche silence des puissants. Aujourd’hui ses histrions vont sans doute surjouer la rage et le désespoir.
Une photo démentait tous ceux qui, en dehors de la Colombie, veulent inventer des mérites à García Márquez qu’il n’a jamais revendiqué : Álvaro Mutis2 en train de lui offrir Pedro Páramo3 tout en lui disant « Tenez, prenez-en de la graine ». Telle fut l’origine du réalisme magique. Tout le monde le sait à Macondo.4 Parce qu’il n’est de réalisme magique qui ne traverse le continent. Ce qui appartient à tous ne doit pas appartenir à quelqu’un. Parce qu’on tua les indiens de l’Amérique latine, on lui amena des noirs de l’Afrique pour travailler dans les plantations, on les obligea à compter les blancs sans vergogne parmi leurs grands-pères et arrières-grands-pères, et à tant aller et venir pour retrouver leur être, ils restèrent au milieu de tous les chemins. En Amérique latine, le réalisme magique fait partie de la vie quotidienne. « En Amérique latine, Kafka est un écrivain naturaliste (costumbrista) ».5 Les gens du peuple, les « puro pueblo », ne savent pas qu’ils sont des êtres magiques, mais ils le sont. Sinon, comment auraient-ils pu supporter autant de douleur ?
Le peuple ne pleure pas García Márquez dans les salons officiels. Ce peuple-là fête García Márquez sur le passage des colporteurs et en buvant du tinto, comme on appelle le café noir dans ces terres. Ses livres, piratés, se trouvent sur tous les stands improvisés sur les trottoirs, et ce peuple de poètes et de lévitateurs dépose à même le pavé chacune de ces années de solitude du continent, chacun des généraux et colonels qui pleuraient pour avoir reçu une lettre ou pour n’en avoir pas reçu, le Bolivar rêveur qui avait échu en partage à García Márquez, s’agissant de romancer la vie des Libertadores, la candide Eréndida, traitée de putain alors que la vraie fille de pute était sa grand-mère, qui faisait du besoin d’amour de sa petite fille un fond de commerce, comme le font les multinationales avec la faim du monde. Là-bas, parmi des éditions Salvat6 de romans classiques et une traduction sans auteur de Hamlet, L’Automne du patriarche, les coins de la couverture cornés, comme s’il avait voyagé dans le sac-à-dos de quelque paysan rebelle tué dans une embuscade, pour devenir le butin du soldat de dix-huit ans qui après l’avoir tué partagea le roman pour se sentir sans le savoir partie du cadavre. Peu importe la mort annoncée en Colombie, puisque chaque jour la mort se balade dans ces rues. Et si elle a de l’argent, elle peut même monter dans le bus « Transmilenio » pour arriver plus vite à Ciudad Bolivar où habitent les pauvres. Tout le monde sait en Colombie que García Márquez écrivit la Chronique d’une mort annoncée pour que les journalistes fainéants répètent le titre à satiété sans pouvoir entacher le roman pour autant. Vie et mort tout le temps. Comment peux-tu mourir, Gabo, s’il est impossible de traverser le Marché aux puces de Bogota sans voir le reflet de tes livres dans chacun des miroirs écorchés ?
On lui donna le Prix Nobel de littérature, mais ce fut à l’envers. Il refusa de s’habiller en pingouin ridicule et reçut le prix avec son « liquilique »7 de lin – comme celui que portait Chávez, son ami, quand le Venezuela commença à se réinventer – en donnant au roi de Suède la dignité que celui-ci n’eut jamais parce qu’il n’avait pas encore donné le Nobel de la paix à Obama, mais il l’avait déjà donné à Kissinger (un autre qui voulut toujours voir mort García Márquez). Il ne renonça jamais à l’amitié avec Fidel. Pas même dans les temps irréconciliables des exécutions de quelques malheureux qui crurent monter dans un radeau pour s’enfuir vers les États-Unis sans savoir qu’ils montaient dans un radeau pour faire la guerre à une île désobéissante. García Márquez fut inébranlable : les problèmes de l’Amérique latine sont les problèmes des latino-américains. Enlevez donc vos sales mains de nos terres.
Les librairies officielles vont vendre beaucoup de livres du Nobel désobéissant ces jours-ci. Mais la Colombie poursuit son chemin entre les étals des camelots. Un autre qui voulut toujours tuer Gabo, le Procureur de Colombie Alejandro Ordoñez, a destitué lors d’une opérette de Macondo, le maire Gustavo Petro, sans savoir que celui-ci porte dans la poche une épée de Bolivar offerte par García Márquez pour sortir le pays de sa solitude répétée. La Colombie est un roman interminable arrosé d’eau de vie d’Antioquia.
Au moment même où je prenais un tinto à l’angle de la rue de la Fatiga et de la Carrera Séptima, à côté de la Place Bolivar, García Márquez me demanda quelques pièces habillé de la pauvreté noire du peuple : « Excusez-moi de vous déranger, mais je n’ai pas mangé aujourd’hui et mes tripes rugissent comme un tonnerre ». Des notes dépassaient de sa chemise déchirée. Je pus regarder du coin de l’œil ce qui émergeait de ces dignes loques : « Aureliano Buendía, las d’attendre dans le ciel des justes, se décida à retomber dans Macondo. A peine arrivé, il demanda l’assistant du régisseur et, posant sur la table bien rangée sa grande épée, lui dit : ‘Dis-donc, mon petit gars…’ ».
« – Bien sûr mon frère, prenons ce tinto ! Et pendant ce temps-là, je peux lire tes notes ? »
Traduit de l’espagnol par Bettina Ghio.
- 1.NdT : Jorge Eliécer Gaitán Ayala, héros du peuple colombien (son image figure sur les billets de mille pesos), fut assassiné à Bogota le 9 avril 1948 alors qu’il était candidat à la présidentielle de 1950, dans le cadre d’une éruption de violence connue sous le nom deNueve de Abril (ou Bogotazo). Cette date marque le début de « La Violencia », une période de guerre civile qui dura jusqu’à 1960, mais la violence d’État déclenchée à ce moment-là perdure jusqu’à aujourd’hui sous des formes diverses de répression militaire et paramilitaire.
- 2.NdT : Poète et écrivain colombien.
- 3.NdT : Roman célèbre de l’écrivain mexicain Juan Rulfo (1955).
- 4.NdT : Village fictif où se déroule l’action du roman Cents ans de solitude (1967) qui a fait connaître García Márquez du grand public.
- 5.Ndt : Cette expression à l’auteur inconnu semble être devenue proverbiale. Elle a de multiples interprétations et variantes concernant différents pays d’Amérique latine.
- 6.NdT : Maison d’édition espagnole, connue pour ses encyclopédies et ses classiques scolaires.
- 7.NdT : Tenue traditionnelle colombienne.
Source : contretemps